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roman

  • L'invitation

    Parmi les couleurs qui donnent leur titre aux différentes parties de La mise à nu, un roman de Jean-Philippe Blondel, « Terre d’ombre » est celle qui correspond le mieux à son narrateur, Louis Claret. Professeur d’anglais, il se rend à un vernissage – genre d’événement où il ne se sent pas à sa place – à l’invitation d’un peintre autochtone qui s’est fait un nom, Alexandre Laudin. Celui-ci a été son élève vingt ans plus tôt dans cette ville de province et « fait la fierté de la ville et de ses habitants ». Il sera le second protagoniste du roman.

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    Encore quatre ans à enseigner et Claret sera débarrassé de son agacement croissant devant les terminales « qui passaient leur temps à tenter de consulter leur portable ». En général, il préfère rester chez lui, mais en rentrant ce vendredi soir dans son appartement froid, il a monté le chauffage puis est ressorti avec l’invitation en poche. Peu intéressé par le public présent, il observe sur les toiles de « grandes silhouettes grises » aux « visages déformés » : un monde « froid et brutal ». Il trouve l’artiste « perturbant, certes, toutefois pas réellement novateur » et plutôt répétitif dans ses dernières œuvres.

    « Vous souriez, monsieur Claret ? » Dans la salle la plus éloignée du grand hall, le professeur sursaute quand Alexandre Laudin l’interpelle. Flatté que son ancien élève se souvienne de son nom, il est encore plus surpris de l’entendre dire qu’il aimait ses cours, avant qu’on vienne le chercher pour un discours. La trentaine, d’une belle prestance, ce n’est plus « le chat famélique » qu’il croisait dans les couloirs du lycée.

    Un mois plus tard, Alexandre Laudin lui téléphone pour l’inviter à passer chez lui le lendemain, à son pied-à-terre, « une sorte de loft, un peu à l’écart du centre-ville ». Les deux filles de Claret lui reprochent son manque de vie sociale, aussi il accepte, puis, contrairement à ses habitudes, farfouille dans ses cartons d’archives. Il retrouve le « pâle sourire » d’Alexandre Laudin sur la photo de la première littéraire de 1996-1997, parmi d’autres au caractère bien plus marqué. « Je plonge rarement mes mains dans ce fatras car je ne suis guère attiré par le passé. Pas plus que par l’avenir, d’ailleurs. Seul l’actuel peut retenir mon attention, et encore, de façon intermittente. »

    L’appartement d’Alexandre est grand, son atelier sous les combles éclairé par une verrière. Il voudrait l’avis de son ancien prof sur l’évolution de sa peinture. Claret n’a pas de « vraie culture picturale », mais vu l’insistance de l’artiste, lui répond franchement. Alexandre l’emmène alors dans une autre pièce où un triptyque lui « saute à la gorge » : une femme, un homme, puis les deux côte à côte – « un peu plus âgés que moi. Défaits. La mine allongée. Les lèvres sèches. Des plis amers aux commissures. » Les parents du peintre.

    Claret entre en « dialogue muet » avec ces portraits « sans concession ». Il se rappelle toutes ces années où sa femme et lui ont rempli leur rôle de parents, se mettant « entre parenthèses » pour leurs enfants plus importants qu’eux-mêmes. Moins de deux ans après le départ des filles, Anne et lui s’étaient séparés. Alexandre dit s’être servi de photos et avoir cherché à intégrer le passage du temps. Et puis vient la nouvelle invitation : il aimerait faire le portrait de son ancien professeur. En le revoyant, il a perçu l’importance du rôle qu’il a joué dans sa vie.

    Quand Louis Claret accepte de poser pour lui dans son atelier, nous n’en sommes qu’au premier quart du roman et nous comprenons que son oui ne sera pas sans conséquence. Etre observé, scruté, se laisser découvrir, ce sera une « mise à nu », même habillé. Les séances de pose vont ouvrir une espèce de champ de mémoire et d’évasion pour le modèle. Lui aussi s’interroge sur le temps qui passe. L’envie lui vient alors de mettre par écrit certains souvenirs.

    Ses filles et sa femme s’inquiéteront de ce rapprochement si inhabituel dans la vie du professeur solitaire. Alors qu’il garde les autres à distance, même ses proches – « Plus les années passent et moins nous osons entrer dans l’intimité l’un de l’autre » (lors d’un contact vidéo avec une de ses filles) –, pourquoi son ancien élève lui importe-t-il à ce point ? Blondel, à partir d’une situation inattendue et troublante, nous entraîne vers un coup de théâtre inattendu.

