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roman - Page 6

  • Nothomb en oiseau

    Avec Psychopompe, Amélie Nothomb a réussi un de ses plus beaux vols. Bien qu’il soit indiqué « roman », elle y déroule le fil d’une trajectoire personnelle moins aisée qu’il n’y paraît. Elle l’ouvre avec un conte traditionnel nippon que sa nounou japonaise lui a raconté quand elle avait quatre ans, celui d’un marchand de tissus subjugué par la splendeur des grues blanches. L’histoire est belle et cruelle.

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    La petite fille d’alors, qui rêve de voir des grues, ne s’intéresse pas encore aux passereaux. Mais une fois « arrachée au Japon », quand son père est « posté » à Pékin l’année suivante, les chants d’oiseaux lui manquent. Mao les a rendus responsables des « famines et autres nuisances », on les massacre. Seul le corbeau subsiste à Pékin, intelligent, mais au croassement décevant.

    New York, 1975, ce sont les retrouvailles avec toutes sortes d’oiseaux, « comme une résurrection », à Central Park et dans la forêt où ils vont le week-end : « Les geais, les merles – les fameux mocking birds, les cardinaux, les bruants hudsoniens, il n’y en avait que pour le ciel. » Ecouter leur chant à l’aube, les reconnaître. L’hiver, le chant du merle la bouleverse. « Beaucoup plus tard, quand j’entendis l’air célèbre du Génie du froid, je me demandai si Purcell n’avait pas trouvé son inspiration dans cette pratique hivernale des oiseaux. »

    Mais c’est au Bangladesh (son père nommé ambassadeur à Dacca), à onze ans, qu’elle situe le « kensho : éveil qui, pour ne pas être définitif, sépare le temps en un avant et un après » – « Il m’apparut que l’oiseau était la clef de mon existence. » Dans son « obsession aviaire », son père voit une quête symbolique de la liberté. « A quoi bon rêver d’anges et de chimères quand il existe pour de vrai une créature qui dépasse notre entendement ? »

    La lecture de manuels d’ornithologie est « une source d’étonnement sans fin », l’observation des oiseaux, une passion. A Sylhet, ville entourée de jungle, elle voit pour la première fois l’oiseau-dragon au « nom fabuleux d’engoulevent oreillard ». Elle l’observe aux jumelles. « L’affût du regard changea ma vie. » Elle rêve de voler comme lui ou de nicher au sol au-dessous des arbres à thé.

    Cox’s Bazar, la seule station balnéaire du Bangladesh, devient leur destination préférée. Nager dans le golfe du Bengale fait son bonheur. « Nager, c’était voler sous l’eau. » Ils y côtoient la misère, elle joue « avec les enfants du peuple de la plage » qui ne nagent pas. Les expatriés qui restent entre eux les voient comme des excentriques. Ses parents se passionnent pour « cette jeune démocratie ». Ils fréquentent la léproserie tenue par des religieuses belges.

    Amélie Nothomb raconte et fait flèche de tout bois : « Quand on se sent incapable d’une pensée digne de ce nom, il reste l’observation : voici ce que m’apprit l’amour des oiseaux. » Engoulevents ou autres. « La contemplation perpétuelle d’un être furtif m’enseigna l’art d’aimer l’insaisissable. »

    Au Bangladesh, à douze ans, « on mariait les filles de [son] âge ». L’adolescente a peur de l’armateur de Cox’s Bazar, la cinquantaine, qui la dévisage et recherche la compagnie de la « young lady », l’invite sur son yacht, sans que ses parents s’y opposent. Elle l’écoute, reste sur ses gardes. En étudiant les langues anciennes (neuf heures de latin, six heures de grec), elle découvre l’impératif passif : « Sois tué ! » ou « Sois mangé ! »

    En peu de mots mais si intenses, Amélie Nothomb dit l’agression subie dans l’eau du golfe du Bengale. Sa mère l’entend hurler et accourt : « Pauvre petite. » Ses agresseurs ont fui. « Je ne devins pas folle. Quelque chose s’éteignit en moi. On ne me vit plus dans aucune eau. » Treize ans. Elle apprend qu’Hermès, « le dieu messager aux pieds ailés, pouvait être qualifié de psychopompe. Le psychopompe était celui qui accompagnait les âmes des morts dans leur voyage. »

    Au milieu du roman, l’atmosphère change. Comment approcher la mort ? Deux ans d’anorexie. Après le Bangladesh, la Birmanie, le Laos. Réapprendre la nourriture. Après avoir été œuf, puis oisillon, Amélie Nothomb retrouve la santé, devient une jeune femme qui écrit. Dans cette nouvelle partie de son existence, elle se fait oiseau : « Désormais, écrire, ce serait voler. » La passion des oiseaux va désormais de pair avec la passion de l’écriture, sur laquelle l’écrivaine nous offre de très belles pages qui éclairent son œuvre.

