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culture

  • Chtchoukine

    Baer Chtchoukine Matisse.jpg« L’exposition Chtchoukine* présente trois cents œuvres du collectionner venant de deux musées russes. Je pense à Jules, aux tableaux qu’il admirait lui aussi. La salle des Matisse, peut-être fidèle à celle que Jules a vue à Moscou**, lorsqu’il a reconnu qu’il n’était pas encore prêt à les aimer. D’autres tableaux du grand collectionneur russe seraient-ils passés avant entre les mains de Jules, et inversement ? Qui pourra jamais me dire si les deux collectionneurs se sont revus à Paris entre 1918 et 1936, après que Sergueï Chtchoukine a émigré pour fuir la révolution russe ? »

    Pauline Baer de Perignon, La collection disparue

    *Fondation Louis Vuitton, Paris, 2017 / **En 1914.

    Henri Matisse, La desserte (Harmonie rouge, La chambre rouge), 1908,
    huile sur toile, 180,5 x 221 cm (Saint-Pétersbourg) © Succession Matisse

     

  • L'or du passé

    C’est le titre donné par Pauline Baer de Perignon au premier chapitre de La collection disparue (2020), un récit qui m’a passionnée tout du long. Arrière-petite-fille de Jules Strauss, un grand collectionneur juif parisien dont elle ne savait pas grand-chose – son père ne lui a pas beaucoup parlé de son propre grand-père –, elle va mener l’enquête à sa manière, désireuse de comprendre ce qu’est devenue sa collection d’art, dont elle sait juste qu’il a vendu une grande partie en 1932.

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    « Ceux qui pouvaient raconter disparaissent, et les questions que je n’ai pas posées s’évanouissent avec eux. Et puis, sans que je sache vraiment pourquoi, le passé resurgit. » En novembre 2015, un ami antiquaire qui l’a invitée à un concert de musique brésilienne lui présente un homme qu’elle connaît : c’est Andrew, un cousin du côté paternel. Celui-ci prend de ses nouvelles – elle a trois enfants, anime des ateliers d’écriture, écrit – puis lui dit en se penchant vers elle : « Tu sais qu’il y a quelque chose de louche dans la vente Strauss ? »

    Pauline Baer savait que la collection de toiles impressionnistes de Jules Strauss avait été vendue, mais n’avait jamais pensé plus loin. Andrew a retrouvé une liste de tableaux déclarés volés pendant la Seconde Guerre mondiale, qui n’auraient pas été vendus en 1932. Dans la famille, on disait souvent qu’une seule de ses toiles impressionnistes aurait suffi aujourd’hui à faire leur fortune. « Chaque famille a son paradis perdu, le mien s’appelle Jules Strauss. »

    Henri, son mari, féru de généalogie, l’interroge sur son arrière-grand-père et fait des recherches sur internet : des catalogues de « Ventes Strauss » sont encore en vente, de 1932 et de deux autres en 1949 et en 1961 ! Etonné que Jules Strauss n’ait pas été déporté – il est mort de vieillesse en 1943 –, il encourage sa femme qui veut écrire depuis longtemps : « Tu le tiens peut-être, ton sujet ? »

    D’abord, l’autrice interroge sa tante Nadine, la sœur de son père (l’arbre généalogique des personnes citées figure au début du livre). Celle-ci n’avait que sept ans en 1932, mais sait que Jules Strauss a vendu ses toiles parce que ses deux gendres étaient ruinés après le krach boursier de 1929. C’est pourquoi sa famille avait emménagé dans le grand appartement de Marie-Louise et Jules Strauss au 60, avenue Foch. Une photo d’avant la guerre les montre, « lui, grand, mince, élégant, et, à ses côtés, une femme plus petite coiffée d’un joli chapeau. »

    Comment Jules Strauss a-t-il échappé à la déportation ? Où sont passés les trois Degas, quatre Renoir, deux Sisley, deux Monet qui figurent sur la liste des tableaux déclarés volés dont lui a parlé Andrew ? Prendre en charge des affaires « qui remontent à deux générations », mêlées à « des secrets de guerre et de spoliations nazies », voilà qui effraie a priori Pauline Baer. « Mais Jules me fait signe, il est sur le pas de la porte, je ne peux pas me détourner. »

