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Mangeurs de nuit

Journaliste au Monde et romancière, Marie Charrel signe avec Les Mangeurs de nuit (2023) son huitième roman, dont l’intrigue se déroule au Canada, en Colombie-Britannique. Il s’ouvre sur une scène saisissante : « Elle lève les yeux et le nuage d’albâtre s’abat sur elle telle une tempête de neige. » L’animal qui emporte la fille dans la rivière, griffe sa peau, lui déchire la joue, est un ours blanc, comme dans la légende de l’ours-esprit. Sous l’eau, il plonge ses pupilles dans les siennes avant de remonter à la surface. Si la fille survit, elle ne sera plus la même, mais « une créature à mi-chemin, ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes. »

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Photo Dorothea Lange (en couverture) : Un groupe de résidents de San Francisco d’origine
japonaise attend pour s’inscrire à l’évacuation pendant la Seconde Guerre mondiale, avril 1942.
Longtemps censurées, ces photos de la fameuse photographe américaine
témoignent du sort réservé aux Japonais et à leurs enfants nés en Amérique.

En octobre 1945, Jack, sur son bateau avec ses chiens (Buck à ses pieds et la vieille Astrée à l’arrière) regarde le lever du jour, à l’écoute de la forêt pluviale. En juillet 1956, Hannah, seule depuis dix ans dans la maison des hautes terres, verrouille sa porte en apercevant un inconnu qui s’en approche. Dans l’enveloppe qu’il a déposée devant sa porte, où il est écrit « Je reviendrai demain », elle trouve la photo d’une jeune Japonaise en kimono, sa mère Aika, à dix-sept ans. En 1926, celle-ci était une des « fiancées sur photo » qui allaient épouser un Japonais installé au Canada pour y vivre « une vie meilleure ».

Marie Charrel décrit tour à tour la vie de Jack le « creekwalker », chargé de compter les saumons dans sa zone, qui veille à protéger la forêt des chasseurs et des pêcheurs avides, et celle de la Japonaise qui épouse à Victoria un homme bien plus vieux (45 ans) et plus pauvre que sur sa photo. Dès leur première nuit à l’hôtel, Kuma lui promet de travailler dur et révèle son talent de conteur : la première histoire qu’il lui raconte est celle des mangeurs de nuit, de gigantesques lucioles qui dansent dans les bois et se désaltèrent le jour de « la brume de beauté ». Un rêveur, pense Aika, une histoire « pour les enfants ».

Jack et son demi-frère Mark, les fils de Robert et Ellen, ont aussi grandi avec les légendes, comme celle de Petit aigle et Aigle seul. Les Amérindiens de Hoon Bay, le village d’Ellen, n’ont pas compris qu’elle les quitte pour vivre avec un homme blanc. Après la mort de Robert, le départ de Mark, on dirait que le lien entre Ellen et Jack s’est dissous : « Rien de pire que perdre ceux que l’on aime car on ne sait plus comment leur dire l’essentiel. » Aussi Jack « préfère la solitude de la forêt à la compagnie des hommes. »

En 1928, Aika, qui cuisine pour quinze Japonais immigrés dans le camp de bûcherons, perd les eaux. Les hommes sont au travail, elle est seule pour accoucher dans les bois d’une petite fille, que Kuma, son père, appellera Hannah Hoshiko, « enfant des étoiles ». Déçue que ce ne soit pas un garçon, sa mère lui accorde peu d’attention, la pense même attardée parce qu’elle ne parle pas, jusqu’au jour où, à quatre ans, la petite Hannah s’adresse à elle tour à tour dans un anglais parfait puis dans un japonais impeccable. « Un génie » pense son père, qui lui consacre tout son temps libre et lui raconte des histoires. « Chaque conte de son père était un voyage et un remède contre l’indifférence de sa mère. »

Des années vingt aux années cinquante, sans ordre chronologique, on suit la vie de ces deux familles. Quand Kuma, très malade, meurt à Vancouver où il a dû être hospitalisé, Aika va devoir se reconstruire une autre vie et faire face à la brutalité raciste qu’elle découvre là-bas, ainsi que sa fille à l’école, où les enfants japonais sont harcelés. Les Japonais de la première immigration (Issei) et ceux nés au Canada (Nisei), bien que minoritaires, y deviennent des boucs émissaires. Après Pearl Harbor, considérés comme des ennemis, ils seront délogés, leurs biens saisis, les hommes envoyés dans un camp de travail, les femmes, les enfants et les vieillards dans un camp d’internement.

