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roman - Page 5

  • Un Eden islandais

    Une langue, une terre. Des rêves, des liens. Au sortir d’une grippe qui m’empêchait d’en terminer la lecture, j’ai rouvert Eden d’Auður Ava Ólafsdóttir (roman traduit de l’islandais par Eric Boury) et en refermant le livre, je reviens à ces mots qui me trottaient en tête à son sujet. Des rêves, des liens. Une langue, une terre.

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    Forêt d'Hallormsstadur en Islande (source : islande-explora.com)

    Un roman qui avance par séquences semées de mots islandais, parfois de déclinaisons. « Jakobsdottir : fille de Jakob », c’est le nom de la linguiste qui rêve, qui raconte et qui parle. (Dottir, daughter, dochter – l’islandais est une langue germanique. La romancière est donc fille d’Olaf.) La narratrice enseigne à l’université, elle voyage pour participer à des colloques sur les langues minoritaires menacées de disparition, elle s’arrête souvent sur un mot. Elle est aussi « relectrice » d’auteurs traduits pour deux maisons d’édition.

    Sur la route entre la gare et le village isolé du séminaire où elle se rend, la linguiste islandaise remarque « de vastes zones de terre brûlée et des souches d’arbres calcinés ». Les incendies de l’été sec et caniculaire ont dévasté la forêt, les villageois ont réussi à sauver un très vieux chêne. Les pensées d’Alba flottent des écrivains qui ont chanté les arbres jusqu’aux orangers et citronniers de Lorca, l’écrivain préféré de sa mère qui jouait dans La maison de Bernarda Alba, d’où lui vient son prénom. Leur résolution de clôture pour l’Unesco rappellera « qu’il existe dans le monde entre six mille cinq cents et sept mille langues » et que l’une d’entre elles meurt toutes les semaines, d’où leur crainte de voir disparaître 90% des langues « d’ici à la fin du siècle ». Une linguiste comme héroïne, ce n’est pas banal. J’ai aimé ces arrêts sur les mots, les langues, la traduction, les digressions.

    Une langue, une terre. Comme d’habitude, son père lui téléphone dès son retour, prend de ses nouvelles et écoute sa fille raconter son rêve où elle volait au-dessus d’une terre « rocailleuse et désolée » puis, chaussée des bottes de sa mère, ramassait des pommes de terre quand celle-ci s’était retrouvée tout à coup près d’elle, à l’encourager. Son père lui donne régulièrement des nouvelles de son voisin Hlynur qu’il voit tous les matins à la piscine – Hlynur (érable) est un prénom rare en Islande – et avec qui il s’entretient souvent de plantation d’arbres, le principal centre d’intérêt du trésorier de l’Association forestière de Reykjavik. A sa retraite, les matelots de son cargo ont offert une pousse d’acer pseudoplatanus à leur capitaine, un jeune érable qu’Hlynur a planté au milieu de son terrain ; il mesure à présent cent quarante-deux centimètres de haut. En rentrant chez elle, Alba calcule combien d’arbres elle devrait planter pour compenser l’empreinte carbone de tous ses vols en avion : 5600.

    Aussi l’annonce d’un terrain à vendre de 22 hectares avec un « lieu de séjour » à rénover l’amène, par un chemin de terre « étroit et cahoteux », dans un paysage « aride et dénudé, peuplé de rochers, de lave et de sable ». La maison est quasi vide, sans eau courante ni chauffage. L’agent immobilier lui apprend qu’elle appartient à Sara Z., « la reine du crime en personne », Alba avait relu les épreuves de son premier polar. « Le terrain descend jusqu’à la rivière glaciaire qui se perd en ramifications sur les étendues de sable, un profond murmure monte jusqu’à la maison. » Le village est à une demi-heure : une supérette, une boulangerie, une école, un magasin de seconde main de la Croix-Rouge. On lui demande ce qu’elle compte faire de la parcelle : « J’envisage d’y planter des arbres. »

    Le père d’Alba n’est pas trop surpris. Dans un rêve que lui raconte Alba, il lui disait : « Nous sommes à chaque instant au centre de notre vie. » Son ami Hlynur, ravi, conseille « de planter d’abord des bouleaux pour créer de l’abri », puis d’essayer le mélèze de Sibérie, de privilégier « des espèces robustes à même de supporter des conditions de vie difficiles. » Betty, la demi-sœur d’Alba, veut savoir si elle compte s’installer là-bas, mais ce serait trop loin pour ses cours en ville.