    Rappelez-vous 21, rue La Boétie (2012), où Anne Sinclair relate ses recherches sur la galerie Paul Rosenberg : son grand-père était un grand marchand d’art et l’arrivée des nazis avait mis fin à ses activités parisiennes. La façon dont Pauline Baer suit la piste de Jules Strauss est tout aussi passionnante. L’histoire familiale et celle des années de guerre s’y mêlent à l’histoire de l’art. Elle, ce qui l’intéresse avant tout, « ce sont les histoires des tableaux ».

    On la suit dans les centres de documentation du musée d’Orsay, où elle reçoit l’aide d’une spécialiste des spoliations, la première d’une série de bonnes personnes qui conseillent la « débutante » ; du Louvre où demeure une formidable preuve de la passion de Jules Strauss pour l’art, sur les traces des tableaux de la liste et de leur « provenance ». Elle trouve des appuis dans sa famille. Ses recherches la mèneront aussi à La Courneuve (Archives de la spoliation) et jusqu’en Allemagne.

    Pauline Baer raconte très simplement, sans dissimuler son ignorance, ses découragements, son absence de méthode – elle cherche plutôt « dans tous les sens ». C’est pour elle une manière de faire ses preuves dans une famille où les femmes étaient moins reconnues que les hommes. Elle s’y engage complètement, comme l’a fait Anne Berest dans La Carte postale. Pauline Baer apprend à mieux observer les photos, à lire plus attentivement les notices, à communiquer avec des spécialistes comme avec des fonctionnaires. Ses recherches ne seront pas vaines, je ne vous en dis pas plus. Vous aimez l’art ? les musées ? les salles de vente ? l’histoire ? le suspense ? Lisez La collection disparue, c’est captivant.

  • L'invitation

    Parmi les couleurs qui donnent leur titre aux différentes parties de La mise à nu, un roman de Jean-Philippe Blondel, « Terre d’ombre » est celle qui correspond le mieux à son narrateur, Louis Claret. Professeur d’anglais, il se rend à un vernissage – genre d’événement où il ne se sent pas à sa place – à l’invitation d’un peintre autochtone qui s’est fait un nom, Alexandre Laudin. Celui-ci a été son élève vingt ans plus tôt dans cette ville de province et « fait la fierté de la ville et de ses habitants ». Il sera le second protagoniste du roman.

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    Encore quatre ans à enseigner et Claret sera débarrassé de son agacement croissant devant les terminales « qui passaient leur temps à tenter de consulter leur portable ». En général, il préfère rester chez lui, mais en rentrant ce vendredi soir dans son appartement froid, il a monté le chauffage puis est ressorti avec l’invitation en poche. Peu intéressé par le public présent, il observe sur les toiles de « grandes silhouettes grises » aux « visages déformés » : un monde « froid et brutal ». Il trouve l’artiste « perturbant, certes, toutefois pas réellement novateur » et plutôt répétitif dans ses dernières œuvres.

    « Vous souriez, monsieur Claret ? » Dans la salle la plus éloignée du grand hall, le professeur sursaute quand Alexandre Laudin l’interpelle. Flatté que son ancien élève se souvienne de son nom, il est encore plus surpris de l’entendre dire qu’il aimait ses cours, avant qu’on vienne le chercher pour un discours. La trentaine, d’une belle prestance, ce n’est plus « le chat famélique » qu’il croisait dans les couloirs du lycée.

    Un mois plus tard, Alexandre Laudin lui téléphone pour l’inviter à passer chez lui le lendemain, à son pied-à-terre, « une sorte de loft, un peu à l’écart du centre-ville ». Les deux filles de Claret lui reprochent son manque de vie sociale, aussi il accepte, puis, contrairement à ses habitudes, farfouille dans ses cartons d’archives. Il retrouve le « pâle sourire » d’Alexandre Laudin sur la photo de la première littéraire de 1996-1997, parmi d’autres au caractère bien plus marqué. « Je plonge rarement mes mains dans ce fatras car je ne suis guère attiré par le passé. Pas plus que par l’avenir, d’ailleurs. Seul l’actuel peut retenir mon attention, et encore, de façon intermittente. »

