Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

littérature

  • Des gens sensibles

    « J’avais vingt ans et j’avais écrit le plus beau roman du monde. C’est Clara qui le disait. Je croyais tout ce que disait Clara. » Eric Fottorino, qui a consacré bien des romans à explorer les silences de sa vie familiale – dans Dix-sept ans, ceux de sa mère qui avait cet âge-là quand il est né –, commence ainsi son dernier roman, Des gens sensibles.

    fottorino,des gens sensibles,roman,littérature française,édition,rencontres,littérature,culture,paris,algérie

    C’est ce titre qui avait été proposé pour le premier roman de Jean Foscolani aux Editions du Losange, rue du Samovar, trente ans plus tôt. Au printemps 1994, Charles Follet avait ajouté en acceptant son manuscrit : « Pour la presse, vous verrez avec Clara. » Bientôt l’auteur avait compris que dans sa vie d’écrivain, le personnage le plus important n’était pas cet « éditeur à l’ancienne », mais « ce couple improbable que formaient Saïd et Clara ».

    Saïd, « l’écrivain que tout le Maghreb adulait »,  vivait chez Clara « quand il s’échappait d’Algérie où le poursuivait une meurtrière folie ». L’attachée de presse avait quinze ans de plus que « Fosco », comme elle l’appelait, et un visage marqué par le manque de sommeil, l’alcool, les cigarettes, les mauvais souvenirs. « Le cœur de Clara ne battait que pour la littérature. Elle ne cherchait pas à plaire, encore moins à séduire. Elle était belle d’avoir renoncé à l’être. » C’était elle qui le lancerait.

    D’abord, il fallait faire entendre son nom, l’introduire dans le milieu des « faiseurs d’opinion », aller à la rencontre du Tout-Paris littéraire. Convoqué chez elle avant une soirée au Saint-James, il avait été surpris par son bel appartement classique, le sol jonché de « cadavres de livres » et de « feuilles éparses » au pied de son fauteuil de cuir.  Clara dormait peu, lisait toute la production du Losange et tout le reste, des heures d’affilée : « Tant de livres et si peu d’écriture, maugréait-elle. »

    Très vite, elle s’était retrouvée entourée au Saint James, une coupe de champagne à la main ; ses amis « guettaient ses oracles et ses bons mots ». Fosco ignorait alors en la regardant se tenir droite, « presque raide », le grave accident de voiture et les plaques de cuivre fixées sous la peau de son dos. Clara le présentait, conseillait de ne pas oublier son nom ni le titre de son roman à paraître.

    Ensemble, ils étaient allés accueillir Saïd à l’aéroport, qui « croyait trouver la paix dans l’anonymat de Paris » comme « tant d’artistes kabyles de cette période », mais craignait que la protection policière autour de lui n’attire l’attention. Sa famille menacée avait dû s’exiler au Maroc et même là, son fils aîné venait de se faire écraser par une voiture tous feux éteints à Tanger. Clara avait organisé une soirée entre amis dans le Marais, ils en étaient sortis par une porte secondaire et Fosco les avait emmenés dans sa vieille Ford, d’abord au hasard dans Paris la nuit, puis jusqu’en Normandie – Saïd avait envie de voir la mer.

    Ils sont aux ordres de Clara, « fille de sorcière », qui veut que Saïd lise le manuscrit de Fosco, qui attend de Fosco parti chez sa mère à Royan qu’il lui donne le numéro de la cabine téléphonique la plus proche, etc. Ses appels téléphoniques n’en finissent pas, elle a tant à raconter. Elle lui dit que Saïd est intrigué par sa quête des origines – sa mère ne lui a rien dit de son père – et dit « qu’il vaut mieux tout savoir de son histoire, même si elle est terrible. »

    Clara et sa voix rauque, Saïd et sa voix plus sourde, son air sombre. Depuis l’arrivée de Fosco, leur duo est devenu trio : quand Saïd repart, Clara invite le romancier à rester. Contrairement à lui qui commence à récolter de bonnes critiques dans la presse, eux ne se laissent jamais photographier. Lorsqu’ils s’étaient retrouvés à deux pour un « vrai couscous », Saïd qui l’avait lu s’étonnait de sa peau claire pour un Berbère (la seule chose que lui ait dite sa mère à la peau laiteuse : tu es le fils d’un Berbère), ajoutant qu’il avait connu des visages comme le sien en Kabylie.

