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littérature française

  • Jean Santeuil (II)

    Jean Santeuil compte plus de huit cents pages. Après « Les Réveillon », voici « Beg-Meil » : Jean a séjourné dans la petite station bretonne en septembre et octobre 1895. Des amis de sa mère y allaient souvent et vantaient cet endroit : « Là où nous menons une vie saine et heureuse, nous aimons à croire que réside [sic] en effet le secret de la force et le privilège de la beauté. »

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    Couverture actuelle

    Puis le voilà à Trouville (où Proust s’est souvent rendu durant son enfance et son adolescence), à l’hôtel des Roches-Noires – une note indique que l’auteur aurait hésité entre les deux endroits pour situer cette scène. Alors que sa chambre à Paris l’accueille gaiement  et qu’il y entend les pas de sa mère venant lui faire « une petite visite », celle de l’hôtel lui semble étouffante, étrangère, une prison. Aussi en sort-il immédiatement pour aller lui téléphoner et c’est « comme la première fois » qu’il entend sa voix « si douce, si fragile, si délicate, si fondue – un petit morceau de glace brisée », toute de tendresse.

    A la plage en compagnie d’Henri, souvenirs de lecture (Stevenson, George Eliot, Emerson), clairs de lune, voyage sous le vent et la pluie pour se rendre à Penmarch voir « une grande tempête », rencontres… Les fragments de ce chapitre se rapportent à divers moments et endroits. Proust passe sur une page de la troisième personne à « nous » et puis « je » pour des réflexions générales, prêtant à la nature « seule » le pouvoir de nous faire sentir « ce monde fabuleux de nos souvenirs qui est devenu le monde de la vérité. »

    « Villes de garnison » montre Jean suivant « le troisième régiment d’infanterie de Fontainebleau  » où Henri de Réveillon devait s’engager l’année suivante. Journées à la caserne, exercices dans les bois, dîners, Jean se plaît « dans la société de tous ces officiers qui étaient si aimables pour lui ». Il observe leurs airs, leurs manières, les différences d’éducation et de milieu qui définissent leurs fréquentations, leurs codes d’honneur.

    « Le scandale Marie » concerne le plus vieux camarade de Santeuil (le père de Jean), « député, ancien ministre et l’homme politique le plus influent du monde parlementaire » à l’époque où il venait « dîner à l’improviste chez les Santeuil ». Ceux-ci ne lui voyaient pas de défauts, certains le disaient malhonnête. « Ainsi du jour au lendemain, à la suite d’un mandat d’amener, toute la France sut que Marie était un voleur, bien qu’on ignorât toutes ses opérations coupables ». Voilà qui reste actuel et ceci aussi : « On vient de clore la discussion sur les massacres d’Arménie : il est convenu que la France ne fera rien. » L’intervention de Couzon, un orateur d’extrême-gauche (le discours de Jean Jaurès est cité en annexe) est racontée avec force, et les campagnes de presse, les questions de Justice et d’Injustice. « Autour de « L’Affaire » » se rapporte à l’affaire Dreyfus.

    « La Vie mondaine de Jean » : arrivée des voitures, échange de nouvelles des uns sur les autres, étonnement de croiser ici ou là des invités inhabituels, Jean observe tous les manèges du « monde ». On l’y prend pour un « artiste » ou pour « un homme de lettres », on le trouve « charmant », quoique trop aimable avec les domestiques. Qui inviter, qui éviter, cela donne lieu à des situations cocasses, comme quand il comprend être le quatorzième à table ou qu’on l’invite pour combler une absence puis le désinvite. La description des petitesses du snobisme et des ridicules est magistrale.

    A une soirée chez la duchesse de Réveillon où il se promène avec « le roi de Portugal », M. de Lemperolles s’étonne auprès d’elle de voir Sa Majesté « avec ce petit Santeuil » : « Vraiment on gâte aujourd’hui les jeunes gens d’une manière ! sans se douter de ce dont ils sont capables. Ah, ma cousine, si vous connaissiez la vie comme moi ! qu’est-ce que cette fleur que ce Santeuil a à la boutonnière ! Moi, à mon âge, je n’oserais pas porter une fleur à ma boutonnière, et lui un jeune homme ! Mais ce n’est pas un homme, une vraie femme, une vraie femme, gronda-t-il en prenant un marron glacé. »

    « Figures mondaines » atteste du flux et du reflux dans le désir d’être invité. Dans le monde, Jean « se sentait comme de l’âge, de la bravoure et du talent ». Mais il apprécie davantage les soirées amicales, comme chez le duc d’Etampes où des musiciens jouaient « les quatuors de Beethoven, de Franck, de d’Indy préférés du duc » ou d’être reçu chez un collectionneur de Monet. Nous le verrons même dans les affres d’un duel après avoir été insulté en public. 

    « De l’amour » nous montre Jean amoureux puis Jean jaloux (annonce d’« Un amour de Swann »), Bergotte, « Françoise » qui annonce Albertine. On y entend « cette phrase de la sonate de Saint-Saëns que presque chaque soir au temps de leur bonheur il lui demandait et qu’elle lui jouait sans fin ».

