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Passions

  • La gratitude

    VI. « Bref, la gratitude est bel et bien une sorte de conversion : elle consiste à admettre que, ce que l’on a obtenu, on ne le doit pas tant à ses propres mérites qu’à la bienveillance d’autrui ; nous avons du mal à le reconnaître, par orgueil. »

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    © Angelina Drumaux, Bouquet de roses

    Gratitude ou reconnaissance ? Le TLF définit la gratitude comme un « lien de reconnaissance envers quelqu’un dont on est l’obligé à l’occasion d’un bienfait reçu ou d’un service rendu » et comme un « sentiment de reconnaissance et d’affection envers quelqu’un ». Et la reconnaissance ? Le « fait de reconnaître un bienfait reçu, un service rendu, une obligation morale » ou le « sentiment qui incline à se souvenir d’un bienfait reçu et à le récompenser. »

    Voici ce qu’écrit Carlo Ossola dans Les vertus communes : « La reconnaissance implique qu’on « reconnaisse sa dette » ; si l’on éprouve de la gratitude, on admet que « l’on doit quelque chose », pour se donner une impression d’« équité ». Les deux vont de pair : la gratitude sans reconnaissance est une fausse monnaie, mais la reconnaissance sans gratitude est une émotion abstraite, vide de sens, jusqu’à ce qu’on rencontre la personne que l’on doit remercier de la manière la plus franche qui se manifeste à notre esprit. »

    Serait-ce que la gratitude se ressent et s’exprime dans le remerciement, alors que nous éprouvons de la reconnaissance sans forcément le dire ? Il me semble que c’est la nuance apportée par le Larousse des synonymes selon lequel la gratitude « implique des actions par lesquelles on s’acquitte d’obligations contractées » alors que la reconnaissance « ne se dit proprement que du souvenir des bienfaits, accompagné de la conscience qu’on doit quelque chose en retour ». Qu’en pensez-vous ?

  • Victime

    Erdogan Le silence même.jpg« Ma « recette » personnelle – il est certain que nul ne saurait enseigner à l’autre comment exorciser ses traumatismes – est d’approcher chaque existence avec le sens du destin… La littérature commence précisément avec ce sens du destin. Cette coupe avec laquelle je puise dans l’océan amer de notre monde, et surtout de notre propre géographie, si elle m’a permis de goûter à l’amertume de l’autre, alors elle n’aura pas été bue en vain. Mais puis-je vraiment dire que je ne fais aucun tort aux victimes dont j’ai parlé ou que j’ai passées sous silence, et que, cherchant à travers leur souffrance à mettre en mots celle de l’humanité entière, je sais qu’il est nécessaire de lui opposer de l’empathie, du respect, un sens de la justice ? Je n’ai pas d’autre réponse que celle de demander à la victime, en la regardant droit dans les yeux. »

    Aslı Erdoğan, « Victime-ée » in Le silence même n’est plus à toi

  • Chroniques libres

    Physicienne de formation, après un passage au CERN de Genève, Aslı Erdoğan (°1967) s’est tournée vers l’écriture. Publiée dès 1993 avec un premier roman, L’homme coquillage, elle est régulièrement traduite en français. Je la découvre à travers des chroniques réunies dans Le silence même n’est plus à toi (2016, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, 2017).

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    Dans cette trentaine de textes, elle raconte, témoigne, dénonce ce qui l’indigne : des atteintes à la liberté d’expression, l’oppression du gouvernement turc envers les minorités et envers les Turcs qui osent manifester ou défier la censure. Cela lui a valu d’être accusée de terrorisme et d’être emprisonnée, trois ans après avoir écrit Le bâtiment de pierre sur le système carcéral en Turquie. (Aslı Erdoğan n’a aucun lien de parenté avec le président turc.) Libérée en 2017, elle a finalement été acquittée en 2020 ; ensuite l’acquittement a été annulé en 2021, puis rétabli en 2022. Elle vit désormais en Allemagne.

    « Etait-il vraiment chiffonnier, ou bien, comme il l’a laissé entendre, policier en civil, je n’en sais rien. « Il m’a sauvé la vie », me suis-je répété plusieurs fois, je le dis pour m’en convaincre, comme une issue de secours dans la nuit dont je chercherais le code. Elle – la nuit –, j’en ferai un récit personnel, au passé, je lui trouverai une place au milieu des signes de ponctuation. Sans doute que je n’ai pas même dit merci.
    « Couche-toi ma sœur ! A terre ! A TERRE ! » Il hurle autant qu’il peut, cherchant à couvrir le son de la canonnade. Il indique le mur. « Baisse la tête ! »

    « Au pied d’un mur », qui débute ainsi, raconte la nuit du 15 juillet 2016, devant la caserne de Harbiye (tentative de coup d’Etat). Ce texte est disponible en ligne sur le site de l’éditeur. « Notre journal », son parcours à pied sous la pluie pour aller chercher le journal* « à l’unique kiosque » où on le trouve. En chemin, elle s’arrête devant la vitrine d’une animalerie pour y observer trois perruches – jaune, bleue, verte : elles lui rappellent un ami qui en élevait en prison. (*Aslı Erdoğan rendait compte des injustices subies par les Kurdes dans le journal turco-kurde Özgür Gündem, qui a fini par être interdit.)

