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littérature française

  • Leçon

    hélène gaudy,archipels,récit,littérature française,portrait du père,relation père-fille,mémoire,traces,culture,écriture« Quand je m’inquiète de ce qui le bouleverse, il répond : Tout ça, c’était des promesses, et c’est fini maintenant.
    Longtemps, j’ai imaginé que dormaient dans sa mémoire des souvenirs douloureux. Je ne pensais pas qu’y reposaient aussi des instants lumineux et fragiles qu’il préférait ne pas toucher de peur de les détruire. Ce qui le retenait d’exhumer le passé, c’était peut-être avant tout le chagrin de regarder en face ce qui s’était perdu. Et moi qui lui fais relire les lettres, les carnets, qui lui parle d’îles englouties, d’amoureuses oubliées et de maisons d’enfance, qui réactive ses voyages, qui remue le couteau dans la plaie, oubliant cette leçon qu’il avait déjà comprise à dix-sept ans :
    l’écriture nourrit sa propre mélancolie. »

    Hélène Gaudy, Archipels

  • Archipel paternel

    Dès l’entame d’Archipels (2024), en décrivant l’Isle de Jean Charles qui disparaît sous les eaux en Louisiane, Hélène Gaudy s’approche du sujet de son récit, son père, prénommé Jean-Charles, dont elle sait si peu : « Lui qui aime tant les paysages ne m’a rien dit ou presque de ceux qu’il a habités. J’ignore les décors de sa vie, les images qui l’ont constituée. »

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    Dans l’atelier du père d’Hélène Gaudy. Photo HÉLÈNE GAUDY (Le Monde)

    Un « mystère trop proche pour soupçonner son étendue » ? Quelques traits le caractérisent : de nombreuses passions successives, une indifférence parfaite à son corps et à son apparence, des manies culinaires, « un homme enfant qui ne sait rien de son enfance, à la fantaisie inébranlable et au sérieux inquiet, un homme qui, toute sa vie, s’est efforcé de sauver ce qu’il pouvait sauver alors que son propre passé lui reste inaccessible. »

    Un jour d’octobre, premier rendez-vous à deux, ils se retrouvent à la terrasse d’un café. Elle se demande comment il la voit, en pensant au regard qu’elle porte sur son propre fils. Quand elle le questionne sur son passé, il se dit « fâché avec ses souvenirs ». A ce père rêveur, silencieux (alors qu’il passionnait ses élèves à l’école d’art), elle parle de l’île en voie de disparition et lui s’en amuse, évoque Jakarta, aussi en train de se noyer. Il a parcouru le monde mais à plus de quatre-vingts ans, restreint « son périmètre » (le cœur, le souffle).

    Il se rend de moins en moins souvent à son atelier, à quelques rues de chez lui : un rez-de-chaussée ouvrant sur une verrière où il peignait et où « s’accumulent de multiples strates de livres et d’objets », « des falaises d’objets et de papier », les traces des périodes successives de sa vie. Peinture, sociologie, poésie, pays lointains, politique – « un dépôt, ou un vestige. » Des années à ne rien jeter, à tout garder précieusement, et maintenant, qu’en faire ?

    Son visage s’éclaire quand sa fille lui dit qu’elle ira à l’atelier. Il lui explique tous les gestes à faire pour y aller sans lui : serrure, compteur, lumière, radio, sacs en plastique… Ce lieu aux rayonnages saturés, rempli du sol au plafond, c’est sa mère qui le lui avait acheté pour « s’offrir le vide dont elle avait besoin », un vide qui n’a résisté qu’un temps à une douce invasion par petites touches. « Accumuler, c’est le contraire d’habiter. »

    Ce trop-plein est sa première ressource pour mettre des mots sur la vie de son père avant qu’il le devienne. Ses parents ont beaucoup voyagé avant d’avoir un enfant. Des objets lui rappellent ses propres souvenirs de fille unique avec son père, leurs jeux où ils étaient « frère et sœur de l’enfance ». Un coffre qu’elle avait dans sa chambre fait partie de la collection : « moi aussi, il m’archive. » Tissus, ficelles, livres, dessins, sables dans des flacons étiquetés…

    « L’atelier est le creuset qui manque à ma mémoire. Moi aussi, je tente de garder, d’archiver, mais quand il s’agit de lui, je ne cesse d’échouer. » Mettre le tout en mots ? « Je marche sur les traces de mon père comme un pisteur dans la neige. » Hélène Gaudy recueille des éclats de vie pour faire le portrait d’un inconnu qui répugne à parler de lui-même, qui a fait du silence un rempart, d’autant plus qu’il entend mal. Alors c’est elle qui fouille, qui cherche, qui note.

