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Littérature

  • Sacrifice et colère

    Sacrifice de Joyce Carol Oates (2015, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban) est lié, note l’autrice à la fin du livre, à son roman Eux (1969), inspiré par des « désordres raciaux urbains » de juillet 1967 à Détroit qui ont donné lieu à de nombreuses études dont elle ne disposait pas à l’époque. En revenant sur ce sujet, elle a construit son roman en donnant la parole tour à tour aux intervenants et témoins concernés par le sort de Sybilla, la fille d’Ednetta Frye (femme d’Anis Schutt, qui n’est pas le père de l’adolescente).

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    « Quelqu’un a vu ma fille Sybilla ? » Le 6 octobre 1987, à Pascayne (New Jersey), une mère angoissée cherche partout sa fille dans « le bas quartier de Red Rock », « telle une mère de l’Ancien Testament cherchant son enfant perdu ». Elle montre aux passants « des photos d’une jeune fille, sombre de peau, les yeux vifs, une coquetterie dans l’œil gauche et un sourire brèche-dent enfantin. » Ses cheveux noirs sont « épais et frisés », ses yeux en amande d’un noir brillant.

    Ednetta la croyait chez sa cousine, elle apprend qu’elle n’est pas allée à l’école le jeudi et personne ne semble l’avoir aperçue nulle part. Mais elle refuse qu’on signale sa disparition ou qu’on appelle la police. Ednetta habite avec Anis Schutt, qui a fait de la prison pour « homicide involontaire » sur sa première femme. Elle fréquente l’église méthodiste. En plus de ses trois enfants, elle a élevé aussi ceux d’Anis – on a tiré en rue sur un de ses fils mort à dix-neuf ans, un autre de vingt-trois ans est en prison pour trafic de drogue.

    Le lendemain, Ada, une enseignante, entend, la nuit, « un son faible entre plainte et gémissement ». Elle habite Red Rock et malgré sa mère qui lui dit de ne pas « s’en mêler », elle ne peut « ignorer quelqu’un qui appelait à l’aide ». Des pleurs viennent d’une ancienne usine en ruine, elle y va malgré sa peur, descend dans la cave. La fille « gisait sur le sol crasseux », ligotée, les cheveux pleins d’excréments. Ada est « pétrifiée d’horreur ». Dans ses vêtements déchirés et sanglants, la fille tremble de terreur, puis s’évanouit. Ada sort hurler à l’aide, un voisin appelle le 911. « Qui a fait ça à cette fille ? »

    Revenue à elle, Sybilla dit avoir été enlevée, mise dans une camionnette de la police – elle a vu des visages blancs « et l’un d’eux portait un badge comme ont les flics ». Ils l’ont séquestrée, battue, violée avant de la souiller de « merde de chien » et de l’abandonner dans ce sous-sol. Quand les urgences de St. Anne trouvent l’endroit, la fille, en état de choc, mais consciente, refuse de communiquer, Ada ne peut pas monter dans l’ambulance. C’est là qu’ils voient « quelque chose d’écrit sur son corps » : « pute nègre » et « Ku Kux Klann ».

    La fille ne se laisse pas examiner complètement ni prendre du sang. Quand sa mère arrive, celle-ci veut la ramener tout de suite chez elle, sans être interrogée par la police, à moins que ce soit « quelqu’un comme elle, et une femme ». Ines Iglesias, une « Hispanique au teint clair » est envoyée pour l’entretien. Sybilla refuse tout enregistrement et même de parler, mais accepte d’écrire quelques réponses sur des post-it : « flic blanc, cheveu jaunes, âge 30, tous blancs »…

    JCO raconte comment l’histoire circule dans Red Rock, attire les curieux. La mère les renvoie, elle a emmené sa fille chez sa grand-mère avant le retour d’Anis, à qui elle ne raconte pas tout, elle connaît son caractère. A sa cousine qui la retrouve, Sybilla montre ses blessures, les traces des coups. Quand Anis apprend ce qui s’est passé, « l’Ange de colère » le tourmente à nouveau, lui disant de tuer un de ces flics blancs.

    Le racisme de la police à l’égard des noirs suscite la méfiance des deux côtés. Même la collègue hispanique est moquée de croire à ce que raconte la fille. Une avocate du ministère d’Aide sociale demande à Ednetta d’au moins porter plainte, pour qu’une véritable enquête démasque les coupables. Mais ce sont deux frères, un prédicateur en vue et un avocat, qui arriveront à convaincre Ednetta d’alerter les médias. Le bagout du révérend – « nous allons secouer la conscience de l’Amérique blanche […], votre fille est une martyre, mais elle sera bientôt une sainte » – impressionne la mère et la victime. La « croisade » contre l’injustice est lancée.

