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littérature italienne

  • Pierre après pierre

    Calvino VO Einaudi.jpg« Marco Polo décrit un pont, pierre après pierre.
    – Mais quelle est la pierre qui soutient le pont ? demande Kublai Khan.
    – Le pont n’est pas soutenu par telle ou telle pierre, répond Marco, mais par la ligne de l’arc qu’elles forment.
    Kublai Khan garde le silence, il réfléchit. Puis il ajoute :
    – Pourquoi est-ce que tu me parles des pierres ? Seul l’arc compte pour moi.
    Polo répond :
    – Sans pierres, il n’y a pas d’arc. »

    Italo Calvino, Les villes invisibles
    (Fin de la série V)

    Couverture originale (1972)

  • Villes invisibles

    Les villes invisibles (1972) d’Italo Calvino sont à présent disponibles en français dans une nouvelle traduction (2019) par Martin Rueff. Celui-ci, auteur de la préface du Métier d’écrire et aussi un de ses deux traducteurs, indique dans une note initiale que « Calvino soutient hautement son parti : Les villes invisibles sont des poèmes en prose. »

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    Voici comment Calvino ouvre ce dialogue imaginaire entre Marco Polo et Kublai Khan : « Il n’est pas dit que Kublai Khan accorde tout son crédit à Marco Polo quand ce dernier lui décrit les villes qu’il a visitées au cours de ses missions et de ses ambassades, mais il est certain que l’empereur des Tartares continue à écouter le jeune Vénitien avec plus de curiosité et d’attention qu’aucun de ses émissaires ou explorateurs. » (Suite de ce texte liminaire ici.)

    Dès le premier texte, le merveilleux apparaît dans la description de « Diomira », ville « aux soixante coupoles d’argent, aux statues de bronze de tous les dieux, aux rues pavées d’étain, au théâtre de cristal, au coq d’or qui chante chaque matin du haut d’une tour » (Les villes et la mémoire, 1). Le deuxième confirme que les villes présentées sont presque toutes nommées d’après des prénoms féminins : « L’homme qui chevauche longuement par des terres sauvages, le désir d’une ville le prend. Il finit par arriver à Isidora, … »

    L’invisibilité des villes ouvre tant au merveilleux qu’au rêve. « Isidora est donc la ville de ses rêves : à une différence près. La ville rêvée le contenait lui encore jeune ; il arrive à Isidora déjà vieux. » (Les villes et la mémoire, 2) Même les thèmes indiqués en tête de ces séquences de deux ou trois pages ont de quoi troubler – « Les villes et le désir », « Les villes et les signes », « Les villes élancées » etc. On peut y voir des interférences. « La mémoire est redondante : elle répète les signes pour que la ville se mette à exister. » (Les villes et les signes, 2)

    Chacune des neuf parties du livre commence et se termine par un texte en italiques, sorte de commentaire sur les attentes de Kublai Khan et la manière dont « le Vénitien » y répond. Sans tout comprendre – la poésie n’est pas affaire de compréhension, il est vrai –,  j’ai lu Les villes invisibles comme une traversée sans boussole de l’espace et du temps. « En somme, il était indifférent entre eux que les questions et les solutions fussent énoncées à voix haute ou que chacun des deux continuât à les remâcher silencieusement. De fait, ils restaient muets, les yeux mi-clos, étendus sur des coussins, se balançant dans des hamacs, fumant de longues pipes d’ambre. » (Texte d’ouverture de la deuxième partie)

    Plus loin, lorsque Marco Polo précise que « du nombre des villes imaginables, il faut exclure celles dont les éléments s’ajoutent sans un fil qui les tienne ensemble, sans une règle interne, une perspective, un discours », on se souvient qu’Italo Calvino s’intéressait à l’Oulipo. Rappelez-vous ce passage de Si par une nuit d’hiver un voyageur : « On le sait : c’est un auteur qui change beaucoup d’un livre à l’autre. Et c’est justement à cela qu’on le reconnaît. Mais il semble que ce livre-ci n’ait rien à voir avec tous les autres, pour autant que tu te souviennes. Tu es déçu ? »

    Dans Les villes invisibles, je suis parfois restée à distance des villes décrites, mais jamais des commentaires en italiques, éclairant les enjeux du dialogue entre Marco Polo et l’empereur de Chine. Ils m’ont aidée à aller de l’avant, à poursuivre, à me laisser aller au texte sans plus me poser trop de questions. Villes vues de loin, dans l’ensemble, avec leurs édifices, leurs habitants, leurs jardins, villes sur pilotis ou pleines d’escaliers, villes hors du temps où nous reconnaissons des éléments modernes, elles sont toutes « inventées » comme l’écrit Calvino pour présenter une réédition des Villes invisibles en 1993.