    Elle ose écrire sur les sujets qui fâchent le pouvoir : « c’est un sophisme grossier de dire qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais de racisme en Turquie. » Rejet des Kurdes, antisémitisme, « Grande catastrophe » (guerre gréco-turque) ou génocide arménien (nié par l’Etat turc)… Titre d’une chronique : « Journal du fascisme : aujourd’hui »

    Le texte éponyme rend hommage au poète grec Georges Séféris avec des vers de Mycènes (Gymnopédie, 1935) traduits par Jacques Lacarrière : « Le silence même n’est plus à toi, / En ce lieu où les meules ont cessé de tourner ». Aslı Erdoğan : « Sobrement, personnellement, simplement : je ne veux pas être complice. Je ne veux pas être complice de ces rafales de balles qui s’abattent sur des femmes, des enfants et des vieillards essayant de s’extirper des décombres, cramponnés à un drapeau blanc. »

    « La liberté est un mot qui refuse de se taire », écrit-elle en saluant quatre universitaires (Esra Munger, Muzaffer Kaya, Kivanc Ersoy et Meral Camci) emprisonnés sur « ordre venu d’en haut » pour avoir déclaré en public « ne pas vouloir être complices des crimes atroces » commis en Turquie contre des rebelles du PKK. « Pour trouver semblables faits dans la longue histoire de l’oppression, il faut remonter à la période nazie, à la Pologne occupée ! »

    Après une Journée de la Femme « qui fut étonnamment colorée, incroyablement enthousiaste, pleine de joie, de passion, d’insoumission et de révolte… », l’autrice critique les journaux qui continuent à propager une morale sexiste, encouragent les menaces à l’égard des femmes. Elle rappelle que la Turquie est classée au 125e rang sur 142 pays en ce qui concerne l’égalité entre hommes et femmes et que les femmes y sont sous-représentées en politique (« Texte du 9 mars »).

    Viols, torture d’Etat, manifestations réprimées… Rapportant des scènes terribles, les chroniques d’Aslı Erdoğan, écrites à la première personne,  traitent de sujets graves, douloureux, indicibles parfois. Elle s’y implique avec sensibilité, poésie parfois, mêlant politique, réflexion sur l’écriture et expérience de l’exil. Elle laisse très souvent des points de suspension – des silences – à la fin de ses phrases. Dans Le silence même n’est plus à toi, chroniques libres d’une femme qui résiste, l’écriture n’est pas qu’un constat, l’écriture est un cri.

  • La loyauté

    carlo ossola,les vertus communes,essai,littérature italienne,vie en société,vertus,culture,loyautéV. « Vous êtes satisfait de l’appartement ? – Oui, c’est l’idéal, ai-je répondu. […] Alors que dois-je faire pour conserver la priorité ? vous signer un engagement écrit ? vous verser une caution ? lui ai-je suggéré. – Ma main ne vous suffit pas ? » Et de serrer fort la mienne…

    Il y a de cela quarante ans et c’est comme si des siècles étaient passés ; la « parole donnée », un engagement de fidélité à soi-même et de loyauté envers l’autre plus fort qu’un compromis devant un notaire, avec caution et clause de sauvegarde, obligations, sanctions et garants. »

    Carlo Ossola, Les vertus communes

  • La franchise

    « Je déclare donc d’emblée ma préférence, dont l’Accademia della Crusca est du reste complice : « Franc (schietto) : pur, sans mélange ; lat. : purus, merus, sincerus » ; avec la glose suivante, essentielle : les « vertus communes » sont toutes quotidiennes, pour les jours ouvrables ; aucune abstraction, aucun modèle, juste l’œuvre du temps. »

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    Source de la photo : Tenuta San Guido

    « La franchise, on le sait, est parfois impatiente et sans ménagements ; ayant dû choisir, je l’ai préférée à la patience, non que celle-ci ne soit pas nécessaire, mais parce que la première a une « prestance » coriace qui résiste aux hommes et aux adversités comme les cyprès de Giosuè Carducci« Les cyprès, hauts et francs, / qui de San Guido à Bolgheri vont / en double file » (Devant San Guido). »

    Carlo Ossola, Les vertus communes