Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

forêt

  • Empreinte

    claudie hunzinger,les grands cerfs,roman,littérature française,cerfs,nature,forêt,chasse,affût,observation,contemplation,désolation,livres,culture« Sous l’épicéa, dans la fine couche de givre, il restait l’empreinte d’un corps qui s’y était posé la nuit. Celle d’un grand cerf devenu mulet que l’absence du poids de sa ramure tombée déconcertait ? On dit que les cerfs sont parfois tellement troublés par la chute de leurs bois qu’ils s’isolent du clan. Je me suis couchée à même l’empreinte, sur mes jambes repliées. Je voulais ressentir la perte, porter ma tête comme si toute sa montée osseuse, tout son travail de l’année passée, chapitre après chapitre, était devenu inutile. Était tombé. Ce genre de méditation est assez vertigineux. On est vite pris d’une sorte d’ivresse. Celle du vide, de faire le vide. Tout y passe ? Jusqu’à notre statut d’humain. »

    Claudie Hunzinger, Les grands cerfs

  • Léo et les cerfs

    Les grands cerfs de Claudie Hunzinger, prix Décembre 2019, son dernier roman publié avant Un chien à ma table, j’ai attendu un peu pour le lire, par souci de ne pas enchaîner, de laisser aux deux récits leur empreinte distincte. Aussi parce que je savais y trouver, en plus de l’hommage à la beauté de la vie sauvage, sa désolation à l’ère d’une nouvelle extinction animale de masse.

    claudie hunzinger,les grands cerfs,roman,littérature française,cerfs,nature,forêt,chasse,affût,observation,contemplation,désolation,livres,ulture
    © Claudie Hunzinger, Page d’herbe, Musée Lapidaire, Montauban, Belgique, 2007

    Remontant aux Hautes-Huttes dans sa voiture, un soir d’automne, Pamina voit dans ses phares « un tonnerre de beauté » qui traverse le chemin « d’un bond, pattes rassemblées, tête et cou rejetés en arrière, ramure touchant le dos, proue du poitrail fendant la nuit ». – « J’étais sûre que c’était Wow. » Une brève apparition d’un grand cerf, magique, à la première page.

    Nils, son compagnon, vit dans leur vieille métairie au milieu des livres, alors que Pamina (la fille de la reine de la nuit dans La Flûte enchantée, un des surnoms que Grieg donne à Sophie Huizinga dans Un chien à ma table), quand elle n’est pas en train d’écrire ou de présenter ses livres, sort explorer les alentours. D’avoir croisé Wow la décide à entrer dans l’affût, la cabane qu’elle a autorisé Léo à installer en bordure du pré sur leur terrain.

    La trentaine, crâne rasé, « indéchiffrable », Léo est arrivé à pied un jour pour en faire la demande. Les cerfs sont sa passion. Les attendre, les observer, et si la lumière est bonne, les photographier, voilà à quoi il passe la plus grosse partie de son temps libre – « connecté cerfs à quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent ». Il les distingue si bien qu’il a donné des noms aux grands cerfs qui vivent à proximité des Hautes-Huttes.

    Pamina avait deviné leur présence, mais ignorait à quel point leur territoire se superpose au leur, dix mois sur douze. Parmi les livres qui traînent dans la maison, De natura rerum de Lucrèce, une édition bilingue, est son livre de chevet : « Les humains et les bêtes. Et puis, une poésie scientifique. La science comme méthode, menée par l’amour. Car la nature à la fois s’exhibe et se cache et c’est Vénus qui ouvre ce texte pour initiés. » Ce poème ancien et La fabrique du pré de Francis Ponge « faisaient la paire ».

