La panne de Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) figurait dans ma liste de lecture depuis des années, j’en ai trouvé à la bibliothèque une nouvelle traduction de l’allemand par Alexandre Pateau, publiée l’an dernier. Le livre refermé, je me réjouis d’avoir enfin découvert ce roman court que je n’ai pas lâché avant la fin. Le début, déjà, est formidable – je vous en réserve un long extrait pour le billet suivant. Il éclaire le sens du sous-titre : « Une histoire encore possible ».
L’œuvre date de 1956. L’intrigue débute par une panne de voiture : la Studebaker d’Alfredo Traps, « quarante-cinq ans, dans le textile », s’arrête et refuse de redémarrer, à une heure de chez lui. Le garagiste venu la remorquer ne pourra la réparer avant le lendemain matin. Au lieu de marcher jusqu’à la gare et de rentrer en train pour retrouver sa femme et leurs quatre garçons, Traps décide de passer la nuit sur place.
A l’auberge du village dont il avait entendu dire du bien, toutes les chambres sont prises (un congrès). On indique au représentant une villa « qui prenait quelquefois des voyageurs ». Le vieillard occupé dans le grand jardin qui l’entoure, en fait le maître de maison, scrute son visiteur et lui offre l’hospitalité. Mlle Simone, la gouvernante, s’occupe de lui, il aime « héberger un invité de temps à autre ».
Tout en taillant un rosier, il le prévient : il attend quelques amis pour le dîner et invite Traps à leur « petite réunion d’hommes ». Même s’il projetait d’aller manger à l’auberge, son hôte ne veut pas « passer pour un citadin grossier » et accepte. La chambre est accueillante. De la fenêtre, il voit arriver trois vieux messieurs. Quand il les rejoint dans la véranda ouverte sur le jardin, il dit adieu à son projet de « dénicher une fille de ferme » en saluant ces trois vieillards, « tels trois énormes corbeaux », « affreusement vieux, tachés et négligés, même si leurs redingotes semblaient de première qualité ».
A l’apéritif, le maître de maison demande à Traps s’il veut bien participer à leur « petit jeu » habituel – « Mais naturellement. Les jeux m’amusent beaucoup. » Ses amis et lui, un ancien juge, jouent le temps d’une soirée à leurs anciens métiers (juge, procureur, avocat), l’idéal étant de jouer avec « un sujet vivant » dans le rôle de l’accusé. Traps est d’accord, intrigué et ravi d’échapper à des conversations « barbantes ».
Tout en trinquant à sa santé, l’avocat lui conseille en aparté d’avouer son crime sans attendre, pour qu’il puisse bien le défendre devant ce tribunal improvisé. Traps proteste en riant, il n’a commis aucun crime et s’amuse d’entendre l’avocat lui reprocher l’inconscience de se déclarer innocent. « Mais surtout, surtout, pesez bien chaque mot, ne bavardez pas comme un étourdi, sinon, avant de dire ouf, vous serez condamné à plusieurs années de prison, sans possibilité de retour. »
Le repas commence dans une excellente ambiance. Quand l’accusé clame son innocence, le juge et le procureur sont stupéfaits ; ils lui posent des questions que Traps prend à la rigolade. La panne est le récit de cette soirée bien arrosée pendant laquelle l’atmosphère se tend peu à peu – Traps est le seul à ne pas prendre la conversation au sérieux, même quand il comprend, un peu tard, que le jeu a déjà commencé.
Je n’en dirai pas plus pour vous laisser le plaisir d’entrer dans cette histoire devenue rapidement une pièce radiophonique pour la Radio bavaroise, une « dramatique ». En 1958, Dürrenmatt recevra le prix de la Tribune de Genève pour La Panne en prose. Se réjouissant dans Le Monde de la réédition d’un « maître du grotesque moderne », Nicolas Weill signale que ses romans « souffrent d’une autre occultation, conséquence paradoxale de leur notoriété : ses multiples adaptations à l’écran ».
La présentation de l’écrivain suisse par Mirel Bran dans Nuit blanche, le magazine du livre (1996) permet de faire plus ample connaissance : « La réalité est source d’horreurs et l’écrivain ne fait que les montrer. Mais Friedrich Durrenmatt raconte le monde avec ironie et humour, il en dénonce le grotesque sans intervenir. » J’y apprends qu’en plus d’écrire dans un style impeccable, il dessinait et peignait : « Mes tableaux et mes dessins représentent un complément de mon œuvre écrite — pour tout ce que je ne puis exprimer que par l’image. »