« Pourtant, il y a une lucidité qui nous vient parfois dans ces moments-là, quand on se surprend à regarder le monde à travers ses larmes, comme si elles servaient de lentilles pour rendre plus net ce qu’on regarde. »
Jean Hegland, Dans la forêt
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« Pourtant, il y a une lucidité qui nous vient parfois dans ces moments-là, quand on se surprend à regarder le monde à travers ses larmes, comme si elles servaient de lentilles pour rendre plus net ce qu’on regarde. »
Jean Hegland, Dans la forêt
Dans la forêt, le roman de Jean Hegland (1996, traduit de l’américain par Josette Chicheportiche, 2017), a déjà touché de très nombreux lecteurs, et pas seulement les amateurs de « Nature Writing ». Ce succès, une réputation fameuse gêne parfois l’entrée en lecture, pas ici. « C’est étrange, d’écrire ces premiers mots, comme si je me penchais par-dessus le silence moisi d’un puits, et que je voyais mon visage apparaître à la surface de l’eau – tout petit et se présentant sous un angle si inhabituel que je suis surprise de constater qu’il s’agit de mon reflet. »
Cette première phrase est de Nell, à qui sa sœur Eva a offert un cahier vierge pour Noël, leur premier Noël depuis qu’il n’y a plus ni électricité, ni téléphone, ni internet, ni essence pour aller à la ville, ni marchandises dans les magasins, ni écoles, ni banques – un Noël d’orphelines « qui ont fait naufrage ». Un Noël de souvenirs : le Messie de Haendel dans le lecteur CD, la promenade avec leurs parents dans la forêt verte, les lumières du sapin, les cartes de vœux… Puis leur mère est tombée malade, le cancer l’a emportée, et leur père est devenu « distant et silencieux ».
A Eva, Nell a offert des chaussons à pointes qu’elle a réparés comme elle pouvait. Elle aurait préféré lui offrir de l’essence pour faire fonctionner le groupe électrogène et « qu’elle puisse laisser la musique la pénétrer à nouveau jusque dans ses os », la musique qui lui manque tellement – Eva n’a plus que le métronome pour s’exercer dans le studio de danse aménagé par son père.
Comment vivre au quotidien sans toutes ces choses dont elles n’ont pas appris à se passer ? Heureusement, dans la maison familiale près d’une clairière, elles ont un toit et leurs poules et des réserves de nourriture dans le garde-manger, « plus qu’il n’en faut pour tenir » jusqu’à ce que cette période de bouleversements se termine, pensent-elles.
Nell, 17 ans, s’apprêtait à entrer à Harvard ; en guise d’apprentissage, privée d’ordinateur, elle entame la lecture complète de l’Encyclopédie, de A à Z. Eva, un an plus âgée, devait entrer dans le corps de ballet de San Francisco, elle s’exerce tous les jours pour garder ses acquis. Les coupures de courant ont d’abord été brèves, puis de plus en plus fréquentes, et peu à peu leur vie d’avant a disparu et elles ont pris de nouvelles habitudes pour faire face et survivre.
Leur mère était danseuse, sa carrière a été brisée par un accident. Leur père estimait que la jouissance de la forêt et de la bibliothèque municipale, leur mère à la maison pour les nourrir et leur expliquer les mots nouveaux, valaient mieux que l’école et les heures perdues en trajets : « Eva et moi étions donc libres de nous promener et d’apprendre à notre guise. »
Jean Hegland, par la voix de Nell, raconte une vie imprégnée de l’éducation reçue et des souvenirs en même temps qu’un train-train quotidien qui s’adapte aux saisons, aux besoins, aux manques. Les deux sœurs sont très différentes : « La question que je pose sans fin à mon reflet, c’est : Qui es-tu ? Mais cela ne viendrait jamais à l’esprit d’Eva de se demander qui elle est. Elle se connaît jusque dans les moindres os de son corps, les moindres cellules, et sa beauté n’est pas un ornement ; c’est l’élément dans lequel elle vit. »
Au début, elles avaient l’impression de manquer de tout, puis elles ont s’y sont habituées. « Ta vie t’appartient », répétait sans cesse leur mère, ou quand elles se disputaient : « Sa vie lui appartient. Et la tienne aussi. Un jour tu comprendras. » Elle les aimait, mais les laissait souvent seules. « Père gardait tout et ne triait rien » – « Quelle ironie de penser que tout son bazar est peut-être aujourd’hui notre plus grand trésor. »
De mois en mois, de lettre en lettre dans l’Encyclopédie, le temps passe, et des vers apparaissent dans la farine – que leur père leur a appris à tamiser. Mettre le surplus des légumes du potager en conserve, récolter les fruits, tous ces gestes qui permettent de vivre autonomes, il leur en a donné l’exemple jour après jour jusqu’à sa mort.