    Eric Fottorino fait raconter par Foscolani ces liens profonds qui se sont formés autour de son premier roman, ses errances dans Paris à la recherche des souvenirs de cette fin du XXe siècle sans internet ni téléphone portable (il cite Modiano en épigraphe). Fosco confronte ses impressions d’alors et celles d’à présent quand il rencontre ceux qui les ont bien connus, Saïd et Clara, ces « gens sensibles » qui ne sont plus. L’un d’eux lui révélera sur Clara des choses qu’il n’avait jamais soupçonnées. Des gens sensibles rend hommage avec délicatesse à ceux qui croient vraiment au pouvoir des mots. On n’oubliera pas cette Clara.

  • Un défi

    Wulf Magnificent Rebels.jpg« Cette révolution de l’esprit a transformé non seulement la perception de qui nous sommes et de ce que nous pouvons faire, mais aussi de notre place dans le monde. Nous avons intériorisé le Moi de Fichte, même si nous n’avons pas entendu parler de l’écrivain. Nous pensons mener des vies autonomes – du moins, ceux d’entre nous qui ont la chance de vivre dans des Etats démocratiques. Pourtant cette liberté comporte des responsabilités et des dangers. C’est un défi que les amis d’Iéna ont affronté, tout comme nous l’affrontons de nos jours. »

    Andrea Wulf, Les rebelles magnifiques

  • Rebelles magnifiques

    Dans L’invention de la nature, Andrea Wulf a raconté les aventures d’Alexandre von Humboldt et sa vision du monde nourrie de sa curiosité et de ses voyages. Dans Les rebelles magnifiques (traduit de l’anglais par Marie-Odile Probst, 2024), elle nous emmène à Iéna, à la rencontre des « premiers romantiques » et de « l’invention du Moi », dans la dernière décennie du XVIIIe siècle.

    andréa wulf,les rebelles magnifiques,les premiers romantiques et l'invention du moi,essai,cercle d'iéna,philosophie,histoire,littérature,culture

    L’autrice elle-même s’est inventée, en quelque sorte (Prologue). En révolte contre ses parents, elle a d’abord refusé d’étudier à l’université, lu beaucoup, travaillé, aimé, eu une fille à vingt-deux ans, puis s’est tournée vers une université allemande, attirée par les séminaires de philosophie. Ensuite elle a quitté l’Allemagne pour l’Angleterre et a trouvé sa voie – « ma voix. Littéralement. Je l’ai trouvée dans une langue qui n’était pas la mienne par la naissance. Et je suis devenue écrivaine. »

    Pour elle, nous sommes les héritiers de la façon d’appréhender le monde de ces « penseurs révolutionnaires » du cercle d’Iéna. Le goût profond de la liberté était leur quête obsessionnelle, à une époque où presque partout, des souverains décidaient de « maints aspects de la vie de leurs sujets ». Caroline Michaelis-Böhmer-Schlegel-Schelling, « une femme qui porta les noms de son père et de ses trois maris, mais qui refusa d’être cantonnée dans le rôle que la société réservait aux femmes » est au centre de leur histoire, où l’on rencontre Goethe, Schiller, Fichte, Hegel, les frères von Humboldt, Novalis, Schelling, les frères Schlegel, entre autres.

    Goethe, « le Zeus des cercles littéraires allemands », habitait Weimar mais aimait chevaucher jusqu’à Iéna, « nichée au creux d’une large vallée, dans le coude de la rivière Saale », pour y superviser l’aménagement d’un jardin et d’un institut botaniques. Il y logeait au vieux château. En 1794, on y parle beaucoup du jeune philosophe Fichte qui a proclamé le Moi « maître suprême du monde ». Goethe suit une conférence de Schiller à Iéna et les premiers échanges entre ce « réaliste têtu » et l’idéaliste qui le contredit sont « le début de l’amitié littéraire la plus féconde du siècle » entre ces deux hommes très différents.