    Une des éditrices l’appelle assez souvent à propos d’un recueil de poésie dont la publication a été acceptée, « tout un bouillonnement de sentiments » à propos du chagrin d’amour d’un de ses anciens étudiants, et insiste pour qu’elle le lise, elle voudrait avoir son sentiment. On s’interroge sur le lien qu’il y aurait avec Alba, d’autant plus qu’elle est avertie de chacun des changements de titre de ce recueil. Eden verra bien d’autres liens se mettre en place, pas tous positifs : avec un voisin éleveur de moutons, avec Hâkon qui tient la brocante du village et vérifie à chaque passage d’Alba si les rumeurs à son sujet sont fondées, avec le jeune Danyel, un réfugié venu aider le plombier et qui aimerait s’implanter en Islande.

    Cette histoire de langue, de terre et d’arbres à planter est pleine d’imprévus, de méandres, de perdrix des neiges, de mots qui conviennent ou pas, de décisions à prendre. Ce récit faussement décousu des transformations d’une vie est finement conté par celle qui nous avait déjà charmée avec Rosa Candida. Audur Ava Olafsdottir est bien une romancière de notre temps, des angoisses et des rêves qui nous traversent en nous laissant parfois un mot, au réveil, sur lequel nous interroger. J’aurais aimé faire lire Eden à ma mère. Un bonheur de lecture.

  • Toiles

    Wolkenstein couverture.jpg« Lili rangea le programme du colloque dans un tiroir et décida de vaquer un peu au rez-de-chaussée, au cas où le Suisse aurait besoin d’elle. Lorsqu’elle pénétra dans le salon, elle l’y trouva, plongé dans la contemplation des quatre portraits d’Ann Hellbrown.
    Mikaël Walter ne regardait que les toiles, tour à tour, sans prêter attention à son propre reflet, dans le miroir qui surmontait la cheminée. Les tableaux étaient accrochés de part et d’autre, encadraient ainsi l’image du visiteur. Peut-être fut-ce cette coïncidence, la vue soudaine de ce visage, associé aux peintures, mais Lili ne comprit qu’alors ce qu’évoquait le nom du Suisse, depuis le début, depuis le premier fax de réservation qu’il leur avait adressé de Genève, un mois auparavant : Gianni Walter, c’était comme ça qu’étaient signés tous les portraits. Et pas seulement les portraits, toutes les œuvres exposées dans la maison, y compris les nombreuses représentations de la maison elle-même. »

    Julie Wolkenstein, Colloque sentimental

  • Colloque au manoir

    Colloque sentimental de Julie Wolkenstein présente des points communs avec Adèle et moi : une maison, une femme qu’on cherche à mieux cerner à travers ses écrits – ici l’écrivaine Ann Hellbrown, sujet d’un « petit colloque français » dans le manoir près de la mer où elle a vécu avant de s’installer en Angleterre. Le roman raconte quatre journées découpées en séquences autour des différents protagonistes.

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    Janet Anguerillos, une Américaine qui prépare une biographie critique, est l’invitée la plus prestigieuse de l’organisateur, Bernard Grabant. Elle a retrouvé dans les archives de l’éditeur londonien d’Ann H. (conservées dans la bibliothèque de l’université de San Diego) quelques lignes datées du 19 septembre 1895 où celle-ci affirmait qu’elle n’écrirait plus ; c’était le jour de la mort de son mari, Joseph Bernier. Il y a bien une vieille Française qui l’avait contactée pour lui promettre un inédit, sans donner suite. Son voyage en France pour ce colloque sera en fait le premier de Janet hors de son pays.

    Déjanire Mulot y communiquera un point de vue d’historienne. Quand elle avait lu pour sa thèse sur la maternité (grossesse, accouchement, petite enfance) Devenir mère, « un recueil de réflexions et de conseils » signé d’un pseudonyme, Déjanire ignorait que c’était Ann H. qui l’avait écrit. Cela complétait ses recherches basées sur plus de deux mille témoignages de mères de famille (de 1875 à 1924) réunies par un médecin parisien. Dans le train, elle avait découvert, à sa grande surprise, que la première des Nouvelles Héroïdes d’Ann H. s’intitulait « Déjanire ».

    Au manoir Hellbrown, Lili, une étudiante, s’affaire aux préparatifs : elle a toute la confiance de la propriétaire, elle connaît le passé et les moindres recoins de l’hôtel. Bernard Grabant aussi se repose sur elle pour l’intendance, il l’imagine amoureuse de lui. Les imprévus d’un colloque l’inquiètent (cet inédit ?) et en même temps, il est impatient de rencontrer la spécialiste californienne, lui qui rêve de s’exiler pour échapper à ses parents.

    Le poème éponyme de Verlaine est la première annexe insérée entre deux séquences du roman – « Dans le vieux parc solitaire et glacé, / Deux spectres ont évoqué le passé » – où de petites intrigues sentimentales se nouent.  Les autres annexes, en italiques, semblent de la plume d’Ann H. Il y a des secrets dans la vie de cette romancière, et peut-être dans celle de certains intervenants et auditeurs du colloque. Les quatre jours dans ce manoir réserveront-ils des surprises ? des réponses ?

