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extrait

  • Des histoires

    Dürrenmatt Portrait.jpg« Y a-t-il encore des histoires possibles, des histoires pour écrivains ? Quand on est de ceux qui n’aiment pas parler d’eux-mêmes, qui se refusent à tirer de leur moi des vérités générales, sur le mode romantique ou poétique, qui ne se sentent pas obligés de dire leurs espoirs et leurs échecs, le plus véridiquement du monde, ni comment et avec qui ils couchent, comme si la véracité pouvait donner à tout cela une portée universelle, alors qu’elle en fait un simple compte rendu médical, psychologique dans le meilleur des cas ; pour peu qu’on cherche au contraire à s’en détourner, préférant s’effacer discrètement et défendre ce qui est de l’ordre du privé, gardant face à soi la matière comme le sculpteur son matériau, travaillant cette matière et grandissant à son contact, tentant, en classique pour ainsi dire, de ne pas désespérer tout de suite, même si personne ne peut nier la pure folie qui surgit de toutes parts, alors l’écriture devient plus difficile et plus solitaire, plus absurde aussi, on se fiche d’une bonne note dans l’histoire littéraire – à qui n’a-t-on pas décerné de bonnes notes, quels torchons n’a-t-on pas encensés, – les exigences de l’heure prennent le dessus. »

    Friedrich Dürrenmatt, La panne (incipit)

    Friedrich Dürrenmatt, Portrait du psychiatre Otto Riggenbach, 1962,
    gouache sur carton, collection Centre Dürrenmatt Neuchâtel

  • Victime

    Erdogan Le silence même.jpg« Ma « recette » personnelle – il est certain que nul ne saurait enseigner à l’autre comment exorciser ses traumatismes – est d’approcher chaque existence avec le sens du destin… La littérature commence précisément avec ce sens du destin. Cette coupe avec laquelle je puise dans l’océan amer de notre monde, et surtout de notre propre géographie, si elle m’a permis de goûter à l’amertume de l’autre, alors elle n’aura pas été bue en vain. Mais puis-je vraiment dire que je ne fais aucun tort aux victimes dont j’ai parlé ou que j’ai passées sous silence, et que, cherchant à travers leur souffrance à mettre en mots celle de l’humanité entière, je sais qu’il est nécessaire de lui opposer de l’empathie, du respect, un sens de la justice ? Je n’ai pas d’autre réponse que celle de demander à la victime, en la regardant droit dans les yeux. »

    Aslı Erdoğan, « Victime-ée » in Le silence même n’est plus à toi

  • Exigence

    Fottorino 2025.jpg« Avec Clara, on s’était connus à peine une année, et pourtant j’avais sans cesse éprouvé cette exigence contenue dans son regard intense, qui me criait « ne me déçois pas », et surtout « ne te déçois pas ». A une expression infime de son visage, je devinais ce qui lui déplaisait, une facilité, une rapidité qui réclamait la lenteur, des mots inutiles. Je me souviens de sa question quand j’osai lui montrer les bribes d’un nouveau roman : « Et toi, Fosco, où es-tu, dans ces pages ? » Clara traquait la jolie écriture qui n’avait rien à dire, les postures ennemies, le paraître, l’esbroufe, la comédie. « Je ne sais pas si j’ai du goût, mais j’ai le dégoût très sûr » (c’était du Jules Renard), provoquait-elle, fustigeant ces écrivains qui ont écrit des livres mais n’ont pas écrit le livre. »

    Eric Fottorino, Des gens sensibles

  • Dans une librairie

    Slimani audio.jpg« Une femme accroupie, ses sacs de courses posés par terre, cherchait un album pour une petite fille. Un vieux monsieur qui s’appuyait sur son parapluie expliqua au libraire qu’il voulait offrir des classiques pour Noël. « Parce que ça fait toujours plaisir. » A la caisse, une jeune femme dans un manteau beige écrivait un mot sur la première page d’un roman. Ce spectacle le rendit heureux et il aurait pu tous les embrasser. Mehdi se fraya un chemin entre les rayons. Il avait trop chaud à présent dans son manteau et il transpirait dans ses bottines fourrées. Il avait envie de tout acheter, des romans et des essais, des livres d’histoire et même des recueils de poésie. Il s’imaginait une vie où il aurait le temps de lire tous ces livres, une vie qui n’aurait pas d’autre but que de pénétrer l’âme des autres et où les voyages seraient immobiles. C’était ça le problème, se dit-il, cette impossibilité à choisir une existence, à s’y tenir, ce désir persistant d’une autre vie que la sienne. Il se retrouva devant le rayon des actualités. Sur une table, il aperçut ce qu’il cherchait. Une pile d’exemplaires de Notre ami le roi qui était interdit au Maroc mais dont tout le monde parlait. »

    Leïla Slimani, J’emporterai le feu

  • Vertige

    Sizun Whistler - Nocturne- Blue and Silver.jpg« C’est un paysage bleu, un nocturne bleu, à cette heure bleue, indécise, de la nuit qui tombe, où le ciel, l’eau et le rivage se mêlent dans une étrange communion de couleurs très douces, sous l’effet d’une lumière presque irréelle, déjà celle de la lune, en ce moment crépusculaire qui n’est ni nuit ni jour. Un moment hors temps. Hors espace. Un moment qui plonge au cœur du mystère de la vie et de la mort. »

    Marie Sizun, Vertige (incipit) in Les petits personnages

    James Abbott McNeill Whistler, Nocturne en bleu et argent, Chelsea, 1871