    L’appartement d’Alexandre est grand, son atelier sous les combles éclairé par une verrière. Il voudrait l’avis de son ancien prof sur l’évolution de sa peinture. Claret n’a pas de « vraie culture picturale », mais vu l’insistance de l’artiste, lui répond franchement. Alexandre l’emmène alors dans une autre pièce où un triptyque lui « saute à la gorge » : une femme, un homme, puis les deux côte à côte – « un peu plus âgés que moi. Défaits. La mine allongée. Les lèvres sèches. Des plis amers aux commissures. » Les parents du peintre.

    Claret entre en « dialogue muet » avec ces portraits « sans concession ». Il se rappelle toutes ces années où sa femme et lui ont rempli leur rôle de parents, se mettant « entre parenthèses » pour leurs enfants plus importants qu’eux-mêmes. Moins de deux ans après le départ des filles, Anne et lui s’étaient séparés. Alexandre dit s’être servi de photos et avoir cherché à intégrer le passage du temps. Et puis vient la nouvelle invitation : il aimerait faire le portrait de son ancien professeur. En le revoyant, il a perçu l’importance du rôle qu’il a joué dans sa vie.

    Quand Louis Claret accepte de poser pour lui dans son atelier, nous n’en sommes qu’au premier quart du roman et nous comprenons que son oui ne sera pas sans conséquence. Etre observé, scruté, se laisser découvrir, ce sera une « mise à nu », même habillé. Les séances de pose vont ouvrir une espèce de champ de mémoire et d’évasion pour le modèle. Lui aussi s’interroge sur le temps qui passe. L’envie lui vient alors de mettre par écrit certains souvenirs.

    Ses filles et sa femme s’inquiéteront de ce rapprochement si inhabituel dans la vie du professeur solitaire. Alors qu’il garde les autres à distance, même ses proches – « Plus les années passent et moins nous osons entrer dans l’intimité l’un de l’autre » (lors d’un contact vidéo avec une de ses filles) –, pourquoi son ancien élève lui importe-t-il à ce point ? Blondel, à partir d’une situation inattendue et troublante, nous entraîne vers un coup de théâtre inattendu.

    Jean-Philippe Blondel écrit beaucoup : une trentaine de romans en littérature générale et pour la jeunesse depuis 2003. J’ai trouvé dans celui-ci certaines réflexions très justes, des situations bien campées. Il faudrait un je ne sais quoi dans La mise à nu pour rendre l’intrigue plus convaincante, bien que la relation entre les deux hommes soit décrite avec sensibilité. En phrases basiques, souvent courtes, le plus souvent au présent, ce roman se lit d’une traite.

  • A corps perdu

    Thomas Patti Smith.jpg« Près de quinze ans après la performance d’Allen Ginsberg, Patti Smith, lors de sa lecture à St. Mark’s Church, se jette elle aussi à corps perdu. Elle n’est pas sûre que ses poèmes soient à la hauteur, elle doute, elle a peur, mais elle renverse ces poids morts en ressorts. Elle pense à Rimbaud, elle veut réussir pour lui, pour l’énergie qu’il lui communique, elle se sent électrifiée et elle électrifie. Accompagnée à la guitare par Lenny Kaye, elle laisse le souffle, elle laisse le rock la diriger. Elle pulvérise la bulle d’intériorité de la langue, sa protection isolante. Elle dira plus tard qu’elle a cherché à insuffler l’immédiateté et l’attaque frontale du rock’n’roll dans le mot écrit.
    Poètes et écrivains dans la mouvance du Poetry Project acceptent la loi du spectacle : on capte le public dès les premières mesures, ou c’est raté. »

    Chantal Thomas, East Village Blues

    Photo : Patti Smith, Chelsea Hôtel, New York City, 1971

  • Retour à New York

    Le goût de Chantal Thomas pour New York se raconte dans East Village Blues, un récit autobiographique. Elle y est de retour en juin 2017, sous l’égide de Rimbaud et de Kerouac (épigraphes). Au chauffeur de taxi qui l’emmène vers l’East Village, elle indique l’adresse de l’appartement prêté par une amie : du quinzième étage, elle peut voir les clochers de Grace Church et de St. Mark’s Church.