    Jean-Philippe Blondel écrit beaucoup : une trentaine de romans en littérature générale et pour la jeunesse depuis 2003. J’ai trouvé dans celui-ci certaines réflexions très justes, des situations bien campées. Il faudrait un je ne sais quoi dans La mise à nu pour rendre l’intrigue plus convaincante, bien que la relation entre les deux hommes soit décrite avec sensibilité. En phrases basiques, souvent courtes, le plus souvent au présent, ce roman se lit d’une traite.

  • Tout rejeter

    Edouard Louis Points nouvelle couverture.jpg« Je ne pense pas que les autres – mes frères et sœurs, mes copains – aient souffert autant de la vie au village. Pour moi qui ne parvenais pas à être des leurs, je devais tout rejeter de ce monde. La fumée était irrespirable à cause des coups, la faim était insupportable à cause de la haine de mon père.
    Il fallait fuir. »

    Edouard Louis, Pour en finir avec Eddy Bellegueule

     

    Couverture Points actuelle

  • Signer Edouard Louis

    En finir avec Eddy Bellegueule (2014), ses prénom et nom d’origine, c’est pour le narrateur raconter son ancienne vie et signer ce premier roman Edouard Louis. Le récit, très rude, s’ouvre sur une scène qui se répétera : à l’école, deux garçons, « le premier, grand, aux cheveux roux, et l’autre, petit, au dos voûté » lui crachent au visage – « Prends ça dans ta gueule » – avant de le rouer de coups : « C’est toi le pédé ? » Nouveau au collège, il avait dix ans.

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    « La violence ne m’était pourtant pas étrangère, loin de là. J’avais depuis toujours, aussi loin que remontent mes souvenirs, vu mon père ivre se battre à la sortie du café contre d’autres hommes ivres, leur casser le nez ou les dents. » Son père avait vu son propre père devenir violent dans l’ivresse, insulter et battre sa femme, avant de les abandonner, elle et son fils de cinq ans. Pour lui, il y eut peu d’école, beaucoup de bagarres – « J’étais un dur quand j’avais quinze ou seize ans » –, puis il était devenu ouvrier dans l’usine du village « comme son père, son grand-père et son arrière-grand-père avant lui. »

    A la naissance d’Eddy, sa mère avait déjà un fils et une fille d’un premier mariage avec un alcoolique ; pour le père, c’était le premier fils à qui transmettre ses « valeurs viriles » « il allait faire de moi un dur ». Très vite, il déchante. Une voix aux intonations féminines, plus aiguë que celle des autres garçons, des réactions différentes, alors ses parents l’insultent : « Pourquoi Eddy il se comporte comme une gonzesse. » Au village, on le trouve bien élevé, même s’il est spécial, bizarre, efféminé. Pour lui, l’enfance dans la campagne picarde était sinon agréable.

    Mais au collège, les « durs » ne lui passent rien. Eddy préfère entrer dans le couloir sans surveillance où les deux garçons l’attendent chaque jour dans l’espoir qu’ainsi « personne ne nous verrait, personne ne saurait ». Pour donner « une image de garçon heureux », il est en quelque sorte « complice » de cette violence et il espère s’habituer à la douleur.

    « Pour un homme la violence était quelque chose de naturel, d’évident. » Son père, pour ne pas répéter le schéma de ses parents, déchaînait sa colère contre les murs, couverts de trous à la longue. Son grand frère avait l’alcool méchant, sa sœur recevait des coups de son compagnon. Pour protéger Eddy du fils aîné, le père avait dû s’interposer, s’était retrouvé au sol, paralysé ; il avait fallu appeler le médecin. Violence, pauvreté, survie.

    Sa mère fumait beaucoup, s’emportait souvent, allumait la télévision dès le matin, toussait. Elle lui racontait sa vie, celle de son père. « Sa vie l’ennuyait et elle parlait pour combler le vide de cette existence qui n’était qu’une succession de moments d’ennui et de travaux éprouvants. » Quand le père s’était retrouvé au chômage, elle avait commencé à faire la toilette des personnes âgées. A Eddy, elle disait être simple, aimer rire, ne pas vouloir jouer à la madame, mais il sentait sa honte.