    Assise dans l’affût, elle découvre : « le monde arrive et se pose à nos pieds comme si nous n’étions pas là. Comme si nous n’étions pas, tout court. » Une guêpe, des corneilles, pas de cerf – l’attente. Ce n’est qu’en parlant avec Léo, qu’elle en apprend davantage sur les cerfs autour d’eux : « huit à vingt-deux mâles, tous des célibataires, les biches étant plus haut avec les bichettes et les faons ». Pamina est étonnée de l’entendre critiquer l’ONF dont les décisions menacent leur survie. Elle connaît le rôle des « adjudicataires » (elle les reconnaît « à leur pick-up, à leur tenue kaki ou à leur ressemblance avec Poutine »), mais a toujours aimé les gardes forestiers.

    Léo accepte de la guider pour comprendre la vie de ce « clan traqué », elle en fera « un livre de grand air ». Dans le froid, la neige, Pamina apprend à lire les traces, à suivre les pistes, puis passe aux affûts « de lever du jour ». Elle instaure « une sorte de protocole » : se préparer, sortir tous les jours avec un carnet et un couteau, ne pas s’en faire si elle n’en rapporte rien – « ce rituel, je le devinais, n’était pas tant fait pour contempler un cerf que pour m’extraire avant tout de moi-même ».

    Notes de février : étoiles, rochers, enfin des cerfs qui broutent puis viennent se coucher à dix mètres. Plongée « dans l’expérience et la découverte », avec en tête l’idée du livre à écrire. « Mais je n’imaginais absolument pas que le roman de nature qui commençait à m’habiter allait prendre le visage de la société elle-même, moi qui avais voulu lui fausser compagnie. » Elle ne sait pas encore dans quel imbroglio elle va se retrouver, qui va mettre à mal son amitié avec Léo. « Nous aussi, nous avons la peste même si nous prétendons à l’innocence. »

    Claudie Hunzinger raconte les « apparitions », la contemplation. Léo lui apprend les règles du clan, décrit les grands cerfs qu’il appelle par leur nom, l’avertit quand l’un deux a été « tiré ». Le garde forestier qu’elle interroge sur la chasse est sans état d’âme : la régénération des forêts, leur rendement financier, ça passe « par un peuplement de cervidés réduit au minimum ». Les adjudicataires, eux, veulent « une chasse très peuplée ». Il lui explique comment l’ONF décide du quota de cerfs à tirer.

    Les grands cerfs, c’est bien sûr Pamina et les cerfs : la romancière rend magnifiquement leur univers. On apprend beaucoup sur eux, sur leurs bois (ce même mot qu’on emploie pour leur parure et pour les arbres), leur velours, leur mue, cette splendeur fascinante. Au grand bain d’émerveillement de Claudie Hunzinger se mêle, avec force aussi, son angoisse, voire son désenchantement du monde.

    * * *

    A partir de cette semaine, T&P change de rythme pour les grandes vacances.
    La belle saison nous appelle à sortir, à flâner, à ralentir.
    Sauf imprévu, rendez-vous le lundi et le jeudi pour le billet complémentaire.
    Bel été à toutes & à tous !

    Tania

  • En famille

    Cela faisait un certain temps que je n’avais plus pris l’avenue de Tervueren des Quatre Bras vers le musée et le parc de Tervuren (sans "e" en néerlandais), je suis ravie de l’avoir retrouvée à nouveau plantée en son milieu – une large bande herbeuse de quarante mètres de large – d’une double rangée d’arbres : cinq cents érables argentés y ont remplacé les marronniers malades.

    tervueren,tervuren,parc,canal,forêt,foulques,promenade,nature

    tervueren,tervuren,parc,canal,forêt,foulques,promenade,nature

    C’était un dimanche de juillet et par un temps bien estival, les pelouses le long du canal accueillaient des familles venues s’installer sur les pelouses pour pique-niquer et profiter de ce cadre verdoyant où prendre l’air et le soleil, bavarder, jouer avec les enfants, promener son chien.