    « Ecrire à tire-d’aile » est pour Amélie Nothomb sa façon d’apprivoiser le temps, le vide, la mort. Lisez Pyschopompe, un de ses plus beaux chants.

  • La Lande

    « Et puis tout à coup, au détour d’un bosquet, elle surgit  dans un déferlement d’océan : la Lande. Elle est maintenant là sous mes yeux, immense et princière, étirant à perte de vue ses longues vagues de terres mauves, jetant contre le train son ressac de bruyères.

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    © Rorcha, Les quatre lacs, 2020,
    acrylique sur bois, 33 x 46 cm. Collection privée, Paris.

    C’est pour elle que je suis revenu jusqu’ici, pour sa dureté, son humidité, sa sauvagerie et les innombrables lochs qu’elle recèle – turquoise, noirs ou azur –, les plus belles choses qu’il m’ait été donné d’admirer et dont ma mémoire n’a fait qu’amplifier le sublime au cours des années.  Il y en a un, surtout, que j’ai à cœur d’aller retrouver au plus vite. Un parmi les centaines de lacs semés à travers ce paysage comme une poignée de pierres précieuses par un petit dieu facétieux. »

    Jérôme Magnier-Moreno, Highlands

  • Fuir en couleurs

    Highlands de Jérôme Magnier-Moreno (°1976) me fait découvrir la collection « Le sentiment géographique » chez Gallimard, dédiée à un écrivain qui recompose, « en vagabond attentif, un monde à la première personne ». Des échos lus ici et m’ont attirée en premier vers les couleurs de Rorcha, nom dont l’auteur-artiste signe ses peintures. Un détail de Plein ciel, en couverture, et une dizaine de paysages accompagnent son roman.

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    © Rorcha, Plein ciel (détail), 2022, acrylique sur bois, 60 x 92 cm. Collection privée, Paris.

    Ce récit de voyage s’ouvre sur une carte : le dessin de son itinéraire depuis Paris vers Inchnadamph, au nord de l’Ecosse, dans les Highlands, les 24 et 25 mai 2013. De « Bleu pétrole » à « Turquoise de banquise », toutes les séquences ont pour titre une indication de couleur, en commençant par le train pris à Londres un vendredi soir, le Caledonian Sleeper. Sous l’effet d’un tranquillisant, le narrateur s’apprête « à passer une nuit régressive dans le ventre du train, loin de Paris et de l’Himalaya d’emmerdes » qu’il y laisse.

    Londres 21h15, Inverness 8h41 : il se souvient de cet horaire, le même que quand il avait treize ans, et du même coup de sa mère, de « la douce expression » de son visage auquel celui de la Jeune Fille à la perle de Vermeer ressemble tellement. Il emporte avec lui le vieux sac à dos jadis « d’un vif rouge corail », décoloré en « vieux rose », témoin de deux années de suite passées en famille dans les Highlands écossais, « des jours qui comptaient parmi les plus beaux de [sa] vie. »

    Cette nuit rythmée par le train le trouve « écartelé entre l’impatience d’atteindre la destination de ce voyage et la tristesse d’avoir dû abandonner [son] propre foyer. » Il pense à son fils Thomas qui doit être surpris. Avec Claire, sa femme, ils ont eu des mots et des regards « si durs et si tristes » qu’il s’est décidé d’un coup : « Je pars ». Sur un post-it dans l’entrée, il a laissé un mot : « Je reviens dans une semaine. »

    « Jamais je n’ai été aussi loin de dormir. » Trop de cafés, de cachets, des ronflements dans la cabine voisine, une couette trop chaude… « Je ne connais que trop cette sensation de m’enfoncer sans retour dans l’insomnie […] ». Autant rejoindre le wagon-bar. Le goût du whisky ramène d’autres souvenirs, une autre tristesse. Passé la frontière écossaise, les ténèbres à l’extérieur, à l’intérieur le sourire d’une « ginger girl » bientôt emmenée par son « boyfriend », le passage des heures…

    Le lendemain matin, après qu’aux « étincellements jaunes » des genêts le long des talus succède la Lande, le paysage offre un spectacle « merveilleusement ensoleillé ». Voilà le train arrivé à destination, en gare d’Inverness. Un car emmène le voyageur plus au nord, le dépose devant l’auberge d’Inchnadamph, devenue « un repaire de naturalistes, ornithologues, pêcheurs et randonneurs de tout poil ».  Pas encore 14 heures, du ciel bleu : il part se promener sur-le-champ.