    De chapitre en chapitre, JCO montre la complexité d’une société minée par la pauvreté, les tensions raciales, la violence, la peur, le fanatisme religieux. Les faits initiaux sont déformés, mis en doute, manipulés par ceux qui cherchent à tirer profit de la médiatisation et de la rancœur populaire. Même les lecteurs, devant ces points de vue et ces déclarations contradictoires, se mettent à douter. Qui dit la vérité ? Le roman s’inspire de l’affaire Tawana Brawley, une fausse accusation de viol. Sacrifice décrit « ce cancer qui ronge l’Amérique depuis des lustres – le racisme, que Joyce Carol Oates décrypte dans ce qu’il a de plus ordinaire et de plus insidieux » (Le Temps).

  • Voix

    Mizubayashi Petit éloge.jpg« Je suis né et j’ai grandi dans un pays dont la culture politique fait en sorte que la soumission générale à un ordre de faits devenu prééminent tende à éliminer ou à écraser les voix individuelles ; et je continue à y vivre, à essayer d’y vivre en tout cas le plus honnêtement possible, en me faisant un habitant solitaire d’un royaume intermédiaire où l’on parle à la fois japonais et français, et en me demandant comment un jour on pourra faire advenir un monde meilleur plus soucieux de la valeur de chaque voix singulière et, par conséquent, de chaque individu. »

    Akira Mizubayashi, Petit éloge de l’errance

  • Eloge de l’errance

    Le Petit éloge de l’errance (2014) d’Akira Mizubayashi a tout d’un grand : avec la musique et l’image d’un guerrier dans Yojimbo de Kurosawa en ouverture et « Mon errance » pour épilogue, c’est un essai percutant sur le désir d’être soi-même dans une société où la pression collective ne le permet pas. L’écrivain japonais y écrit en français une critique de son pays où « aller seul sans but ni direction précise » semble une aspiration condamnable.

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    Toshiro Mifune en héros solitaire dans Yojimbo (1961) réalisé par Akira Kurosawa.

    D’où lui vient ce « désir d’errance » ? cette prise de conscience ? Mizubayashi remonte à un épisode traumatisant de ses six ans. Après un déménagement « à l’autre bout de la ville », il rentre à l’école communale du quartier de Nakano (à Tokyo où il habite encore) dans une classe d’une cinquantaine d’élèves. La fin des cours a sonné, mais la maîtresse continue à donner des consignes quand il est pris d’une colique insoutenable et ne peut se retenir. « Ca  pue ! » répète un garçon en le désignant. Il lui en reste deux plaies inguérissables : « le sentiment de rejet de soi-même, celui d’être comme un paria » et « le souvenir des regards des enfants » qui le torturaient. « Seul contre tous ».

    Quand il lira dans les Confessions de Rousseau l’épisode du « peigne cassé » ou celui du « ruban volé », il revivra cette situation d’exclu. De là date sans doute sa fascination pour Rousseau à qui il a consacré sa thèse de doctorat (« l’écriture à la première personne de Rousseau ») à l’université Paris-VII. Rentré à Tokyo, à la recherche d’un poste d’enseignant à l’université, on lui conseille de faire une communication au congrès des professeurs de français. Son exposé est retenu pour un article dans la revue de leur association. Mais le secrétaire lui rend les épreuves de son texte corrigées par « un grand professeur du comité de rédaction », « criblées d’annotations en rouge ».

    Or aucune de ces remarques n’était acceptable, ce que lui confirme un lecteur de français à l’université de Tokyo, Maurice Pinguet. Cette anecdote illustre sa répulsion « pour ceux qui tirent un plaisir malsain de leur position de supériorité supposée », pour la « violence arbitraire » : « Etre seul m’a toujours paru préférable, même au prix d’une sombre mélancolie qu’entraîne souvent l’isolement choisi et voulu ». Quelques années plus tard, alors qu’il est devenu « professeur titulaire dans une faculté », un « ami » lui déclarera qu’il ne faisait « que des choses qui détonnaient. »

    Autre souvenir scolaire, celui d’une « petite fille aux nattes blondes » critiquée pour ne pas chanter avec les autres Votre règne, l’hymne national, au pied du Drapeau (loi de 1999). Le père de Mizubayashi, qui avait souffert des « débordements meurtriers du fascisme impérial pendant toute la période de la « guerre des Quinze Ans » (1931-1945), faisait partie des Japonais plutôt rares qui refusaient de se reconnaître dans l’Empire du Grand Japon symbolisé par le fameux drapeau national. » Comme lui, l’écrivain tient avant tout à son intégrité morale et à son indépendance intellectuelle.