    tervueren,tervuren,parc,canal,forêt,foulques,promenade,nature

    tervueren,tervuren,parc,canal,forêt,foulques,promenade,nature

    A pied ou à vélo, l’endroit est idéal pour se balader. Si l’on veut éviter la foule, qui préfère marcher du côté du musée de l’Afrique, plus ensoleillé, mieux vaut se rendre de l’autre côté du canal, près de la forêt de Soignes, dont les drèves ombragées (photo) sont beaucoup moins fréquentées.

    tervueren,tervuren,parc,canal,forêt,foulques,promenade,nature

    tervueren,tervuren,parc,canal,forêt,foulques,promenade,nature

    On finit tôt ou tard par se rapprocher du canal, attiré par la lumière des plans d’eau et aussi par leurs habitants, canards et oies que je vous ai déjà montrés, et aussi les foulques, qu’on reconnaît à leur tache blanche sur la tête, à la différence des poules d’eau.

    tervueren,tervuren,parc,canal,forêt,foulques,promenade,nature

    tervueren,tervuren,parc,canal,forêt,foulques,promenade,nature

    La surprise du jour, c’était de découvrir, pas loin des nids où certaines couvaient encore, des foulques très occupées à plonger tour à tour pour rapporter de quoi nourrir leurs tout petits, adorables avec leur tache rouge sur la tête qui tranche avec leur duvet tout noir. Un joli spectacle, vraiment !

  • Lucidité

    hegland,jean,dans la forêt,roman,littérature américaine,forêt,nature,civilisation,survie,famille,éducation,soeurs,apprentissage,autonomie,culture

     

     

    « Pourtant, il y a une lucidité qui nous vient parfois dans ces moments-là, quand on se surprend à regarder le monde à travers ses larmes, comme si elles servaient de lentilles pour rendre plus net ce qu’on regarde. »

    Jean Hegland, Dans la forêt

  • Entrer dans la forêt

    Dans la forêt, le roman de Jean Hegland (1996, traduit de l’américain par Josette Chicheportiche, 2017), a déjà touché de très nombreux lecteurs, et pas seulement les amateurs de « Nature Writing ». Ce succès, une réputation fameuse gêne parfois l’entrée en lecture, pas ici. « C’est étrange, d’écrire ces premiers mots, comme si je me penchais par-dessus le silence moisi d’un puits, et que je voyais mon visage apparaître à la surface de l’eau – tout petit et se présentant sous un angle si inhabituel que je suis surprise de constater qu’il s’agit de mon reflet. »

    hegland,jean,dans la forêt,roman,littérature américaine,forêt,nature,civilisation,survie,famille,éducation,soeurs,apprentissage,autonomie,culture

    Cette première phrase est de Nell, à qui sa sœur Eva a offert un cahier vierge pour Noël, leur premier Noël depuis qu’il n’y a plus ni électricité, ni téléphone, ni internet, ni essence pour aller à la ville, ni marchandises dans les magasins, ni écoles, ni banques – un Noël d’orphelines « qui ont fait naufrage ». Un Noël de souvenirs : le Messie de Haendel dans le lecteur CD, la promenade avec leurs parents dans la forêt verte, les lumières du sapin, les cartes de vœux… Puis leur mère est tombée malade, le cancer l’a emportée, et leur père est devenu « distant et silencieux ».

    A Eva, Nell a offert des chaussons à pointes qu’elle a réparés comme elle pouvait. Elle aurait préféré lui offrir de l’essence pour faire fonctionner le groupe électrogène et « qu’elle puisse laisser la musique la pénétrer à nouveau jusque dans ses os », la musique qui lui manque tellement – Eva n’a plus que le métronome pour s’exercer dans le studio de danse aménagé par son père.

    Comment vivre au quotidien sans toutes ces choses dont elles n’ont pas appris à se passer ? Heureusement, dans la maison familiale près d’une clairière, elles ont un toit et leurs poules et des réserves de nourriture dans le garde-manger, « plus qu’il n’en faut pour tenir » jusqu’à ce que cette période de bouleversements se termine, pensent-elles.