    Jérôme Magnier-Moreno nous prête ses yeux pour contempler la beauté du paysage écossais, la transparence de la rivière, tout ce qu’il reconnaît là, entre ses souvenirs de marche ou de pêche, des « nuées d’insectes », un microcosme « miraculeusement préservé ». Ses souvenirs de famille sont au rendez-vous, des moments rares de complicité avec son père, qu’il s’est attaché à développer avec son fils en l’entraînant dans les musées parisiens le samedi matin, pour dessiner.

    Mais pas de lumière sans ombres. Trouvera-t-il le lac sans nom qu’il est venu retrouver ? Comment faire quand la pluie et le brouillard s’en mêlent ? Dans ce récit éminemment visuel, les sensations, la confusion s’emparent du promeneur imprévoyant, terriblement obstiné. Happé par sa quête, le lecteur l’est aussi dans ses peintures aux couleurs fortes – turquoise, ocre, vert, rouge, noir. Plus que des paysages, des visions, captivantes.

    Dans Highlands, la crise de couple qui a déclenché la fuite du narrateur reste à l’arrière-plan, tant importe à l’auteur de raconter et surtout montrer ces « terres hautes » d’Ecosse où il nous invite, comme Rorcha, à nous perdre avec lui entre terre et ciel, entre lacs et nuages. Merci, Jérôme Magnier-Moreno, pour cet envoi qui nourrit l’imaginaire et le regard.

  • Avoir hâte

    Stefansson Saga Astu.jpg« Avoir hâte : y a-t-il expression plus belle ?

    La femme aux yeux gris parle à Sigvaldi, il ne saisit pas les mots, il pensait à autre chose – mais à quoi ? Ah oui, évidemment, comment oublier ?! Il pensait à l’époque où Sesselja avait cinq ans et il lui apprenait à lire.
    Il avait toujours hâte de rentrer chez lui après le travail. Il avait passé ses journées à imaginer des contes et des histoires autour des lettres qu’elle devait apprendre à reconnaître. Sesselja l’attendait souvent à la fenêtre, elle criait et frappait dans les mains en le voyant arriver, Sigrid avait déjà préparé le café. Puis Sigvaldi s’asseyait à la table de la cuisine avec la petite sur ses genoux et ils se frayaient doucement un chemin à travers le savoir. Pendant ce temps, Sigrid faisait une réussite, elle fumait, souvent, on distinguait à la commissure de ses lèvres ce sourire presque invisible. Et parfois, Sesselja se penchait sur la main de Sigvaldi et y déposait un baiser. C’était le bonheur, dit-il à haute voix. Et qu’il est délicieux d’avoir hâte de vivre. »

    Jón Kalman Stefánsson, Ásta

  • Stefansson, Asta

    Jón Kalman Stefánsson raconte dans Ásta (Saga Ástu, traduit de l’islandais par Eric Boury, 2018), l’histoire d’Helga et Sigvaldi, ses parents, mêlée à celle d’Ásta. Ils ont trouvé son prénom dans Gens indépendants, un roman de Halldor Laxness qui les avait fait pleurer. En voyant que sans la dernière lettre, il restait « Ást » (« amour » en islandais), Helga avait accepté le choix de Sigvaldi : « La vie d’Ásta était née de l’amour et elle grandirait entourée d’amour. » Voilà pour les bonnes intentions. Le roman a un sous-titre : « Où se réfugier quand aucun chemin ne mène hors du monde ? »

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    Helga, à peine dix-neuf ans, et Sigvaldi, son aîné « d’une bonne dizaine d’années » ont déjà une petite fille de sept mois quand Ásta est conçue, ils vivent à Reykjavik dans un logement confortable en sous-sol. Les marins faisant grève, cet ouvrier « courageux et robuste » est à présent peintre en bâtiment. Très amoureux de sa femme, il ne résiste pas quand elle lui fait des avances – les scènes de sexualité, crûment décrites, sont nombreuses.