L’arrivée d’Eli dans leur maison près de la forêt, le garçon dont Nell était tombée amoureuse au temps où elles allaient encore passer des soirées en ville, vient bouleverser l’équilibre construit depuis qu’elles sont seules. Eva l’évite autant que possible, met sa sœur en garde – ce n’est pas le moment de se retrouver enceinte – et Nell chavire, à la fois « nerveuse et vulnérable » et heureuse qu’il s’intéresse vraiment à elle, qu’il fasse même des projets pour eux deux.
Un film dramatique canadien de Patricia Rozema
basé sur le roman de Jean Hegland (2015)
En plaçant ses personnages dans une situation qui les prive de tous les biens et bienfaits de la civilisation, près de la forêt avec ses dangers mais aussi ses ressources, Jean Hegland, qui vit « au milieu des forêts de Caroline du Nord et partage son temps entre l’apiculture et l’écriture » (quatrième de couverture), réussit à nous captiver par une intrigue pauvre en péripéties, riche en apprentissages et en choix de vie.
J’ai peu parlé de la forêt même, omniprésente dans le récit, c’est pour vous laisser y entrer, à votre tour, par la grâce de ce roman qui va à l’essentiel. « De la beauté à l’état pur, de la poésie, une écriture incomparable. Et une lucidité sur l’état de notre monde qui fait presque peur. » (Bonheur du jour)
« C’est pourquoi, tandis que les femmes ont le sentiment du beau, les hommes ont celui du sublime. » J’ai cité cette phrase lue dans le Court traité du paysage sans la placer suffisamment dans son contexte : un large extrait de Kant y précède la conclusion d’Alain Roger au sujet de cette distinction du grand philosophe allemand entre le sentiment du beau et le sentiment du sublime dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764).
Kant y traite dans une section « De la différence du sublime et du beau dans le rapport des sexes » et dans une autre « Des caractères nationaux, en tant qu’ils reposent sur le sentiment différencié du sublime et du beau ». Je vous renvoie au billet critique de Mediamus (23/10/2007) à qui certains de ses commentateurs reprochent une lecture anachronique du discours de Kant. Et, pour qui serait intéressé, voici un texte de Mme de Staël qui évoque l’ouvrage dans De l’Allemagne, sans s’arrêter à cette distinction entre les sentiments des hommes et ceux des femmes.
En 1846, le professeur J. Barni, traducteur de Kant, considérait que « la plus remarquable partie de ce petit écrit est sans contredit celle où Kant traite du beau et du sublime dans leurs rapports avec les sexes. Il y a là sur les qualités essentiellement propres aux femmes, sur le genre particulier d’éducation qui leur convient, sur le charme et les avantages de leur société, des observations pleines de sens et de finesse, des pages dignes de Labruyère [sic] ou de Rousseau » (page XIV de l’introduction en ligne sur Gallica).
« L’histoire de l’art est énigmatique. Pourquoi la peinture italienne, si novatrice au Trecento, n’a-t-elle pas inventé le paysage ? Pourquoi l’audace d'un Lorenzetti est-elle restée sans lendemain ? On s'accorde à voir dans Les effets du Bon Gouvernement (vers 1340) l’un des premiers paysages occidentaux.
On mentionne moins souvent, sans doute en raison de leur format, deux minuscules tableaux du même Lorenzetti, conservés à la pinacothèque de Sienne, Château au bord du lac et Ville sur la mer, dont la profondeur est assurément défectueuse, selon les règles des perspectives linéaire et atmosphériques, mais qui témoignent d'une volonté de laïciser le pays, en le libérant de toute référence religieuse.