    A présent, elle prend le temps de le regarder, de le prendre en photo – il lui a donné le goût de l’image. Elle l’observe. Elle trouve des photos du père de son père, un grand-père qui souhaitait « le moins de visites possible ». Son appartement était devenu « un labyrinthe de tas ». Minuscule, méfiant, accumulateur. « Parfois, je me demande si je prends le relais de mon père ou celui de mon grand-père. Si je sauve ou si j’entasse, si je grave ou si je noie. A qui sont les mots que j’emploie. »

    Il y aura des découvertes, comme le vrai prénom de son père : Jean-Karl, « Jean comme Jean Jaurès et Karl comme Karl Marx », le réformiste et le révolutionnaire. Les mots sont aussi des masques : quand son père résistant était dans le maquis, sa mère cachée dans un petit village, Jean-Karl était tenu au secret et ne devait répondre, si on lui demandait où il habitait, que par ce nom, « Muzainville », lieu imaginaire inventé pour se protéger. « Enfant, mon père habitait un lieu qui n’existe pas. »

    Comme les carnets : le carnet secret de son grand-père sur la Résistance, caché au grenier, dont son fils a dispersé les feuilles aux quatre vents, « la plus grosse bêtise de sa jeune vie ». Est-ce pour cela qu’ensuite, il n’a plus rien jeté ? Les carnets de son père à l’atelier, de différentes couleurs. Les choses. Les listes. Les notes. Les poèmes.

    Archipels est un récit qui porte bien son nom. Hélène Gaudy rapproche des fragments de vie comme des îles du temps passé. Les rares paroles de son père, elle les compense par le questionnement des traces accumulées. Cette enquête patiente, émouvante, aide aussi à interroger le présent, à reconstruire sa relation avec son père âgé, sans oublier sa mère et surtout son propre fils.

  • Soleil en négatif

    jean-baptiste andrea,cent millions d'années et un jour,roman,littérature française,paléontologie,montagne,aventure,culture,extrait« Difficile d’imaginer que quatre hommes armés de pics et de leur rage puissent n’entamer que trente centimètres de glace sur un mètre de diamètre en trois jours. Cette glace est d’une densité exceptionnelle, remontée des entrailles du glacier par un hoquet tellurique. Elle cède atome par atome  à la morsure des piolets, elle se pulvérise sans jamais se fissurer. On aurait tort de se figurer cette lutte comme un combat entre deux matériaux, le métal et l’eau. Les forces à l’œuvre sont bien plus puissantes. L’haleine du glacier entier, profond de deux cents mètres à cet endroit, contre la volonté de quelques fous. Une onde de froid nous repousse, nous gèle le souffle, les membres et l’esprit. Si nous ne déblayons pas aussitôt la poussière que nous arrachons à la glace, elle se resolidifie presque instantanément. Ce glacier irradie comme un soleil en négatif. »

    Jean-Baptiste Andrea, Cent millions d’années et un jour

  • Un dragon enfoui

    Comment on devient un paléontologue qui croit aux dragons et où cela peut mener, c’est en raccourci le sujet de Cent millions d’années et un jour (2019) de Jean-Baptiste Andrea, l’auteur de Veiller sur elle.

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    Cime et caïre de Rogué, vus depuis la cime de Frémamorte (Wikimedia)

    Tout cela a commencé pour Stan avec la découverte d’un trilobite, un jour de 1908. Renvoyé de l’école pour insolence, il avait donné un coup de marteau sur une grosse pierre dans un champ : sa première rencontre, à six ans, avec un fossile de trois cents millions d’années. Une découverte de ce genre, il pouvait la partager avec sa mère, pas avec son père qui avait la main lourde.

    Le 16 juillet 1954, le paléontologue est en route pour Nice où doit le rejoindre Umberto, son ancien assistant à l’université de Lyon, à présent professeur à Turin. Quand il finit par arriver quelques jours plus tard dans le village au pied de la montagne où il l’attend, Umberto n’est pas seul. Son jeune assistant l’accompagne, Peter. Stan a demandé à tous la discrétion, mais il doit bien leur expliquer cette fois le but de leur expédition : « nous cherchons un dragon ».

