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extrait - Page 5

  • Pays natal

    Rolin Dulle Griet 1977.jpg« J’étais enfin en mesure de m’arracher à eux par un serment solennel. A partir d’aujourd’hui je ne me servirais plus d’eux, je les détacherais de mon écriture, de mon cerveau, des rognons douillets de ma mémoire. Il ne serait plus question d’eux nulle part. Je n’évoquerais plus mon enfance : frère et sœur, maison, forêt, champs de betteraves et de choux, lac et bois seraient engloutis. Tout cela filait à toute allure et sans ordre d’entre mes lèvres dévorées par les sanglots. Cependant un singulier phénomène se produisait à mesure : Papa et maman – qui étouffaient des bâillements discrets – grandissaient, s’allégeaient. Quand je me suis tue, il était trop tard. Ils avaient profité de ma colère glacée pour me réinvestir. Lubriques, apaisés, ennuyés, ils reposaient de nouveau en moi.
    Je me suis levée avec difficulté. Pas de doute : j’étais une fois de plus enceinte de mon pays natal. »

    Dominique Rolin, Dulle Griet

  • Photo

    modiano,livret de famille,roman,littérature française,nobel,souvenirs,mémoire,famille,rencontres,culture« J’ai conservé une photo au format si petit que je la scrute à la loupe pour en discerner les détails. Ils sont assis l’un à côté de l’autre, sur le divan du salon, ma mère un livre à la main droite, la main gauche appuyée sur l’épaule de mon père qui se penche et caresse un grand chien noir dont je ne saurais dire la race. Ma mère porte un curieux corsage à rayures et à manches longues, ses cheveux blonds lui tombent sur les épaules. Mon père est vêtu d’un costume clair. Avec ses cheveux bruns et sa moustache fine, il ressemble ici à l’aviateur américain Howard Hughes. Qui a bien pu prendre cette photo, un soir de l’Occupation ? Sans cette époque, sans les rencontres hasardeuses et contradictoires qu’elle provoquait, je ne serais jamais né. »

    Patrick Modiano, Livret de famille

  • Alors

    Hustvedt Babel.jpg« Le passé peut-il servir à se cacher du présent ? Ce livre que vous lisez maintenant est-il ma quête d’une destination nommée Alors ? Dites-moi où finit la mémoire et où commence l’invention ? Dites-moi pourquoi j’ai besoin de vous pour m’accompagner dans mon voyage, pour être mon autre, tantôt ravi, tantôt grincheux, ma moitié pour la durée du livre. Qu’est-ce qui fait que je peux sentir votre foulée à mes côtés pendant que j’écris ? Qu’est-ce qui fait que je vous entends presque siffloter pendant que nous marchons ? Je ne sais. Je ne sais. Je ne sais. Mais si : Mon amour des inconnus.
    Tout livre est un repli de l’immédiat vers le réfléchi. Tout livre inclut un désir pervers de faire cafouiller le temps, de tromper son cours inévitable. Blablabla, et tam-ta-di-dam. Je cherche quoi ? Je vais où ? Suis-je en train de chercher en vain l’instant où le futur qui est maintenant le passé m’a fait signe, avec son visage vaste et vide, et où j’ai tremblé ou trébuché ou couru dans la mauvaise direction ? Mes souvenirs, douloureux ou joyeux, apportent-ils une preuve ténue de mon existence ? »

    Siri Hustvedt, Souvenirs de l’avenir

  • Vagabond de mots

    rené frégni,minuit dans la ville des songes,récit,autobiographie,littérature française,lecture,liberté,délinquance,rébellion,désertion,vagabondage,écriture,émancipation,culture« J’avais été jadis un voyageur insouciant. Je devins un lecteur de grand chemin, toujours aussi rêveur mais un livre à la main. Je lus, adossé à tous les talus d’Europe, à l’orée de vastes forêts, sur d’épais tapis d’or. Je lus dans des gares, sur de petits ports, des aires d’autoroute, à l’abri d’une grange, d’un hangar à bateaux où je m’abritais de la pluie et du vent. Le soir, je me glissais dans mon duvet et tant que ma page était un peu claire, sous la dernière lumière du jour, je lisais. […]
    Je lus tout ce que les hasards de la route mirent entre mes mains et chacune de ces lectures allait façonner ma vie, la réinventer, comme les immenses blocs de pierre qui tombent des montagnes, transforment et orientent le cours d’une rivière.
    J’étais redevenu un vagabond, mal rasé, hirsute, un vagabond de mots dans un voyage de songes. »

    René Frégni, Minuit dans la ville des songes

  • Une anomalie

    anita brookner,un début dans la vie,roman,littérature anglaise,inspiration autobiographique,éducation,famille,émancipation,balzac,paris,culture« Elle n’avait pas compris, et peu de femmes le comprennent, que les vauriens dont Balzac faisait ses héros sont en réalité tourmentés par une sorte de vocation dans laquelle l’amour, même passionné, ne joue qu’un rôle évanescent, et qu’ils s’obstineront, encore et encore, jusqu’à ce que la mort vienne les faucher. Ce qu’elle avait compris, et ce n’est pas difficile, c’est le principe de l’énergie cosmique qui, chez Balzac, submerge tous les personnages puis les rejette comme autant d’atomes qui traversent en ondulant telle ou telle nouvelle avant de disparaître, puis de réapparaître sous une autre apparence, dans un autre roman. Non, en vérité, Eugénie était une anomalie, tellement docile, tellement inerte sur son banc dans le jardin, tandis que sa mère dépérissait et que la colère de son père grandissait. Ruth se demandait même comment ce roman, un jour, avait pu lui plaire. »

    Anita Brookner, Un début dans la vie

    Couverture originale (1981)