    « C’est pas une baraque c’est une ruine », disait-elle de la maison : humidité, moisissures, cloisons minces. Ni lumière ni bureau dans les chambres, le travail scolaire entre le père qui regarde la télévision et la mère qui vide un poisson sur la table. Pour Eddy, le seul répit était « la salle de classe », avec des enseignants respectueux. Sa mère se soucie de bien l’élever, mais l’heure des repas, c’est « l’heure de bouffer » : à la maison on parle une langue populaire, brutale, raciste ; on se moque des gens qui « dînent », « ceux qui ont les moyens, les riches ». (Les paroles sont indiquées dans le texte en italiques, sans guillemets.)

    Eddy fait du théâtre au collège le vendredi soir, ça ne plaît pas à son père qui le laisse marcher quinze kilomètres à travers champs pour rentrer. Après s’être tenu à l’écart « de tout ce qui se rapprochait plus ou moins de l’homosexualité », Eddy et un petit groupe d’amis sont invités par leur « chef de bande », plus âgé qu’eux, à venir chez lui en l’absence de ses parents voir un film « de cul ». Il les encourage à se masturber. Puis, dans un hangar, à jouer les scènes du film, entre garçons – jusqu’à ce que la mère d’Eddy les découvre.

    « Je pensais que la honte que nous partagions, moi, mes parents et mes copains, était trop puissante, qu’elle empêcherait qui que ce soit d’en parler et qu’elle me protégeait. Je me trompais. » Alors vient l’idée de fuir, faute de réussir à « être comme tout le monde ». Eddy se rapproche de filles, veut donner le change, en vain. Du secours viendra de la proviseure du collège qui, vu ses succès lors des représentations théâtrales, lui renseigne un lycée d’Amiens et sa filière d’art dramatique au baccalauréat. Il y découvrira une autre façon de se comporter.

    Edouard Louis interrogé sur En finir avec Eddy Bellegueule : « Toute cette violence en moi, je ne pouvais plus la garder. Il fallait que ça sorte (…). C’était écrire ou mourir. Ce qui ne veut pas dire que je n’avais pas peur. J’avais peur. De ne pas être à la hauteur. De blesser. J’ai fait en sorte qu’il y ait le moins d’autocensure possible, mais il y a des limites à la littérature et des limites à ce que j’étais en mesure d’écrire. Certaines choses, je ne pouvais tout simplement pas les écrire. C’était trop vulgaire. J’avais peur de ne pas être pris au sérieux.» (Entretien avec Nathalie Petroswski, La Presse, 28/5/2014)

    Photo de couverture : Kiki Smith, Girl With Globe (Points, 2015)

  • Corridors du temps

    Modiano coffret.jpg« Il avait lu, la veille, un roman de science-fiction, Les Corridors du temps. Des gens étaient amis dans leur jeunesse, mais certains ne vieillissent pas, et quand ils croisent les autres, après quarante ans, ils ne les reconnaissent plus. Et d’ailleurs il ne peut plus y avoir aucune contact entre eux : Ils sont souvent côte à côte, mais chacun dans un corridor de temps différent. S’ils voulaient se parler, ils ne s’entendraient pas, comme deux personnes qui sont séparées par une vitre d’aquarium. Il s’était arrêté et la regardait s’éloigner en direction de la Seine. Il ne sert à rien que je la rattrape, pensa Bosmans. Elle ne me reconnaîtrait pas. Mais un jour, par miracle, nous emprunterons le même corridor. Et tout recommencera pour nous deux dans ce quartier neuf. »

    Patrick Modiano, L’horizon

  • L'horizon, l'avenir

    Dernier titre de Modiano dans Romans, L’Horizon date de 2010. Comme il l’a écrit en ouverture de ce Quarto, on y retrouve des noms, des situations, des lieux qui font écho aux récits précédents du recueil. Ici, pas de première personne : « Depuis quelque temps, Bosmans pensait à certains épisodes de sa jeunesse, des épisodes de sa jeunesse, des épisodes sans suite, coupés net, des visages sans noms, des rencontres fugitives » (première phrase).

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    Le deuxième paragraphe continue dans ce sens : « Ces fragments de souvenirs correspondaient aux années où votre vie est semée de carrefours, et tant d’allées s’ouvrent devant vous que vous avez l’embarras du choix. » Sur son carnet, Bosmans, le narrateur, retrouve un nom, « Mérovée ». Peu à peu, il revoit le visage de ce « jeune homme aux cheveux blonds bouclés », visage qui lui semblait déjà flétri, en particulier quand l’homme riait d’un rire « de vieillard ».