    Son commentaire de la formule « Okaerinasaï » qui s’affiche en grand à l’aéroport près d’un petit « Welcome to Japan ! » est un autre exemple de cette injonction de fierté d’appartenir à la communauté nationale : on l’adresse à quelqu’un qui retrouve son foyer, donc aux voyageurs japonais, ce qui n’a rien à voir avec une formule de bienvenue aux étrangers.

    Mizubayashi explique le contraste entre la mentalité japonaise dominante et le respect des libertés individuelles en France. Puis le « présentisme » (sans commencement ni fin) inscrit au cœur de la langue japonaise : elle n’a pas nos trois temps grammaticaux (passé, présent, futur) mais des « particules exprimant les réactions présentes du locuteur face aux événements du passé ou à venir. » En littérature, le haïku exprime l’instant présent et l’on retrouve cela aussi en prose (Notes de chevet), dans la musique, dans la peinture (rouleau qu’on déroule et qu’on enroule pour le regarder scène par scène). Ce présentisme, selon lui, aboutit au conformisme social.

    Or « rien ne garantit que la majorité a raison », de nombreux exemples historiques montrent le contraire. En plus de revenir sur la tragédie des deux bombes atomiques, Mizubayashi décrit la situation préoccupante à Fukushima que l’Etat japonais semble vouloir oublier, de même qu’il ne se préoccupe pas des responsabilités à l’origine du drame.

    Après un dernier chapitre consacré à quelques « éclaireurs du chemin de l’errance » – Rousseau, Mozart, Kurosawa –, « Mon errance » est un très bel autoportrait de l’écrivain japonais qui a trouvé dans son amour de la langue française une respiration, une affirmation individuelle, une liberté d’être à l’instar du personnage de Botchan chez Sôseki. Sa toute dernière phrase exprime l’inquiétude. Ouvrez ce Petit éloge de l’errance, c’est une réflexion en profondeur qui vaut pour lui dans son pays et, mutatis mutandis, pour nous dans notre temps.

  • Remède

    nancy huston,reine du réel,lettre à grisélidis réal,littérature française,biographie,féminisme,prostitution,anticonformisme,écriture,création,culture« Toi, on te sauve à chaque fois in extremis. Tu te secoues, te rhabilles, te maquilles, te remets à rigoler, à danser et à boire… avant de chercher à mourir à nouveau. Ta gaieté légendaire, loin d’être un mensonge destiné à donner le change et à cacher ton désespoir, est plutôt une manière d’exprimer ce désespoir avec élégance. Oui, Gri : tout comme le blues ou la musique tzigane dont tu raffoles, ta gnaque est noblesse d’âme.
    Je me rends compte à quel point j’ai eu de la chance, comparée à toi. Mon père n’a pas disparu de mon enfance, il est resté très présent. Ma mère n’est pas morte dans ma quarantaine : elle est toujours là… Sur le chemin de l’immolation de soi par amour que tu as parcouru en grande randonneuse, je n’ai fait que quelques pas timides… avant de rebrousser chemin, épouvantée.
    Mais en fin de compte on a trouvé le même remède, toi et moi, à notre envie de mourir. Dans la même ville, qui plus est, et au même moment. Ce remède a pour nom : sororité. »

    Nancy Huston, Reine du réel. Lettre à Grisélidis Réal

  • Lettre à Grisélidis

    Dans Reine du réel. Lettre à Grisélidis Réal (2022), Nancy Huston rend un hommage très personnel à une « écrivaine, artiste peintre et prostituée suisse » (Wikipedia). Grisélidis (son vrai prénom) est née à Lausanne en 1929 – « Tu as l’âge de mes parents » – et décédée en 2005. Elle l’appelle « Gri », ce qui la distingue de l’héroïne de Perrault, patiente et soumise. Nancy Huston a longtemps reproché à Grisélidis Réal d’incarner « la pute au grand cœur », notamment dans son unique roman, Le noir est une couleur. Mais elle admire l’écriture de cette autodidacte, « l’envergure et la complexité » de son existence.