    L’essai d’Andrea Wulf commence avec l’arrivée des principaux protagonistes dans les années 1794-1796. Caroline Böhmer, veuve à 24 ans, et le critique August Wilhem Schlegel qui l’a épousée en 1796 s’installent à Iéna. Elle l’assiste dans la rédaction d’articles bien rémunérés pour la revue Les Heures de Schiller, corrige son travail, publie des comptes rendus sous son nom à lui, comme cela se faisait le plus souvent à l’époque.

    La présence d’Alexander von Humboldt stimule Goethe, qui s’intéresse aux sciences autant qu’aux lettres, et apporte encore plus d’énergie au Cercle d’Iéna. Ils se fréquentent tous les jours, passent des soirées en lectures et discussions, rivalisent dans leurs écrits. Ensemble, Caroline et August Schlegel traduisent Shakespeare, avec un immense succès qui fait redécouvrir le dramaturge anglais comme « l’esprit de la poésie romantique formulée de façon dramatique ».

    Leur mariage est basé sur le respect mutuel, leur intérêt commun pour la littérature, l’amitié – et la liberté amoureuse qu’ils s’accordent l’un à l’autre. Pour le groupe d’Iéna, la poésie romantique se doit d’être « indocile, vivante et en perpétuelle évolution ». En juillet 1798, tous se rendent en vacances à Dresde, y admirent la Madone Sixtine de Raphaël, discutent sur l’importance et la compréhension de l’art. Un nouveau venu, Schelling, séduit tout le monde.

    Ses idées renouvellent l’enseignement à Iéna, ses cours deviennent très populaires. Mais sa présence assidue auprès de Caroline dont il est amoureux fait jaser (il a douze ans de moins qu’elle). Le frère d’August, Friedrich Schlegel, fait scandale en s’affichant avec Dorothea Veit, au divorce prononcé par un tribunal juif de Berlin. Son mari y a consenti et lui a laissé la garde de leur plus jeune fils. Malgré sa disgrâce, Dorothea est heureuse de vivre librement en « amante, mère, muse, collaboratrice et amie » de Friedrich, comme Caroline auprès d’August.

    Couples libres et scandaleux, accusations d’athéisme ou de mensonge, rivalités, disputes, maladies, drames : Andrea Wulf mêle habilement à l’histoire des idées le récit du contexte historique et la description des modes de vie ; c’est très vivant. J’ai aimé sa façon assez romanesque de présenter les personnalités du cercle d’Iéna, depuis leurs premières rencontres jusqu’à son déclin.

    Au début du XIXe de Lagarde & Michard, on aborde le romantisme à travers des extraits du fameux essai de Mme de Staël, De l’Allemagne (1813). Elle apparaît dans Les Rebelles magnifiques quand, bannie par Napoléon, elle part à la rencontre des penseurs et écrivains allemands. August Willem Schlegel sera son guide. Ces « premiers romantiques » vont influencer toute l’Europe, en France, en Angleterre, puis aux Etats-Unis. « Le Cercle d’Iéna a transformé notre monde » en osant « mettre le Moi et le libre arbitre au centre de la scène. »

  • Bruissements

    Ossola Entrez sans frapper.jpg« J’aime les bruissements du silence que les feuilles susurrent par le ton de leurs couleurs, par la variation musicale des saisons. J’ai vécu, au bureau 16 du Collège de France, cet enchantement : j’entrais, face à moi de hautes branches vives, bienveillants souverains qui me faisaient signe d’approcher. Dans leur nature, du reste, les livres, les branches et les feuilles, ont la même origine : produits du liber, « pellicule qui se trouve sous l’écorce de l’arbre ». Des arbres de mots m’ont entouré et caressé. »

    Carlo Ossola, Au seuil (incipit) in Entrez sans frapper

  • Un livre d'amitié

    Voici les mots du professeur Carlo Ossola en quatrième de couverture de son recueil Entrez sans frapper (2025) : « C’est un livre d’amitié.
    L’amitié de livres qui savent créer autour de nous des mondes. L’amitié de ceux qui les ont écrits et dont la fidélité a été un abri.
    Le bureau 16 du Collège de France nous a tous réunis pour fêter, chaque jour et chaque page, le privilège d’être hommes, pour retrouver notre dignité et le besoin d’universel que les livres accueillent et renouvellent.
    C’est un livre pour des chemins d’avenir. »

    carlo ossola,entrez sans frapper,essai,littérature,art,littérature française,littérature italienne,photographies,collège de france,philologie,amitié,livres,culture
    Carlo Ossola dans son bureau du Collège de France, à Paris, en novembre 2022. 