    Jean Santeuil se termine avec « La vieillesse des parents de Jean ». Quelle maturité chez ce jeune écrivain : « Nous ne laissons rien de nous que ce qui a pu prendre vie dans les autres. » Les thèmes de la Recherche sont déjà là. On mesure le travail qu’il a fallu pour relier tout cela – basé sur ce que Proust a vécu entre 24 et 29 ans – dans une structure harmonieuse et parachevée, un parcours de la naïveté à l’analyse, de l’observation à la réflexion – hommage à la vie, à la nature, à la beauté, à l’art – une vocation littéraire.

  • Transmutation

    « Entre le lac qu’il voit et lui, qu’y a-t-il donc qui n’était pas entre la mer et lui, qui ne serait pas entre le lac et lui s’il n’avait pas été autrefois ainsi à la mer ? Serait-ce que la beauté, le bonheur pour le poète, c’est dans cette substance invisible qu’on peut appeler l’imagination, qui ne peut s’appliquer à la réalité présente, qui ne peut s’appliquer non plus à la réalité passée que nous rend la mémoire, et qui flotte seulement autour de la réalité passée qui se trouve prise dans une réalité présente ? De sorte qu’entre elle et l’œil qui la voit, qui la voit aujourd’hui et autrefois, flotte cette imagination divine qui est peut-être notre joie et que nous trouvons dans les livres et si difficilement autour de nous.

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    Ferdinand Hodler, Le lac Léman au départ de Chexbres, vers 1898

    Ce lac qui est devant moi n’est plus un spectacle dont j’aie à chercher la beauté, c’est l’image d’une vie longtemps vécue et dont la beauté et le charme retentissent trop vivement dans mon cœur pour que j’aie besoin de chercher en quoi elle consiste. C’est, par-delà le spectacle indifférent de la vie présente, de trouver tout d’un coup dans le souvenir ressuscité du passé, le sentiment qui l’animait, un charme d’imagination qui nous attache définitivement à la vie et nous l’incorpore, comme si notre passé laissé fuir par la jouissance, incompris par la pensée, présenté si vague par la mémoire, était à jamais ressaisi par la contemplation. Ce sont là les belles heures de la vie du poète, celles où le hasard met sur son chemin une sensation qui enferme un passé et qui promette à son imagination de faire connaissance avec le passé qu’elle n’avait pas connu, qui n’était pas tombé sous son regard et que l’intelligence, l’effort, le désir, rien ne pouvait lui faire connaître. Il lui fallait le souvenir, non point précisément le souvenir, mais la transmutation du souvenir en une réalité directement sentie. »

    Marcel Proust, Jean Santeuil (Beg-Meil)

  • Clarté

    Proust Soudan Octave Rayon de soleil sur la ferme.jpg« Est-ce pour cela qu’il s’était senti si heureux ? Nous ne savons pas pourquoi le vif éclat du soleil matinal nous donne tant d’espérances, les premiers froids de l’hiver tant de gaieté, pourquoi la clarté longue et dorée du soleil de cinq heures, même étendue pendant une classe ennuyeuse sur un pupitre noir tout fouillé par les canifs des élèves, a tant de charme pour nous. Mais pourvu que nous ne soyons pas torturés par une angoisse trop douloureuse qui nous empêche de participer à aucune douce impression et nous fait passer au milieu d’une belle journée d’été comme un enfant qui pleure au milieu d’enfants qui courent et qui jouent, ce charme garde toujours sur nous le même pouvoir. Grâce à lui, sans avoir besoin pour cela d’en retrouver les jeux, le jardin, la santé, les espérances, nous retrouvons pour un moment la douceur même de notre enfance. »

    Marcel Proust, Jean Santeuil (A Illiers)

    Octave Soudan (1872-1947), Rayon de soleil sur la ferme

  • Jean Santeuil (I)

    Roman de jeunesse inachevé, Jean Santeuil de Marcel Proust (1871-1922) est publié dans la collection Quarto avec un bel autoportrait d’Edward Steichen avec sa sœur  – regard surgi du passé en couverture de mon exemplaire de 2001. Jean-Yves Tadié (son biographe) commence ainsi sa préface : « Qui dira le charme, le jaillissement des œuvres de jeunesse ? » Proust vient d’achever Les Plaisirs et les Jours quand il aborde pour la première fois, à vingt-quatre ans, l’écriture d’un roman. En première page, il s’interroge : « Puis-je appeler ce livre un roman ? C’est moins peut-être et bien plus, l’essence même de ma vie recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté. »

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    Le manuscrit de la Bibliothèque nationale ne porte pas de titre, Proust ne lui en a pas donné, n’a pu assez le structurer pour qu’il soit publié (entre autres raisons). Ce n’est qu’en 1952 que les feuillets épars des caisses récupérées au garde-meuble sont organisés pour une première édition, « par thèmes et en suivant l’âge du héros ». En 1971, une deuxième édition paraît dans La Pléiade, le texte repris ici. Les titres des chapitres sont également dus aux éditeurs.