    Une petite fille lui a raconté un jour le récit obsessionnel d’un vieux concierge décédé, M. Leucio : adolescent, lors d’une escapade dans sa vallée natale, celui-ci s’était réfugié dans une grotte et « s’était retrouvé nez à nez avec un drago di tuono e di lampo, un dragon de tonnerre et de foudre ». La fillette se souvenait de tout : « La grotte était à la base d’un glacier », « De là on voyait trois sommets en forme de pyramide couronnés d’éclairs »… Où cela pouvait-il être ?

    Des années plus tard, en réponse à sa demande, une administration lui a envoyé le certificat de naissance de Leucio D. avec le nom de son village, entre Mercantour et Argentera, tout près de la frontière italienne. Stan a décidé d’y mener une expédition pendant l’été, quand la météo est la plus favorable, quasi convaincu de pouvoir retrouver la grotte et dedans, le squelette complet d’un apatosaure ou d’un diplodocus, « l’une des plus incroyables créatures créatures qui aient foulé cette planète ». Ce serait le couronnement de sa carrière.

    Gio, un vieux guide italien, s’en soucie peu. Sa vie, c’est « monter, survivre, redescendre ». Des mulets transporteront l’huile pour les lampes et le feu, tout le reste est déjà là-haut. Quand ils se mettent en chemin sur la montagne, on se demande si le professeur, qui souffre de vertige, est bien capable d’une telle ascension : « Un miracle est arrivé. J’ai trouvé mes jambes d’alpiniste. Elles étaient là qui m’attendaient sur le bord du sentier. » Tout peut donc arriver.

    Cent millions d’années et un jour raconte l’expédition de ces hommes mus par le désir d’une grande découverte pour Stan, par l’amitié entre Umberto et lui, par l’admiration aussi d’Umberto et Peter pour le professore. Gio veille sur eux, sur le campement et le ravitaillement, il choisit les endroits par où passer pour arriver au but. Des tas de pensées viennent quand on marche en montagne, l’œil ouvert et le pas lent dans les montées. Souvenirs d’enfance, doutes sur soi-même ou sur le sens de tels efforts. Stan s’efforce de « marcher sans penser » ou de « penser à autre chose qu’à la fatigue ». Grimper en via ferrata, lui qui est sujet au vertige, y arrivera-t-il ?

    L’approche du glacier est à grand spectacle. Y repérer le bon endroit où chercher sera beaucoup moins simple qu’imaginé. Et encore faut-il que l’histoire de Leucio soit véridique. Aux aléas des recherches s’ajoutent les tensions inévitables dans l’équipe, la fatigue, les désaccords, la difficulté due aux délais imposés par la météo et la nécessité de redescendre si la sécurité l’impose. Les réactions de chacun s’expriment de plus en plus ouvertement, et cela fera des étincelles. J’ai aimé en particulier la manière originale dont l’auteur donne la parole à Peter, le plus jeune.

    Si l’on accepte l’immersion dans cette quête en haute montagne, le roman de Jean-Baptiste Andrea a de quoi tenir en haleine : trouveront-ils la grotte ? un squelette ? Stan veut y croire, coûte que coûte, prêt à courir tous les risques, comme si sa vie était en jeu. On est pris par cette passion paléontologique et surtout par cette aventure humaine où, d’obstacle en obstacle, les caractères et les préoccupations de chacun vont se révéler peu à peu.

  • Encore là

    Desarthe Le Château des Rentiers.jpg« A regarder mes grands-parents et leurs amis, on ne craignait pas de devenir vieux. Car vieux ne signifiait pas « bientôt mort ». Vieux signifiait « encore là ». Vieux, au Château des Rentiers, était synonyme de temps. Non pas du peu de temps qu’il reste, mais du temps dont on dispose pour faire exactement ce que l’on a envie de faire. Le temps était celui, délicieux et coupable, du sursis. Ils avaient survécu. Ils sur-vivaient et conjuguaient ce verbe au pied de la lettre : vivant supérieurement, et discrètement aussi, à la façon des superhéros, dont les superpouvoirs sont enivrants et doivent demeurer secrets. »

    Agnès Desarthe, Le Château des Rentiers