    Sous-titre : « à l’abri des livres ». Des photographies accompagnent cet essai, à commencer par celle de l’ardoise d’entrée à son nom qui « introduisait à un bois de livres qui étaient abrités, ou plutôt qui animaient et comblaient le « Bureau 16 » du Collège de France. Pendant de nombreuses années (janvier 2000 – décembre 2022), ils furent là, rangés sur des rayons, empilés sur des chaises et sur les rebords des fenêtres ; ils n’y sont plus, je n’y suis plus, et je le regrette. »

    On peut lire dans une note à la fin de Ardoise d’entrée l’intention du titre. Adorno rappelait « la nécessité d’entrer doucement, avec délicatesse, dans la vie d’autrui : « Frapper avant d’entrer » ». Ossola y reconnaît un principe essentiel et ajoute que « seuls les livres, néanmoins, nous donnent la liberté d’entrer chez eux sans frapper, de bénéficier de leur amitié, de leur intimité… », citant à l’appui un marchand florentin, Giovanni di Pagolo Morelli (1371-1944). Le philologue italien indique toutes les références.

    Entrez sans frapper est né d’une « campagne de photographie discrète et amicale » du bureau 16, avant le départ à la retraite de Carlo Ossola. Ensuite est venue l’idée du livre pour évoquer ces années dans sa « forêt livresque » (voir la photo ci-dessus). Au seuil évoque cette vie près des livres et des arbres aux fenêtres, au fil des saisons.

    Dans ce recueil puissamment amical par lui-même et cadeau d’une amie, les textes sont pour la plupart inédits. Chaque chapitre en contient trois ou quatre. Pour vous en faire une idée, vous pouvez lire en ligne (après Mes remparts) Des mains, un texte à propos du tableau qui figure en couverture, d’un poème en prose de Gratiliano Andreotti, d’une Etude de mains de Dürer, ce qui mène à Focillon (Eloge de la main) puis à Shakespeare... Que de passerelles !

    Suivent des textes d’hommage : au chapitre I à Jankélévitch, Bonnefoy et, inattendu, à Roman Opalka, dont il a visité une exposition à Saint-Etienne en 2006 –  « essaims de chiffres », « peu de mots », « intervalles de silence »… Plus on connaît l’auteur ou l’artiste, mieux on arrive à suivre le cheminement de pensée de Carlo Ossola, grand lecteur et citateur. (L’index des noms à la fin du recueil compte quelque dix pages, cela vous donne une idée de son érudition.)

    Le chapitre « Le regard : attention et intention » m’a beaucoup intéressée, à commencer par cette citation de Jankélévitch en note : « L’œil est un organe, c’est-à-dire une chose ; la vision une fonction optique, c’est-à-dire une opération ; mais le regard est une intention. Faute de cette intention, la vision n’est qu’un phénomène abstrait et indifférent. »  L’auteur commente le regard de La Belle Ferronnière de Léonard de Vinci, cite les dix propriétés d’un objet selon l’artiste et poursuit avec « Regarder pour désobjectiver » – selon Ossola « l’un des impératifs des arts de la création au XXe siècle ».

    Entrez sans frapper ouvre de multiples pistes à la réflexion, témoigne des échanges du philologue avec les grands créateurs qu’il admire, ceux du passé et ses contemporains. J’ai été heureuse d’y retrouver « la petite phrase de Proust », via les fiches de Roland Barthes ou dans un essai de Carlo Bo : « Mettre le temps en musique, comme vous le savez, est pour Proust le devoir du romancier […] ».

    A la suite de l’extrait d’une lettre de Bonnefoy à Michel Butor (en 1956), Ossola écrit ceci qui sera ma conclusion sur ce recueil : « Des grands créateurs on ne peut hériter qu’un long, inlassable et fidèle exercice d’admiration. »