Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Un Eden islandais

Une langue, une terre. Des rêves, des liens. Au sortir d’une grippe qui m’empêchait d’en terminer la lecture, j’ai rouvert Eden d’Auður Ava Ólafsdóttir (roman traduit de l’islandais par Eric Boury) et en refermant le livre, je reviens à ces mots qui me trottaient en tête à son sujet. Des rêves, des liens. Une langue, une terre.

olafsdottir,eden,roman,littérature islandaise,linguistique,botanique,arbres,rencontres,rénovation,plantations,culture
Forêt d'Hallormsstadur en Islande (source : islande-explora.com)

Un roman qui avance par séquences semées de mots islandais, parfois de déclinaisons. « Jakobsdottir : fille de Jakob », c’est le nom de la linguiste qui rêve, qui raconte et qui parle. (Dottir, daughter, dochter – l’islandais est une langue germanique. La romancière est donc fille d’Olaf.) La narratrice enseigne à l’université, elle voyage pour participer à des colloques sur les langues minoritaires menacées de disparition, elle s’arrête souvent sur un mot. Elle est aussi « relectrice » d’auteurs traduits pour deux maisons d’édition.

Sur la route entre la gare et le village isolé du séminaire où elle se rend, la linguiste islandaise remarque « de vastes zones de terre brûlée et des souches d’arbres calcinés ». Les incendies de l’été sec et caniculaire ont dévasté la forêt, les villageois ont réussi à sauver un très vieux chêne. Les pensées d’Alba flottent des écrivains qui ont chanté les arbres jusqu’aux orangers et citronniers de Lorca, l’écrivain préféré de sa mère qui jouait dans La maison de Bernarda Alba, d’où lui vient son prénom. Leur résolution de clôture pour l’Unesco rappellera « qu’il existe dans le monde entre six mille cinq cents et sept mille langues » et que l’une d’entre elles meurt toutes les semaines, d’où leur crainte de voir disparaître 90% des langues « d’ici à la fin du siècle ». Une linguiste comme héroïne, ce n’est pas banal. J’ai aimé ces arrêts sur les mots, les langues, la traduction, les digressions.

Une langue, une terre. Comme d’habitude, son père lui téléphone dès son retour, prend de ses nouvelles et écoute sa fille raconter son rêve où elle volait au-dessus d’une terre « rocailleuse et désolée » puis, chaussée des bottes de sa mère, ramassait des pommes de terre quand celle-ci s’était retrouvée tout à coup près d’elle, à l’encourager. Son père lui donne régulièrement des nouvelles de son voisin Hlynur qu’il voit tous les matins à la piscine – Hlynur (érable) est un prénom rare en Islande – et avec qui il s’entretient souvent de plantation d’arbres, le principal centre d’intérêt du trésorier de l’Association forestière de Reykjavik. A sa retraite, les matelots de son cargo ont offert une pousse d’acer pseudoplatanus à leur capitaine, un jeune érable qu’Hlynur a planté au milieu de son terrain ; il mesure à présent cent quarante-deux centimètres de haut. En rentrant chez elle, Alba calcule combien d’arbres elle devrait planter pour compenser l’empreinte carbone de tous ses vols en avion : 5600.

Aussi l’annonce d’un terrain à vendre de 22 hectares avec un « lieu de séjour » à rénover l’amène, par un chemin de terre « étroit et cahoteux », dans un paysage « aride et dénudé, peuplé de rochers, de lave et de sable ». La maison est quasi vide, sans eau courante ni chauffage. L’agent immobilier lui apprend qu’elle appartient à Sara Z., « la reine du crime en personne », Alba avait relu les épreuves de son premier polar. « Le terrain descend jusqu’à la rivière glaciaire qui se perd en ramifications sur les étendues de sable, un profond murmure monte jusqu’à la maison. » Le village est à une demi-heure : une supérette, une boulangerie, une école, un magasin de seconde main de la Croix-Rouge. On lui demande ce qu’elle compte faire de la parcelle : « J’envisage d’y planter des arbres. »

Le père d’Alba n’est pas trop surpris. Dans un rêve que lui raconte Alba, il lui disait : « Nous sommes à chaque instant au centre de notre vie. » Son ami Hlynur, ravi, conseille « de planter d’abord des bouleaux pour créer de l’abri », puis d’essayer le mélèze de Sibérie, de privilégier « des espèces robustes à même de supporter des conditions de vie difficiles. » Betty, la demi-sœur d’Alba, veut savoir si elle compte s’installer là-bas, mais ce serait trop loin pour ses cours en ville.

Une des éditrices l’appelle assez souvent à propos d’un recueil de poésie dont la publication a été acceptée, « tout un bouillonnement de sentiments » à propos du chagrin d’amour d’un de ses anciens étudiants, et insiste pour qu’elle le lise, elle voudrait avoir son sentiment. On s’interroge sur le lien qu’il y aurait avec Alba, d’autant plus qu’elle est avertie de chacun des changements de titre de ce recueil. Eden verra bien d’autres liens se mettre en place, pas tous positifs : avec un voisin éleveur de moutons, avec Hâkon qui tient la brocante du village et vérifie à chaque passage d’Alba si les rumeurs à son sujet sont fondées, avec le jeune Danyel, un réfugié venu aider le plombier et qui aimerait s’implanter en Islande.

