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amitié

  • Si seulement

    Adichie Dream Count.jpg« Je rentrais toujours au Nigéria pour Noël, mais cette fois je dis à Omelogor que je n’étais pas certaine de venir, car j’espérais que Darnell me proposerait : « Passons les fêtes ensemble. » Je m’attendais à ce qu’Omelogor réagisse avec force, en me recommandant par exemple de ne pas laisser Darnell contrôler ma vie, le genre de remarque que je n’avais pas envie d’entendre. Elle se contenta de répondre : « J’avais l’intention de nous prendre des billets VIP pour le concert Heineken à Lagos avant notre départ pour le village. Je les achèterai quand même, au cas où Darnell oublierait de t’inviter à rester. »
    Darnell ne me proposa pas de passer Noël avec lui. Il voulut savoir quand je serais de retour du Nigeria, alors que je n’étais même pas encore partie. Si seulement il savait que je voulais passer Noël où lui le voulait. J’aurais aimé qu’il manifeste l’envie de découvrir le Nigeria, qu’il me dise qu’il tenait à voir mon pays, et j’aurais ainsi pu lui suggérer de nous rendre visite. Sa solide carapace s’assouplirait s’il rencontrait mes parents et s’apercevait que ceux-ci ne se résumaient pas à une « valeur nette ». Mais j’hésitais à simplement l’inviter ; je craignais qu’il ne décline avec une remarque cinglante. »

    Chimamanda Ngozi Adichie, L’inventaire des rêves

  • Ce dont elles rêvent

    Chiamaka. Zikora. Kadiatou. Omelogor. Ce sont les quatre femmes dont Chimamanda Ngozi Adichie raconte la vie, les amitiés et les rêves dans son dernier roman, L’inventaire des rêves (2025, traduit de l’anglais (Nigeria) par Blandine Longre).

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    « J’ai toujours rêvé d’être connue, telle que je suis vraiment, par un autre être humain » : cette phrase ouvre le récit de Chiamaka, qui rêve aussi d’écrire et d’être publiée. La pandémie et le confinement l’angoissent, comme ses amies, sa famille nigériane, tous à se parler sur Zoom et à comparer le nombre de cas mortels là où ils résident. Cette vie « en suspens » l’amène à repenser aux hommes avec qui elle s’est liée : est-elle passée à côté de celui qui l’aurait aimée et vraiment connue ?

    Au lieu de rentrer au Nigeria et de rejoindre l’entreprise familiale après ses études à New York, elle a enchaîné les petits boulots puis s’est mise à écrire des articles de voyage, de « Plaisantes observations écrites d’un point de vue africain », que les magazines refusaient. Sa famille fortunée assure son mode de vie cosmopolite, ses voyages. Son père lui a acheté une maison dans le Maryland, « juste pour écrire tranquillement ».

    A travers le récit des rencontres amoureuses de Chiamaka, Chimamanda Adichie décrit les rapports entre les hommes et les femmes, les femmes noires en particulier, ainsi que la pression familiale pour qu’elles se marient. Si son amie Zikora, avocate « brillante et accomplie » à Washington, pleure d’atteindre trente et un ans sans avoir ni mari ni enfant, Chiamaka, elle, un peu plus jeune, rêve avant tout d’un « lien véritable » avec quelqu’un.

    Kadiatou, devenue un temps son employée de maison, elle l’a connue dans un salon de coiffure où elle se faisait tresser les cheveux. D’origine guinéenne et plus modeste que ces Nigérianes igbo, elle est veuve et vit avec sa fille à Washington où elle est devenue femme de chambre dans un grand hôtel. Agressée sexuellement par un important client français, elle vit recluse dans l’attente du procès. Ce personnage inspiré de Nafissatou Diallo, victime de DSK,  Chimamanda Adichie l’a inventé – elle explique pourquoi dans une intéressante « Note de l’autrice » à la fin du livre.