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    Très vite, elle compare leurs vies : « Filles aînées toutes deux, nous étions très amoureuses de notre papa. » Sans l’avoir jamais croisée « en personne », elle s’est rapprochée de Grisélidis Réal à travers ses traces, « œuvres peintes, livres, lettres, archives, interviews ». Elle a reconnu ces circonstances qui poussent à bout : « agressions sexuelles dans l’enfance, fragilité psychique et économique, colère contre la mère, désir de choquer » et même « envie de mourir ».

    Nancy Huston a écrit sur la prostitution, sur la pornographie, et milité pour le respect à l’égard des « travailleuses du sexe ». Ici, elle raconte la vie de cette fille de professeurs, Walter Réal et Gisèle Bourgeois, d’abord installés à Alexandrie, puis à Athènes où son père meurt à trente-trois ans (staphylocoque doré). Grisélidis et ses sœurs sont alors livrées à leur mère, détestée. A treize ans et demi (âge noté par sa mère), elle écrit le poème Le cycle de la vie – « A peine pubère, Gri, tu écris déjà comme la reine du réel que tu vas devenir. »

    Atteinte de tuberculose, Grisélidis Réal doit quitter l’école pour un sanatorium : « Par instinct de survie spirituelle, tu te désolidarises de ton corps. Lui est malade, d’accord, mais le vrai toi, c’est l’esprit léger qui gambade, rime, rythme, crée et danse dans les prés. Tu te mets à lire et à écrire, à peindre et à dessiner, à rêvasser. » Après le lycée, elle suit les cours de l’école d’arts appliqués de Zurich, pose nue pour des artistes, veut se débrouiller seule. A vingt-deux ans, enceinte d’un artiste, elle l’épouse. Il ne veut pas être père, elle ne veut pas avorter. Ses beaux-parents obtiennent la garde légale du petit Igor, qu’elle ne rencontrera que dix-sept ans plus tard.

    Onze grossesses, sept interrompues. A vingt-neuf ans, « tu te retrouves donc divorcée et mère de quatre enfants de trois pères différents : pas facile de faire mieux comme preuve de non-conformisme au modèle maternel. » Nouvelle hospitalisation pour tuberculose. Nancy Huston partage avec « Gri » le goût de la vie « casse-cou ». Quand celle-ci demande de l’argent à un homme, qui veut coucher avec elle en échange, elle accepte. Argent facile et l’esprit qui décide que « ce qui arrive au corps n’a aucune importance ». Nancy Huston revient souvent sur cette faculté de dissociation (qui me laisse perplexe).

    Grisélidis rencontre Bill, un Africain-Américain étudiant en médecine à Munich, schizophrène, et va s’installer avec lui en Allemagne. Ils sont fauchés, les enfants ont faim. Les petits boulots ne suffisent pas. Bill devient violent, l’envoie au trottoir. Grâce à un amoureux, elle rencontre une famille tzigane qui leur offre un abri, à elle et aux enfants. Un autre homme fait d’elle une dealeuse, elle se retrouve dans une prison pour femmes à Munich.

    Ce sera « la deuxième forge d’où sortiront tes armes de survie : armes d’artiste, cette fois. » Grisélidis tient un journal en prison, dont le titre sera Suis-je morte ? Suis-je encore vivante ? Elle écrit, elle peint. Expulsée d’Allemagne, elle retourne en Suisse et à la prostitution. A la lecture du Deuxième Sexe, elle trouve Simone de Beauvoir trop « cérébrale », ignorant qu’à cette époque, celle-ci écrivait des lettres d’amour passionnées à Nelson Algren.

    Printemps 1968, une bourse pour écrire, des amants, des cystites, des ruptures… Huston raconte les hauts et les bas, les actions de Grisélidis pour défendre les travailleuses du sexe, elle, « la prostituée libre, souveraine et généreuse » qui exerce un métier « non seulement nécessaire mais secourable » sans être une victime, selon elles. Sans doute est-ce « le goût de l’excès » (titre d’un chapitre) qui les rapproche : « Dans le fond des fonds, je suis comme toi une provocatrice, car provoquer c’est aussi bousculer, c’est essayer de réveiller un monde que, par moments, nous trouvons coupablement apathique et veule. » 

    Reine du réel fait découvrir la vie de Grisélidis Réal, résumée par ailleurs dans la préface de Chair vive, recueil de ses poèmes. Ce qui m’a surprise et gênée, c’est la façon dont Nancy Huston y mêle constamment sa propre expérience. Elle s’insurge tout de même contre les phrases « affligeantes » de Grisélidis sur sa compréhension ou son acceptation des violences masculines. Mais sa biographe, « enragée, engagée », revendique comme elle le choix de l’anticonformisme voire de l’outrance, le goût de tout vivre avec passion.