Cette histoire de langue, de terre et d’arbres à planter est pleine d’imprévus, de méandres, de perdrix des neiges, de mots qui conviennent ou pas, de décisions à prendre. Ce récit faussement décousu des transformations d’une vie est finement conté par celle qui nous avait déjà charmée avec Rosa Candida. Audur Ava Olafsdottir est bien une romancière de notre temps, des angoisses et des rêves qui nous traversent en nous laissant parfois un mot, au réveil, sur lequel nous interroger. J’aurais aimé faire lire Eden à ma mère. Un bonheur de lecture.

Commentaires

  • Entièrement d'accord avec ta conclusion, c'est un bonheur de lecture, toujours renouvelé avec l'autrice. J'espère que tu es bien remise de ta grippe.

  • Merci, Aifelle. Il me manque encore un peu de vigueur, mais tout s'améliore de jour en jour.

  • je n'ai toujours lu qu'un seul de ses livres, que j'avais beaucoup aimé et qui m'avait donné l'envie d'en lire plus :-)
    https://adrienne414873722.wordpress.com/2019/01/07/7-choses-2/
    Rigning í Nóvember, Pluie en novembre (si on traduit littéralement) mais le titre choisi pour la traduction française est Embellie :-)

  • Tu m'avais donné envie de le lire, mais ça ne s'est pas fait. Je vérifie s'il est bien inscrit dans ma liste. Très drôle, cette histoire des titres en traduction.

  • Après cette belle lecture, j'ai envie d'en lire d'autres, mais là les thèmes me convenaient bien.

  • En plus de "L'Embellie" dont parle Adrienne, j'ai noté "Miss Islande" qui a eu de bonnes critiques et "L'Exception" présenté par Aifelle sur son ancien blog.

  • Conquise par Rosa Candida, ton écrit d'aujourd'hui et les commentaires me donnent tout plein d'autres pistes.
    Un des charmes de ton blog. Merci Tania !

  • C'est un plaisir d'échanger avec mes commentatrices et mes plus rares commentateurs. Avec plaisir, Claudie.

  • D'elle je n'ai lu que Miss Islande, une lecture agréable, un peu trop légère à mon goût. Je note les autres titres dont celui de ton billet :planter des arbres, la nature m'attirent fort aussi, en plus de la langue, of course!
    Merci

  • Dans ce cas, je remets ce titre-là en dessous de la pile ;-).

  • Bonne continuation, Eimelle,

  • un livre que je n'ai pas encore chroniqué mais que j'ai énormément aimé, je l'ai lu il y a deux mois environ et j'en garde un souvenir vif et joyeux
    Des livres comme celui là mettent le coeur en joie

  • Oui, et par de multiples facettes qu'il n'est pas toujours facile d'expliquer, comme l'empathie, peut-être, si ce mot ne commençait à être utilisé à tort et à travers. Merci, Dominique.

  • Empathie, un mot "utilisé à tort et à travers", c'est bien vrai chère Tania. j'avais beaucoup aimé Rosa Candida et celui-ci est bien tentant, mais j'ai une telle pile en attente... Quand même, je note

  • Oh, c'est un titre qui se retient tout seul, pas de problème.

  • J'aime beaucoup cet auteur et j'ai déjà lu cinq de ses romans. Je sors toujours ragaillardie de ma lecture et avec des envies de voyage...en Islande ! Heureusement je finis toujours par pouvoir emprunter ses livres dans une de mes médiathèques. Ce dernier titre est bien entendu déjà sur mes listes. J'ai donc lu avec grand plaisir ta chronique en espérant pouvoir l'emprunter bientôt.

  • Tu connais donc bien cette romanciere, j'irai lire tes billets sur d'autres titres. À bientôt, Manou.

  • J'aime énormément cette auteure, j'ai lu avec joie tous ses livres, pour celui-ci je mets un tout petit bémol si je peux me permettre, il est un peu trop dans l'air du temps. Il me semble que dans ses autres livres, il y avait une magie personnelle que je n'ai pas retrouvée ici, mais cela n'engage que moi. Merci Tania, je souhaite que tu retrouves vite tes forces, douce semaine. brigitte

  • Merci pour ton ressenti, Brigitte. En tout cas aujourd'hui, c'est la lumière qui est magique ici et fait un bien fou.

  • Bonjour Tania, j'ai ce roman ci et L'embellie qui m'attendent dans une de mes PAL. Merci pour ce rappel et j'ai hâte depuis que maintenant, je suis allée en Islande. Bone après-midi et meilleure santé.

  • J'en ai ramené un autre de la bibliothèque. Bonne lecture, Dasola.

Écrire un commentaire

Optionnel