    « J’étais venu passer avec un de mes amis le mois de septembre à Kerengrimen, qui n’était alors (en 1895) qu’une ferme loin de tout village, dans les pommiers, au bord de la baie de Concarneau. Beaucoup de Parisiens et d’Anglais y venaient passer la belle saison absolument comme dans un hôtel. » Ainsi commence la préface où Proust raconte combien son ami et lui avaient été émus d’apprendre la présence de « C. », un écrivain qu’ils plaçaient très haut.

    Aussitôt, ils lui avaient fait porter une lettre. Après l’avoir rencontré, ils s’étaient mis à l’observer et à le suivre de loin dans ses promenades. C. finissait toujours par entrer dans la maison du gardien de phare pour y écrire au calme. Sollicité, l’écrivain avait accepté de leur lire le soir ce qu’il avait écrit l’après-midi. Il disait ne rien inventer, avoir connu le duc de Réveillon et « ce Jean » sensible et de santé « chétive ».

    Ses admirateurs espéraient comprendre « quels sont les rapports secrets, les métamorphoses nécessaires qui existent entre la vie d’un écrivain et son œuvre, entre la réalité et l’art, ou plutôt, comme [ils pensaient] alors, entre les apparences de la vie et la réalité même qui en faisait le fond durable et que l’art a dégagée. » Quatre ans plus tard, C. « était mort subitement », sans que les journaux parlent du « roman » dont ils avaient une copie – « je me suis décidé, mon ami ayant d’autres affaires, à publier celle-ci. »

    J’en suis à mi-lecture. « Enfance et adolescence » débute avec une scène proche de celle qui ouvre A la recherche du temps perdu : Jean, sept ans, « nerveux », revient une troisième fois dire bonsoir à sa mère. Mme Santeuil veut lui faire perdre « ces habitudes de petite fille » et l’élever « virilement ». Le docteur sait le goût de l’enfant pour la musique et la poésie, ses parents préfèreraient pour lui une « carrière véritable, comme la magistrature, les Affaires étrangères ou le barreau ».

    Avant d’aller au collège, Jean restait toute la journée aux Champs-Elysées avec sa bonne, y refusant les invitations à jouer des autres enfants, jusqu’à ce qu’il fasse la connaissance « d’une jeune fille russe avec de grands cheveux noirs, des yeux clairs et moqueurs, des joues roses, et qui brillait de cette santé, de cette vie, de cette joie qui manquaient à Jean. » Marie Kossichef sera son grand amour d’enfant. Il en est si surexcité que ses parents s’efforcent de l’éloigner d’elle et l’envoient prendre des leçons particulières à l’heure où il la rencontrait.

    Au lycée, Jean s’éprend « d’amitié » pour Henri de Réveillon, qui admire ses devoirs de français que le professeur lui fait lire tout haut « au milieu des rires ». Un jour, Henri le ramène chez lui, où sa mère, la duchesse, est ravie d’enfin voir « monsieur Santeuil » et le garde à déjeuner. C’est le début d’une grande amitié.

    Au fil des pages apparaissent des motifs et thèmes qui reviendront dans la Recherche : le son des cloches, les pommiers ou les lilas en fleurs, les aubépines, la lumière du soleil qui rend heureux. « A Illiers » est plein de fleurs, de jours d’été, de promenades, du jardin qui le rendent « fou de joie ». Et aussi Le Capitaine Fracasse, la lanterne magique… Déjà sa manière imagée de décrire ou d’expliquer par analogie nous enchante.

    « Les Réveillon », le plus long chapitre, raconte les grandes heures passées par Jean Santeuil avec son ami Henri. A Paris d’abord, où les relations entre les deux familles sont assez complexes, puis à la belle saison, à Réveillon même où Jean jouit pleinement de la vie de château à la campagne, lit, se montre gourmand et sensuel. « Toutes les scènes que je vous raconte, je les ai vécues. » Les observations de la vie en société se mêlent à ses réflexions sur la nature, l’art et la vie. Jean passe là encore une partie de la mauvaise saison, « un temps qui a son charme aussi ». « Les lieux sont des personnes », écrit-il, avant d’expliciter que « leur physionomie » reste dans notre mémoire, irremplaçable.

    (A suivre)

  • Réaffûté

    coatalem,une chambre à l'hôtel mékong,récit,littérature française,ma nuit au musée,musée guimet,asie,art asiatique,voyages,culture,extrait« C’est cette sensation que je recherche dans le silence de Guimet, parmi la cohorte des rois, la clique des singes et les volées de dragons. Comme si les musées, à l’instar des œuvres littéraires, pouvaient nous affranchir de cette frontière entre les vivants et les morts, le réel et le rêve, ce qui fut et ce qui est. Et où, cette fois encore, à mon tour, je ne serais plus enseveli sous le poids des jours mais, au contraire, réaffûté, redevenu neuf et vibratile. Sensible au crépitement. Présent. »

    Jean-Luc Coatalem, Une chambre à l’Hôtel Mékong

    (Je préfère la couverture noire comme une nuit étoilée de l'exemplaire lu, non retrouvée en ligne.)