    Dans ce texte (repris à la fin du Folio), il explique l’écriture du  livre « pièce par pièce » et son organisation en « 11 séries de 5 textes ». Très éclairante a été pour moi l’analyse de Delphine Gachet sous le titre « Repenser l’utopie citadine : Les Villes invisibles de Calvino ». Elle y rappelle qu’en 1972, l’écrivain italien vivait à Paris et a rejoint l’Oulipo comme « membre étranger ». Il s’intéressait aux « séries de Fourier ». Calvino a opté ici pour une structure qu’un schéma inattendu fait apparaître clairement (§ 17). Dans les Cahiers d’études romanes, Perle Abbrugiati propose une autre approche intéressante : « Visions de l’Ailleurs dans Les villes invisibles d’Italo Calvino ». Ces articles donnent des clés pour mieux aborder cette œuvre si mystérieuse.

  • Acrimonie

    Ferrante les jours Folio.jpg« Ma mère disait à voix basse à ses ouvrières, l’une brune, l’autre blonde : « La pauvrette avait cru que son mari se repentirait et accourrait aussitôt à son chevet pour se faire pardonner. » Au contraire, il était resté loin, prudemment, avec cette autre femme que maintenant il aimait. Et ma mère riait amèrement de l’acrimonie de cette histoire et d’autres en tous points semblables qu’elle connaissait. Les femmes sans amour mouraient vives. C’est ce qu’elle disait tandis qu’elle cousait des heures et des heures et, entre-temps, elle coupait des vêtements sur ses clientes qui, à la fin des années soixante, venaient encore chez elle faire tailler leurs habits sur mesure. Récits, médisances et couture : j’écoutais. Le besoin d’écrire des histoires, c’est là que je l’ai découvert, sous la table, tandis que je jouais. »

    Elena Ferrante, Les jours de mon abandon

  • Pas une femme rompue

    Lire Frantumaglia. L’écriture et ma vie d’Elena Ferrante m’a poussée à ouvrir son deuxième roman, Les jours de mon abandon (2002, traduite de l’italien par Italo Passamonti, 2004). Un jour d’avril, Mario, le mari d’Olga, « tandis que les enfants se chamaillaient comme à l’ordinaire dans une autre pièce », lui annonce qu’il veut la quitter et il s’en va.

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    Olga (la narratrice) se souvient de deux moments où leur vie, en quinze ans de mariage, a déjà été troublée de cette façon, du fait de Mario : après six mois de vie commune et puis cinq ans plus tôt, quand ils habitaient Turin depuis quelques mois et que son mari était attiré par Gina, sa collègue à l’Institut polytechnique, qui leur avait trouvé « un bel appartement donnant sur le fleuve » et avait une fille de quinze ans.

    Au début, Mario revient régulièrement rendre visite à leurs enfants, Gianni et Ilaria. A trente-huit ans, Olga fait front ; il n’est pas question pour elle de ressembler à cette voisine de Naples complètement ravagée par le départ de son mari que sa mère appelait toujours « la pauvrette ». Elle est convaincue, puisque Mario a dit n’avoir rien à lui reprocher, que tout finira par rentrer dans l’ordre. Mais ses visites aux enfants s’espacent, elle sent monter la rancœur et l’angoisse.

    Son désarroi la rend désordonnée, maladroite, et elle décide de mettre son mari « au pied du mur » en l’interrogeant. Elle prépare un repas qu’il aime, mais nerveuse, elle laisse une bouteille de vin lui échapper des mains, puis le sucrier ; elle se coucher avant d’aller chercher les enfants à l’école. Ce soir-là, elle insiste pour savoir s’il y a une autre femme dans sa vie : Mario finit par reconnaître que oui. Puis la situation dégénère : il se blesse la bouche à cause d’un morceau de verre tombé dans la sauce tomate des pâtes et s’en va en hurlant.

