« Longtemps, du reste, il n’y a pas eu de distribution sexuée, filles et garçons pouvant être vêtus aussi bien de rose que de bleu. Les bébés masculins semblent même être plus fréquemment costumés de rose que de bleu, si l’on en croit la peinture mondaine antérieure à la Première Guerre mondiale. Elle nous en a laissé plusieurs exemples. Cette mode, toutefois, ne concerne que les milieux de la cour, l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Dans les autres classes sociales, les nourrissons sont presque toujours vêtus de blanc. Il faut en fait attendre les années 1930 et l’apparition d’étoffes dont les couleurs résistent au lavage répété à l’eau bouillante pour que l’usage du rose et du bleu ciel se généralise, d’abord aux Etats-Unis, plus tard en Europe. A cette occasion, un choix plus fortement sexué se met en place : rose pour les filles, bleu pour les garçons. C’en est fini du rose pensé comme une déclinaison pour enfant de l’ancien rouge viril des guerriers et des chasseurs. Le rose est désormais féminin, essentiellement féminin, alors qu’au XVIIIe siècle il était encore bien souvent masculin. A partir des années 1970, la célèbre poupée Barbie le consacre pleinement dans ce rôle et étend peu à peu son empire à tout l’univers ludique et onirique des petites filles. Il est permis de le regretter. »
Michel Pastoureau, Rouge. Histoire d’une couleur
Maurice Quentin de La Tour, Portrait d'enfant, pastel (1765), Paris, musée du Louvre
Mary Cassatt, Sketch of Head of Margot, esquisse au pastel (vers 1890), Chicago, The Sullivan Collection
Commentaires
Je suis surprise par cette lecture qui fait tomber tout ce que nous connaissions (et pratiquions) sur les couleurs fille ou garçon. A l'époque où les échographies n'etaient pas là pour rompre le charme de la surprise, on pouvait toujours déjouer la tradition en tricotant une layette blanche ou jaune paille.
"Il est permis de le regretter." voilà une conclusion qui me plaît :-)
(on est de nouveau à l'époque de l'année où l'Adrienne s'énerve tout particulièrement en voyant les catalogues de jouets pour enfants...)
@ Chinou : Un bel exemple du caractère très culturel dans la réception des couleurs à une époque donnée. Les Etats-Unis ont donné le ton à l'Europe, et pas seulement dans ce domaine, hélas. Du blanc pour tous, couleur de la paix !
@ Adrienne : Les clivages vont s'accentuant, la publicité contrecarre le mouvement pour plus d'égalité et de liberté de choix - ça m'énerve aussi. Et aujourd'hui encore, 9 novembre 2016, le plafond de verre reste une triste réalité !
tout à fait passionnant comme les livres de Pastoureau
Je viens de lire tes deux billets. Et, plutôt que de voir rouge comme toujours quand je constate le choix des petites filles qui ont plumier, cartable, enfin tout en rose, le rouge dans l'Histoire m'a vraiment intéressée, merci.
Je souscris entièrement à la dernière phrase ! C'est navrant cette évolution.
@ Dominique : Passionnant, et je lirai un jour ses essais sur les animaux, qui le sont certainement aussi.
@ Colo : Merci, Colo. Le paradoxe, c'est de voir rouge devant la carte des Etats-Unis en rouge, non ?
@ Aifelle : Quel travail pour éduquer les enfants à se méfier des stéréotypes ! Les habiller dans toutes les couleurs de l'arc-en-ciel ? Selon Pastoureau, aujourd'hui c'est le vert qui a le vent en poupe.
Aaaaaah les rayons tout en rose ou mauve, pourquoi les petites filles ne voudraient-elles pas autre chose? Il me semble que lorsque j'étais enfant (il y a longtemps) mes parents achetaient les vêtements sans se préoccuper de la couleur
Il me semble aussi que le champ des couleurs était beaucoup plus libre, au choix des mamans surtout et aussi des préférences des enfants, quand on grandissait.
Quant à Barbie, je me souviens de l'avoir rejetée et demandé une poupée noire, qui s'appelait Dolorès, mais je ne me rappelle plus pourquoi.
contente d'avoir lu ce billet, je me suis toujours demandé pourquoi le rose pour les filles, pourquoi cela les attire tellement - je suis bien d'accord avec la phrase de clôture = on peut le regretter, tant de jolies couleurs existent
Merci pour ta réaction, Niki. C'est navrant de se rendre compte jusqu'où s'exerce l'influence des "tendances", du matraquage commercial et parfois idéologique. Je vois tout de même des hommes recommencer à porter du rose et d'autres couleurs plus audacieuses que le bleu sans crainte des préjugés et des étiquettes.
Très intéressant et très vrai!
Après l'on dira que la construction du genre n'est qu'une vue de l'esprit! J'ai lutté pour mes filles contre les Barbies et l'image stéréotypée, superficielle et convenue qu'elle donnait de la femme. Mais ma petite fille en a deux dizaines !
Je me souviens d'une échevine qui offrait aux nouveaux mariés "Du côté des petites filles" d'Elena Gianini Belotti pour sensibiliser les futurs parents à cette éducation. Peut-être seras-tu intéressée par l'article qui revient sur cet essai "trente ans après" et en critique le simplisme voire le "folklore de ces années-là" !
https://www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2003-1-page-99.htm
Oui, je me souviens de ce livre que j'ai lu à l'époque. Je vais aller voir cette critique parce que, moi, il m'avait intéressée et si mes souvenirs sont bons, convaincue.
je viens de le lire et je dois dire que la critique m'a un peu agacée. C'est facile maintenant de parler de "folklore" et de "simplisme" mais c'est oublier que ces questions étaient nouvelles, que personne ne se les posait avant et que les interrogations de 68 ont permis un sacré bond en avant. L'auteur me fait penser à ces lecteurs qui jugent les personnages littéraires ou historiques sans tenir compte des mentalités d'une époque. On ne peut comprendre Emma Bovary si l'on pense comme une femme du XXI siècle !
Merci pour ta réaction, Claudialucia, ce livre m'est cher et je l'ai moi-même offert à beaucoup de jeunes femmes. Je compte le relire. Cette critique m'a surprise et choquée comme les trop nombreuses déclarations antiféministes sur lesquelles je suis tombée sur des sites tenus par des femmes en cherchant des infos sur les "peintresses", d'où mon point d'exclamation. De quoi comprendre comment on en arrive à voter pour n'importe qui !