    Nell, 17 ans, s’apprêtait à entrer à Harvard ; en guise d’apprentissage, privée d’ordinateur, elle entame la lecture complète de l’Encyclopédie, de A à Z. Eva, un an plus âgée, devait entrer dans le corps de ballet de San Francisco, elle s’exerce tous les jours pour garder ses acquis. Les coupures de courant ont d’abord été brèves, puis de plus en plus fréquentes, et peu à peu leur vie d’avant a disparu et elles ont pris de nouvelles habitudes pour faire face et survivre.

    Leur mère était danseuse, sa carrière a été brisée par un accident. Leur père estimait que la jouissance de la forêt et de la bibliothèque municipale, leur mère à la maison pour les nourrir et leur expliquer les mots nouveaux, valaient mieux que l’école et les heures perdues en trajets : « Eva et moi étions donc libres de nous promener et d’apprendre à notre guise. »

    Jean Hegland, par la voix de Nell, raconte une vie imprégnée de l’éducation reçue et des souvenirs en même temps qu’un train-train quotidien qui s’adapte aux saisons, aux besoins, aux manques. Les deux sœurs sont très différentes : « La question que je pose sans fin à mon reflet, c’est : Qui es-tu ? Mais cela ne viendrait jamais à l’esprit d’Eva de se demander qui elle est. Elle se connaît jusque dans les moindres os de son corps, les moindres cellules, et sa beauté n’est pas un ornement ; c’est l’élément dans lequel elle vit. »

    Au début, elles avaient l’impression de manquer de tout, puis elles ont s’y sont habituées. « Ta vie t’appartient », répétait sans cesse leur mère, ou quand elles se disputaient : « Sa vie lui appartient. Et la tienne aussi. Un jour tu comprendras. » Elle les aimait, mais les laissait souvent seules. « Père gardait tout et ne triait rien » – « Quelle ironie de penser que tout son bazar est peut-être aujourd’hui notre plus grand trésor. »

    De mois en mois, de lettre en lettre dans l’Encyclopédie, le temps passe, et des vers apparaissent dans la farine – que leur père leur a appris à tamiser. Mettre le surplus des légumes du potager en conserve, récolter les fruits, tous ces gestes qui permettent de vivre autonomes, il leur en a donné l’exemple jour après jour jusqu’à sa mort.

    L’arrivée d’Eli dans leur maison près de la forêt, le garçon dont Nell était tombée amoureuse au temps où elles allaient encore passer des soirées en ville, vient bouleverser l’équilibre construit depuis qu’elles sont seules. Eva l’évite autant que possible, met sa sœur en garde – ce n’est pas le moment de se retrouver enceinte – et Nell chavire, à la fois « nerveuse et vulnérable » et heureuse qu’il s’intéresse vraiment à elle, qu’il fasse même des projets pour eux deux.

    hegland,jean,dans la forêt,roman,littérature américaine,forêt,nature,civilisation,survie,famille,éducation,soeurs,apprentissage,autonomie,culture
    Un film dramatique canadien de Patricia Rozema 
    basé sur le roman de Jean Hegland (2015)

    En plaçant ses personnages dans une situation qui les prive de tous les biens et bienfaits de la civilisation, près de la forêt avec ses dangers mais aussi ses ressources, Jean Hegland, qui vit « au milieu des forêts de Caroline du Nord et partage son temps entre l’apiculture et l’écriture » (quatrième de couverture), réussit à nous captiver par une intrigue pauvre en péripéties, riche en apprentissages et en choix de vie.

    J’ai peu parlé de la forêt même, omniprésente dans le récit, c’est pour vous laisser y entrer, à votre tour, par la grâce de ce roman qui va à l’essentiel. « De la beauté à l’état pur, de la poésie, une écriture incomparable. Et une lucidité sur l’état de notre monde qui fait presque peur. » (Bonheur du jour)