    Quant à Omelogor, la cousine de Chiamaka, banquière à Abuja, sa réussite financière lui sert d’« armure » dans ses rapports avec les autres. Elle incarne le matérialisme des Nigérians qui tirent parti de la corruption mais détourne de l’argent pour subventionner de petites entreprises de femmes. Déçue par le comportement sexuel des hommes, elle est convaincue que la pornographie est leur seule éducation en la matière et part étudier le sujet aux Etats-Unis. Sur son site « For Men Only », elle écrit régulièrement aux hommes, les invite à se confier et leur explique ce que les femmes attendent d’eux avant de conclure : « N’oubliez pas, je suis dans votre camp, chers hommes. »

    Omelogor aussi a été poursuivie par l’attente familiale d’une descendance, que ce soit par une FIV ou via une adoption (à quarante ans passés) et elle continue à être blessée par des phrases comme « Ne fais pas semblant d’aimer la vie que tu mènes ». Pour la plupart de ses connaissances, seule une femme mariée devient vraiment libre par rapport à sa famille.

    L’inventaire des rêves ne se résume pas. Ce roman foisonnant présente des vies de femmes ambitieuses pour elles-mêmes, qui veulent faire leurs propres choix. Elles ne sont pas pour autant parfaites, et quand elles critiquent les hommes ou les femmes qu’elles rencontrent, elles les savent eux aussi influencés par leur famille ou leur milieu. (Mutatis mutandis, on pourrait rapprocher ce roman féministe du Carnet d’or de Doris Lessing.)

    Chimamanda Ngozi Adichie développe leur histoire « d’un point de vue africain », témoignant des valeurs igbo au Nigéria et de la manière dont une femme noire, instruite, belle et riche, ou non, est considérée par les étrangers et ressent leurs paroles, leur attitude. C’est ce qui fait l’intérêt de son œuvre : à travers des situations concrètes, des gestes quotidiens, des dialogues, des réflexions, au fil d’un texte à la structure assez lâche, elle exprime une approche culturelle nourrie principalement de la fréquentation de « deux mondes », le nigérian et l’américain.

    Une note finale suit ce roman, dédié à sa mère décédée en mars 2021. Extrait : « Les romans ne parlent jamais vraiment de ce dont ils parlent. Du moins pour l’autrice que je suis. L’inventaire des rêves porte certes sur les désirs entrelacés de quatre femmes, mais d’une façon profondément personnelle qui n’est pas apparente pour le lecteur, en tout cas pas directement, ce roman parle en réalité de ma mère. […] Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve dans ces pages tant de choses sur les mères et les filles, ainsi que le souligne la dernière scène, où Kadiatou et Binta, mère et fille, prennent un nouveau départ. »

  • Bruissements

    Ossola Entrez sans frapper.jpg« J’aime les bruissements du silence que les feuilles susurrent par le ton de leurs couleurs, par la variation musicale des saisons. J’ai vécu, au bureau 16 du Collège de France, cet enchantement : j’entrais, face à moi de hautes branches vives, bienveillants souverains qui me faisaient signe d’approcher. Dans leur nature, du reste, les livres, les branches et les feuilles, ont la même origine : produits du liber, « pellicule qui se trouve sous l’écorce de l’arbre ». Des arbres de mots m’ont entouré et caressé. »

    Carlo Ossola, Au seuil (incipit) in Entrez sans frapper

  • Un livre d'amitié

    Voici les mots du professeur Carlo Ossola en quatrième de couverture de son recueil Entrez sans frapper (2025) : « C’est un livre d’amitié.
    L’amitié de livres qui savent créer autour de nous des mondes. L’amitié de ceux qui les ont écrits et dont la fidélité a été un abri.
    Le bureau 16 du Collège de France nous a tous réunis pour fêter, chaque jour et chaque page, le privilège d’être hommes, pour retrouver notre dignité et le besoin d’universel que les livres accueillent et renouvellent.
    C’est un livre pour des chemins d’avenir. »

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    Carlo Ossola dans son bureau du Collège de France, à Paris, en novembre 2022. 

    Sous-titre : « à l’abri des livres ». Des photographies accompagnent cet essai, à commencer par celle de l’ardoise d’entrée à son nom qui « introduisait à un bois de livres qui étaient abrités, ou plutôt qui animaient et comblaient le « Bureau 16 » du Collège de France. Pendant de nombreuses années (janvier 2000 – décembre 2022), ils furent là, rangés sur des rayons, empilés sur des chaises et sur les rebords des fenêtres ; ils n’y sont plus, je n’y suis plus, et je le regrette. »

    On peut lire dans une note à la fin de Ardoise d’entrée l’intention du titre. Adorno rappelait « la nécessité d’entrer doucement, avec délicatesse, dans la vie d’autrui : « Frapper avant d’entrer » ». Ossola y reconnaît un principe essentiel et ajoute que « seuls les livres, néanmoins, nous donnent la liberté d’entrer chez eux sans frapper, de bénéficier de leur amitié, de leur intimité… », citant à l’appui un marchand florentin, Giovanni di Pagolo Morelli (1371-1944). Le philologue italien indique toutes les références.