    Il l’avait rencontré avec sa « bande » devant l’immeuble où il attendait Margaret Le Coz. Mérovée était le chef de bureau de Margaret, il avait mal pris que Bosmans ne veuille pas se joindre à eux – « Vous savez, avait déclaré Bosmans d’une voix calme, depuis le pensionnat et la caserne, je n’aime pas tellement les bandes. » Quelques années plus tard, d’un taxi, il avait reconnu Mérovée, seul au bord du trottoir, par une nuit de janvier très froide, « pieds nus dans des spartiates ».

    Margaret travaillait comme secrétaire pour Richelieu Interim. Bosmans l’avait rencontrée dans les escaliers du métro où des manifestants chargés par les CRS les avaient bousculés ; elle saignait à l’arcade sourcilière et il l’avait emmenée dans une pharmacie. Elle lui avait proposé alors de l’attendre à la sortie des bureaux au « 25 rue du Quatre-Septembre ». Un soir où il s’était étonné qu’elle habite à Auteuil, un quartier lointain, elle avait répondu que c’était « plus sûr », puis avait corrigé : « plus tranquille ».

    Bosmans avait fini par apprendre qu’un « type » la cherchait depuis quelques mois ; elle avait peur de cet homme qu’elle avait connu en Suisse, une « mauvaise rencontre ». Il comprenait très bien son appréhension, lui-même craignait de rencontrer un couple : « une femme aux cheveux rouges et au regard dur, un homme brun, l’air d’un prêtre défroqué. La femme aux cheveux rouges, c’est ma mère, si j’en crois l’état civil. » Chaque fois, elle lui demandait de l’argent. Il avait changé d’adresse pour qu’ils ne puissent plus « le rançonner ». Margaret avait fini par lui raconter Annecy, Lausanne, le redouté Boyaval qui avait frappé son employeur suisse quand celui-ci s’était interposé.

    « Quelqu’un lui avait chuchoté une phrase dans son sommeil : Lointain Auteuil, quartier charmant de mes grandes tristesses, et il la nota dans son carnet, sachant bien que certains mots que l’on entend en rêve, et qui vous frappent et que vous vous promettez de retenir, vous échappent au réveil ou bien n’ont plus aucun sens. » Bosmans se souvient aussi du temps où il accompagnait Margaret Le Coz chez le professeur Ferne et sa femme, deux avocats, pour garder leurs enfants. Lui travaillait alors dans une librairie, celle des éditions du Sablier, dont le catalogue était tourné vers l’occultisme, les religions orientales, l’astronomie. 

    Patrick Modiano nous emmène avec son narrateur dans les quartiers, les cafés de Paris, la mémoire toujours en quête des fantômes du passé que réveillent les noms, les adresses qui figurent dans son carnet de moleskine noir. Bosmans aurait déjà pu rencontrer Margaret, qui avait habité rue de Belloy, à l’époque où il allait dans cette rue chez une ancienne secrétaire, pour lui donner des pages manuscrites à dactylographier. Ensuite il allait au café. « Ces soirs-là, les rues désertes et silencieuses du quartier étaient des lignes de fuite, qui débouchaient toutes sur l’avenir et l’HORIZON. »

    Margaret lui avait dit être née à Berlin, elle y retournera. « Il se créait souvent une certaine intimité entre les voyageurs dans les trains de nuit de sa jeunesse. Oui, j’ai l’impression que nous n’avons cessé, Margaret et moi, de prendre des trains de nuit, de sorte que cette période de nos vies est discontinue, chaotique, hachée d’une quantité de séquences très courtes sans le moindre lien entre elles… » Des années après son départ, Bosmans la cherchera dans Berlin. La trouvera-t-il ? 

    On en saura un peu plus en lisant L’horizon, même si les personnages y gardent leur part de mystère. « Pour ses personnages, Patrick Modiano fait des collages de personnes. Il le répète, sans cesse y revient à chacune de ses réponses : il écrit pour élucider des choses qu'il n'avait pas comprises quand elles se sont produites, qui ont laissé une impression étrange qu'il veut démêler. Les énigmes que la vie lui a posées, ce sont des rencontres sans suite et des présences inexpliquées, des disparitions, des activités douteuses, des dangers parfois pressentis, parfois avérés. C'est le climat exact de son nouveau livre. » (Alice Ferney, Le Figaro, 2010)