On aperçoit même, dans l’angle inférieur droit du second tableau, une petite scène, éminemment profane : une femme nue, qui baigne ses pieds dans l’eau d'une crique… Mais, comme le souligne Kenneth Clark, ces paysages « demeurent sans postérité pendant presque un siècle. »
Alain Roger, Court traité du paysage
Ambroglio Lorenzetti, Château au bord du lac (à droite) / Ville sur la mer (à gauche), 1340, Pinacothèque de Sienne
Que regardons-nous, comment regardons-nous quand nous admirons un paysage ? Le Court traité du paysage (1997) d’Alain Roger, paru dans la collection Folio essais, offre une approche « théorique et systématique » du sujet, qui s’applique aux belles vues devant lesquelles nous nous arrêtons pour les contempler (à pied, à cheval ou en voiture) comme aux peintures où l’œil se plaît à entrer (campagne, mer ou montagne dites pittoresques).
« Nature et culture. La double artialisation » : Alain Roger emprunte ce terme à Montaigne – artialisation : transformation par l’art – pour définir, dans le premier chapitre, les concepts utiles à la compréhension de son traité. Pour lui, le paysage est culturel et non naturel : notre regard est influencé par la peinture, la littérature, le cinéma, la télévision, la publicité, etc. « Nous sommes, à notre insu, une intense forgerie artistique et nous serions stupéfaits si l’on nous révélait tout ce qui, en nous, provient de l’art. Il en va ainsi du paysage, l’un des lieux privilégiés où l’on peut vérifier et mesurer cette puissance esthétique. Tel est l’objet de ce livre. »
Dans cette « opération artistique », il distingue deux manières d’intervenir sur l’objet naturel (« artialiser ») : « in situ » ou « in visu ». Comme on distingue la nudité (naturelle) et le Nu (artistique), il distingue le pays et le paysage, distinction lexicale qu’on retrouve dans la plupart des langues occidentales (land-landscape, land-landschap, pais-paisaje, paese-paesaggio, par exemple) : « un pays n’est pas, d’emblée, un paysage (…) il y a, de l’un à l’autre, toute l’élaboration de l’art. »
Thorembais-les-Béguines (VII.2017)
La théorie se mêle ici très rapidement à l’expérience littéraire ou artistique – Wilde, Proust, les impressionnistes ; le « génie du lieu » abordé à travers les mots de Barrès ou les tableaux de Cézanne qui ont créé la Sainte-Victoire ; « le Fuji, cette œuvre d’art, œuvre d’art ancestrale, création d’Hokusaï et de générations de peintres, éminents ou obscurs »…
Alain Roger remonte le temps pour étudier l’évolution du paysage dans la perception humaine : « Du jardin au land art ». La peinture de paysage naît en Occident au XVe siècle dans les villes du Nord (école flamande) et se développe ensuite aux Pays-Bas (XVIIe), en Angleterre (XVIIIe et XIXe), en France « enfin, au XIXe, avec l’école de Barbizon, puis les impressionnistes, ce chant du cygne de la peinture de paysage, qui va décliner quelques décennies après avoir été reconnue comme genre majeur. »
L’apparition de la fenêtre dans le tableau, où le paysage apparaît en miniature, minutieusement peint – le tableau dans le tableau – est une étape décisive dans l’avènement de la peinture de paysage. S’appuyant sur les grands maîtres anciens qui excellent dans cet art, l’auteur montre comment leur sujet évolue : la Campagne d’abord, « pays sage », puis, dès la fin du XVIIe siècle, ces pays « terribles » que sont la Montagne, la Mer, le Désert.
Alain Roger distingue le sentiment du beau et celui du sublime, le premier procurant du plaisir, le second « une sorte d’horreur délicieuse » (Burke), distinction reprise par Kant. J’ai sursauté en lisant ceci que je n’ai pas compris : « C’est pourquoi, tandis que les femmes ont le sentiment du beau, les hommes ont celui du sublime. »
Une vingtaine d’illustrations sont encartées au milieu de ce Court traité du paysage, pourvu de notes et d’un index des auteurs et artistes cités. « Voyage et paysage », « Paysage et environnement », « Maîtres et protecteurs de la nature » (avec une critique virulente du « contrat naturel » selon Michel Serres), l’auteur y aborde les différents aspects du paysage dans le passé et aujourd’hui, avant de terminer sur une note plus personnelle.
« Un paysage peut-il être érotique ? », se demande même Alain Roger, que rien ne destinait à écrire sur cette matière. Il explique dans l’épilogue comment il est devenu un « Raboliot » du paysage. En braconnant à la fois sur les terres des paysans, des esthètes et des écologistes, il a suscité avec son Court traité de nombreuses réactions : le débat reste ouvert.