    Lu jusqu’au bout dans l’attente d’éclaircissements, Colloque sentimental manque de peps, à mon goût. Il me semble que les Anglo-Saxons mettent plus de vie et d’humour dans la représentation de ces échanges entre universitaires. Julie Wolkenstein avance lentement ses pions. « Ses romans, au-delà de leur diversité de ton et de cadre, ont en commun de mettre en scène des enquêtes : ses personnages fouillent documents et souvenirs, découvrant ou reconstruisant un récit lacunaire, entraînant le lecteur vers ce mystère autour duquel l’intrigue est tissée. » (Pascale Roux)

  • Jour 15

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    Lola Lafon, Mercy, Mary, Patty

  • Kidnappées rebelles

    Dans Mercy, Mary, Patty, Lola Lafon a choisi, comme elle excelle à le faire d’un livre à l’autre, un point de vue original pour revenir sur l’histoire de Patricia Hearst, la petite-fille d’un magnat de la presse américaine enlevée en 1974 et passée du côté des révolutionnaires qui l’avaient enlevée. Son titre est calqué sur Mercy Mary Patty, celui de l’essai de Gene Geneva, une prof américaine engagée par l’avocat de la défense au procès de Patricia Hearst ; elle y reliait le cas de « Patty » à ceux de deux autres jeunes filles disparues : Mercy Short en 1690 et Mary Jemison en 1755, qui comme elle s’étaient rebellées contre leur propre camp.

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    Patricia Hearst (Photos de presse)

    Gene Neveva (personnage fictif malgré les apparences) est le « vous » auquel s’adresse la narratrice dès la première phrase : « Vous écrivez les jeunes filles qui disparaissent. » Professeure d’université, Neveva a enseigné deux ans en France dans les Landes (« Modes de vie et culture américaine » au Collège des Dunes). En octobre 1975, elle avait mis une annonce dans deux boulangeries : elle cherchait une « étudiante très bon niveau d’anglais oral et écrit, job temps plein d’une durée de quinze jours. Adultes s’abstenir. »

    Un carton plein de coupures de presse à lire, de minicassettes à écouter, dans l’ordre chronologique, pour en faire une synthèse, voilà la tâche de la candidate sélectionnée, bien qu’elle ne sache rien de l’affaire Hearst. « Quinze jours pour trancher, qui est la vraie Patricia, une marxiste terroriste, une étudiante paumée, une authentique révolutionnaire, une pauvre petite fille riche, héritière à la dérive, … » Violette, dix-huit ans, ira travailler tous les jours chez Gene Neveva, accueillie par son chien Lenny, ou plutôt Violaine, prénom improvisé par Violette après une remarque sur son prénom qui ne lui va pas tellement.

    Chaque jour, Violaine découvre l’histoire de Patricia, enlevée à dix-neuf ans, de sa famille, de ses ravisseurs de la SLA (« Armée symbionaise de libération »). Elle prend des notes sur son travail et aussi, pour elle-même, sur Gene Neveva, sur ces journées peu ordinaires à parler anglais avec une Américaine excentrique qui ne cesse de remettre en question les réponses et réactions de son assistante, pour l’inciter à réfléchir. Auprès de Gene Neveva, Violaine qu’au lycée on surnomme « la Vierge » respire un autre air. Quand elle rentre chez ses parents, leur conformisme la frappe davantage. Eux trouvent leur fille sérieuse, peut-être pas assez décontractée, ils l’enverront dans une école de secrétariat bilingue.

    En plus de rendre compte de leurs travaux et discussions, la narratrice s’interroge aussi sur la relation entre les deux femmes : « L’avez-vous vraiment rencontrée, votre assistante, ou l’avez-vous parcourue et estimée en un clin d’œil tandis que vous dissertiez sur la liberté des femmes ? Bien sûr, en 1975, vous étiez l’adulte, sa supérieure à qui elle ne confiait pas grand-chose. J’ai pour moi l’avantage de ses notes qu’elle m’a confiées et le recul des années passées. »

    Curieuse de lire le rapport final, introuvable, de Gene Neveva, et de comprendre les tenants et aboutissants de l’affaire Hearst, la narratrice finit par reprendre des études au Smith College (Northampton, Massachussets), pour suivre les cours de celle qui défend les jeunes filles « chavirées » et la rencontrer. « Il fallait une forme polyphonique où aucune voix ne prendrait le dessus » dit Lola Lafon dans L’Obs. Elle l’a trouvée dans Mercy, Mary, Patty pour raconter, analyser les regards et les discours sur ces kidnappées rebelles et leur liberté.