    Entrez sans frapper est né d’une « campagne de photographie discrète et amicale » du bureau 16, avant le départ à la retraite de Carlo Ossola. Ensuite est venue l’idée du livre pour évoquer ces années dans sa « forêt livresque » (voir la photo ci-dessus). Au seuil évoque cette vie près des livres et des arbres aux fenêtres, au fil des saisons.

    Dans ce recueil puissamment amical par lui-même et cadeau d’une amie, les textes sont pour la plupart inédits. Chaque chapitre en contient trois ou quatre. Pour vous en faire une idée, vous pouvez lire en ligne (après Mes remparts) Des mains, un texte à propos du tableau qui figure en couverture, d’un poème en prose de Gratiliano Andreotti, d’une Etude de mains de Dürer, ce qui mène à Focillon (Eloge de la main) puis à Shakespeare... Que de passerelles !

    Suivent des textes d’hommage : au chapitre I à Jankélévitch, Bonnefoy et, inattendu, à Roman Opalka, dont il a visité une exposition à Saint-Etienne en 2006 –  « essaims de chiffres », « peu de mots », « intervalles de silence »… Plus on connaît l’auteur ou l’artiste, mieux on arrive à suivre le cheminement de pensée de Carlo Ossola, grand lecteur et citateur. (L’index des noms à la fin du recueil compte quelque dix pages, cela vous donne une idée de son érudition.)

    Le chapitre « Le regard : attention et intention » m’a beaucoup intéressée, à commencer par cette citation de Jankélévitch en note : « L’œil est un organe, c’est-à-dire une chose ; la vision une fonction optique, c’est-à-dire une opération ; mais le regard est une intention. Faute de cette intention, la vision n’est qu’un phénomène abstrait et indifférent. »  L’auteur commente le regard de La Belle Ferronnière de Léonard de Vinci, cite les dix propriétés d’un objet selon l’artiste et poursuit avec « Regarder pour désobjectiver » – selon Ossola « l’un des impératifs des arts de la création au XXe siècle ».

    Entrez sans frapper ouvre de multiples pistes à la réflexion, témoigne des échanges du philologue avec les grands créateurs qu’il admire, ceux du passé et ses contemporains. J’ai été heureuse d’y retrouver « la petite phrase de Proust », via les fiches de Roland Barthes ou dans un essai de Carlo Bo : « Mettre le temps en musique, comme vous le savez, est pour Proust le devoir du romancier […] ».

    A la suite de l’extrait d’une lettre de Bonnefoy à Michel Butor (en 1956), Ossola écrit ceci qui sera ma conclusion sur ce recueil : « Des grands créateurs on ne peut hériter qu’un long, inlassable et fidèle exercice d’admiration. »

  • Possible

    lize spit,l'honorable collectionneur,roman,littérature néerlandaise,belgique,enfance,amitié,réfugiés,kosovars,collection,culture« Sa prière terminée, Jimmy a sorti du tiroir à verrou ses quatre classeurs Flippo, deux pour lui-même et deux pour l’album de Tristan, puis les a soigneusement disposés en carré sur le bureau, pile entre les seize petites croix qu’il avait tracées au crayon. Dans l’espace resté libre au milieu, il a étalé son matériel : un rouleau d’essuie-tout, une feuille de papier blanc pliée en deux, un spray nettoyant pour lunettes, un gant en latex, des ciseaux et une pince à épiler. Il a enfilé le gant, qui luisait de graisse orange, et a ouvert le paquet de chips sans le déchirer.
    La tension est montée au maximum lorsque Jimmy a déversé par à-coups le contenu du sachet sur la feuille dépliée, un moment où tout était encore possi
    ble. »

    Lize Spit, L’honorable collectionneur