    Bouleversée, Olga veut réagir et d’abord sauver les apparences : ne pas laisser voir son désespoir comme « la pauvrette », éviter « de ressembler aux femmes rompues d’un livre célèbre » (La femme rompue de Simone de Beauvoir) que lui avait fait lire son prof de français quand elle avait proclamé, vingt ans plus tôt, qu’elle voulait « être écrivain ».

    Malgré elle, Olga commence à se négliger, se surprend à utiliser un langage obscène, elle qui a toujours veillé à s’exprimer de façon soignée. Elle observe avec terreur comment les choses lui échappent, jusqu’à lui faire craindre d’oublier ce qu’elle a à faire et même ses enfants. Pour se calmer, la nuit, elle écrit des lettres à Mario, et dort le jour. Sa vie devient de plus en plus confuse et les enfants s’en rendent compte.

    Après un appel de Mario sur son portable – la ligne fixe est sans cesse en dérangement –, elle tâche de s’arranger un peu et met l’appartement en ordre pour sa visite, mais la dispute éclate. Il lui faut trouver où il vit Mario avec qui, même si les amis à qui elle a téléphoné sont restés évasifs. Olga se met à errer la nuit, observe leur voisin Carrano rentrer tard dans leur immeuble et trouve par terre son permis de conduire.

    Tous les problèmes domestiques dégénèrent, que ce soit une invasion de fourmis ou qu’Olga se fasse insulter au parc où elle promène Otto, leur chien-loup, qui fait peur aux gens. Après que les enfants, oubliés, sont rentrés seuls de l’école et disent avoir trouvé la porte entrouverte, elle fait changer la serrure. Elle est de plus en plus confuse et sans patience.

    Lorsqu’elle aperçoit un jour Mario et sa nouvelle compagne devant la vitrine d’une bijouterie et qu’elle reconnaît Carla, la fille de Gina, à présent majeure, elle frappe violemment son mari, déchire sa chemise, sans se soucier des gens qui regardent la scène. « Que pouvais-je faire après tout, j’avais tout perdu, tout ce qui était à moi, tout, irrémédiablement tout. »

    Cette dernière phrase du chapitre quinze, à peu près au milieu des Jours de mon abandon, marque le début d’une dérive dans le comportement d’Olga : vis-à-vis de son voisin, de ses enfants, du chien, d’elle-même – qui s’abandonne. Il ne s’agit plus seulement de distraction, d’oubli, mais d’hallucinations, d’une sorte de cauchemar éveillé à côté de sa vie, aux franges de la folie.

    Comme Elena Ferrante l’explicite dans Frantumaglia, il n’était pas question pour la romancière de laisser son héroïne se dissoudre dans l’abandon : au contraire d’Anna Karenine ou d’Emma Bovary, Olga souffre mais lutte, résiste. On ne lâche pas le récit de plus en plus intense de ses débordements et au bout du compte, on verra comment, peu à peu, elle trouve une issue.

  • Manière de regarder

    Calvino le-metier-decrire.jpg« Cher Wahl,

    […] Vous avez organisé et développé des éléments de ma méthodologie narrative, que je m’étais contenté d’évoquer de manière désorganisée : à savoir que mon point de départ est l’image, et que le récit développe une logique interne de l’image elle-même. Vous faites remarquer à juste titre que ce processus logique, lorsqu’il est porté à son extrémité, s’éteint et s’annule dans un troisième moment : le moment de la contemplation.
    […] En bref, ce à quoi je tends, la seule chose que je voudrais pouvoir enseigner, c’est une
    manière de regarder, c’est-à-dire d’être au cœur du monde. Au fond, c’est la seule chose que puisse enseigner la littérature. »

    Extraits de la Lettre 196 à François Wahl – Paris, de Turin, 1er décembre 1960 in Italo Calvino, Le métier d’écrire. Correspondance (1940-1985)