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    « Les aubes d’arrivée ont une puissance singulière. » Dès le premier matin, elle retrouve sur Broadway Cozy Soup’n’Burger, ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, où elle avait ses habitudes. New York est un « havre pour les noctambules ». Et le plaisir de marcher : « La passion me revient, le luxe de marcher pour marcher, de croiser des corps, des visages, de scruter des fenêtres, de déchiffrer au passage un titre de journal, un graffiti incendiaire, de saisir au vol un souffle d’air, une phrase, un geste étrange, un rire pour soi. Je marche dans une ville qui me fut familière. »

    Chantal Thomas le professe : elle adore voyager. Pas forcément loin, assez pour « dévier de la routine », « se décaler par rapport aux horaires ordinaires ». Cette vocation remonte à la lecture de Sur la route de Kerouac, coup de foudre partagé avec son amie Sandra en classe de philo. Après le bac, elles avaient fait leur sac, « direction l’Espagne avec le vague plan de poursuivre en Afrique du Nord » en autostop. Puis ce sera le Pérou, « en camionstop ».

    Leur vol de retour comprenait une escale à New York. Dans un bar, une fille noire au « port de reine » leur avait conseillé d’aller à Staten Island, « une jolie excursion, gratuite, idéale pour une unique visite à New York ». Après la merveilleuse vue de Manhattan, « çà et là scintillante », depuis le ferry pris à la nuit tombante, la peur et la fatigue s’étaient emparées d’elles dans un hôtel miteux sur l’île, avant qu’elles retrouvent sur le bateau du retour la vision fascinante des gratte-ciel.

    En juin 1976, Chantal Thomas était retournée à New York, peu après sa soutenance de thèse sur Sade sous la direction de Roland Barthes. Cynthia, une Américaine qui avait laissé son numéro de téléphone à Sandra, à la voix sympathique, l’avait accueillie dans son appartement– « et c’était mieux que la porte du paradis. » Tout l’enchante, l’hospitalité de l’Américaine enjouée, la vue sur des arbres côté cour, l’accumulation de plantes dans cet appartement étriqué d’un immeuble en briques rouges.

    Avec les clés, Cynthia lui donne aussi les conseils de prudence pour vivre dans ce quartier de Little Ukraine, chaleureux et dangereux. Et les autres clés de la vie new-yorkaise, de jour, de nuit, des week-ends enfiévrés. « Car, en arrivant dans l’East Village et en plongeant dans son atmosphère de parties, je n’avais fait que me fondre dans un mouvement, une sorte de carrousel ou de cirque, pas toujours brillant mais acharné à poursuivre. »

    East Village Blues nous invite dans le bain de jouvence de Chantal Thomas. Elle retrouve ce qui a marqué ses précédents séjours, les endroits liés aux écrivains libertaires, aux poètes, à la Beat Generation et a fait sien leur « unique enjeu » : « garder l’intensité, ne pas perdre la note, la pousser jusqu’au bout des limites du souffle ». Au contraire de Paris, on appose peu de plaques commémoratives dans l’East Village à présent transformé par la gentrification, mais la voyageuse a ses bonnes adresses notées dans un carnet.

    Les « photos de graffitis, prises par Allen S. Weiss entre 2015 et 2017 sur les murs d’immeubles qui allaient être rénovés, ou carrément détruits » (article de Sophie Joubert dans France-Amérique) donnent le tempo dans ce récit des flâneries d’une femme libre, audacieuse, qui ne craignait pas la vie de bohème et ses aléas. On reconnaît Andy Warhol sur la photo de couverture.

    Rencontres, lectures, souvenirs s’y assemblent comme les menus objets dans les Shadow Boxes de Joseph Cornell au MoMA : des collages de petits riens ramenés de brocantes à Manhattan – « des boîtes à la fois minuscules et infinies, riches en merveilles incalculables de ne tenir que par le prisme de l’imagination ». Le New York de Chantal Thomas est à la fois mythique et personnel, libérateur.