    « Et trente ans plus tard, Sigvaldi tend un peu trop loin le bras avec son pinceau sur son échelle, il perd l’équilibre et en quelques secondes, son corps s’abat sur le trottoir. » Il ferme les yeux, les rouvre, se revoit petit garçon courant et riant, « ses paupières se ferment. » Le défilé des images d’autrefois continue. Une vieille femme pose ses cabas à terre près de lui et lui parle en norvégien – il est en Norvège, à Stavanger, où il habite avec sa seconde épouse, Sigrid, et avec Sesselja, la fille d’Ásta.

    Puis vient la « première lettre d’Ásta », adressée à son « amour » qui s’en est allé. Elle vit à Reykjavik rue Njálsgata, au-dessus de l’appartement d’Anna et Gudmundur qui ont deux enfants, et du sous-sol habité par sa « chère » Björg. Tard le soir, elle écrit à son amant qu’elle l’aime encore et souffre de son absence. Stefánsson  prévient ses lecteurs : « Si tant est que ça l’ait été un jour, il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire, ou comme on dit, du berceau à la tombe. Personne ne vit comme ça. » Son récit sera discontinu de bout en bout. Pour lui, « nous vivons tout autant dans les événements passés que dans le présent. » Il se demande s’il a eu raison de commencer par la conception d’Ásta…

    La voilà soudain « au début des années soixante-dix », « internée en psychiatrie dans une banlieue de Vienne après une tentative de suicide ratée ». Ásta est à Vienne depuis six mois pour étudier le théâtre avec un spécialiste de Bertolt Brecht. Elle a perdu sa nourrice, qui l’a élevée quand sa mère l’a abandonnée, ensuite « celui dont elle préfère ne jamais prononcer le nom » et maintenant sa sœur aînée : « Ceux qui sont aimés des dieux meurent prématurément. »

    L’auteur cite un passage du poème « A ceux qui viendront après nous » :

    Dans les livres anciens, il est dit ce qu’est la sagesse :
    Se tenir à l’écart des querelles du monde et, sans crainte,
    passer son peu de temps sur terre. » (Brecht)

    Sa sœur lui avait envoyé neuf lettres, presque toutes écrites à l’hôpital, et « Ásta n’en a envoyé que trois en retour. » Son aînée ne le lui reprochait pas, elle la savait très occupée par ses études.

    « Si… seulement tu avais la moitié de la gentillesse de ta sœur, tu es aussi invivable que ta gorgone de mère, lui avait dit un jour Sigvaldi, leur père, ou plutôt, il  l’avait vociféré, il l’avait crié, au moment où il avait jeté Ásta dans la cage d’escalier de l’immeuble de la rue Skaftahlid, deux ans après qu’elle avait emménagé chez lui. »

    En psychiatrie, elle passe ses plus belles journées depuis la fin brutale de son enfance, à quinze ans. Après avoir été une élève modèle, elle était devenue une ado rebelle, victime d’un mauvais gars, envoyée pour travailler l’été chez un paysan des fjords de l’Ouest, en guise de redressement. A la vie chaotique d’Ásta se mêle l’histoire de son père, avant sa chute fatale.

    Des moments heureux se glissent entre les drames de leur vie. Comme dans les autres romans de Stefánsson , une bande-son accompagne le récit, ainsi que de nombreuses lectures. Sexe, violence, alcool, mais aussi de la poésie, des instants de contemplation, de complicité, des aurores boréales… Cà et là, des grossièretés – « Tu iras loin avec ta chatte » –, des aphorismes – « Le quotidien est la pierre sur laquelle nous bâtissons notre existence. »

    Ásta pâtit, à mon avis, de ce méli-mélo où Stefánsson  nous entraîne à sa manière, avec des débuts de phrase ou des questions en guise de titres. Le texte m’a semblé parfois creux : « Quand il faut rentrer le foin, il faut le rentrer. » Ou « Ça fait du bien à l’être humain d’attendre. Ça le pousse à réfléchir un peu. Et une personne qui réfléchit comprend mieux la vie. » Je suis restée à distance, cette fois. Plus enthousiastes, voici les critiques de Télérama et de Libération. Et vous, qu’en avez-vous pensé ?