Un jour, le chemin de Jack le taciturne croisera celui de la fille blessée par l’ours blanc, Hannah, la fille d’Aika. Lui qui est si attaché à sa solitude va accepter de la soigner et la protéger. Les silences, les histoires et les mots des uns et des autres finiront par se rencontrer. En plus de nous faire connaître ce qu’ont vécu les Japonais immigrés au Canada dans la première moitié du vingtième siècle, Marie Charrel nourrit les personnages et les lecteurs des Mangeurs de nuit d’histoires transmises de génération en génération, de mots qui comptent.

La nature est très présente dans ce roman, observée, contemplée, et la volonté de la protéger des prédateurs. Malgré l’organisation séquentielle qui appelle à reconstituer la chronologie comme un puzzle – ce qui crée un certain suspense –, j’ai beaucoup aimé Les Mangeurs de nuit et la manière dont la magie s'y mêle quasi naturellement aux drames et aux rencontres.

Commentaires

  • Je découvre ta chronique avec grand plaisir, je suis contente de voir que toi aussi tu l'as aimé. Je n'avais encore lu aucun des romans de Marie Charrel et je compte bien continuer à la lire.

  • C'est donc chez toi que j'avais pris note de ce titre, merci, Manou. J'ajoute le lien vers ton billet avec de nombreuses citations : https://www.bulledemanou.com/2023/12/les-mangeurs-de-nuit/marie-charrel.html

  • Cette histoire des japonais m'intéresse , mais je crois savoir que l'auteur part dans des directions autres aussi?

  • Oui, à travers la vie de Jack, c'est aussi le rapport des Amérindiens avec la nature, la recherche d'un rapport vrai et respectueux avec le vivant et les vivants. Un roman très riche et où résonnent bien des sujets actuels.

  • Ton billet me fait penser à deux romans. L'un. "Certaines n'avaient jamais vu la mer", l'histoire de japonaises ( avant la 2º guerre mondiale) qui ont accepté de se marier avec des américains soit-disant riches....des histoires à frémir, un livre qui m'a marquée.
    Et l'autre ce magnifique roman de Pete Fromm, " Indian Creek". nature etc.
    Comme j'aime beaucoup la magie, je le note, merci.

  • Oui, ces deux références correspondent bien aux thèmes de ce roman, avec en plus, ici, la transmission des légendes. Bonne lecture un jour ou l'autre, Colo.

  • De passage à Toronto en 1994 j'avais découvert, incrédule, le sort réservé aux Japonais pendant et à la sortie de la seconde guerre mondiale dans une expo sur le thème. Même en temps de paix, la guerre continue, hélas et ce sont les civils qui en pâtissent ...

  • Oui, hélas. Ici, on vient de célébrer les 60 ans de l'appel de la Belgique aux travailleurs marocains pour faire face à la pénurie de main-d'œuvre dans l'industrie en 1964. 60 ans et pourtant leurs descendants souffrent encore parfois de n'être pas des citoyens comme les autres aux yeux de tous les Belges.

  • Une histoire qui a tout pour me séduire. Je pense aussi au livre de Nastassja Martin "croire aux fauves" que je n'ai pas encore lu. Que de tentations ..

  • Les livres attendent leur heure, pas de problème... Je ne connais pas ce livre-là.

  • Le livre "Certaines n'avaient jamais vu la mer" m'avait beaucoup marquée, mais la part de magie, et comme tu le dis, le monde des légendes de ce roman de Marie Charrel doivent apporter encore autre chose.
    Je n'avais jamais entendu parler des camps de travail et d'internement pour les japonais. Décidément, l'homme utilise toujours les mêmes recettes pour opprimer et humilier....

  • Et il se cherche des boucs émissaires...

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