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femmes

  • Cicatrices

    Arenz Le parfum des poires.jpg« Quelle était l’histoire de cette jeune fille ? Elle aurait voulu ne pas y penser, mais c’était impossible. Sally était là, et son histoire avec. Il y avait les cicatrices sur ses jambes. Certains avaient des cicatrices visibles, d’autres à l’intérieur. Avait-elle des frères et sœurs ? Elle secoua la tête. Non. Ne pas poser de questions. Il valait toujours mieux ne pas connaître l’histoire. Chaque question et chaque réponse serait un nouveau fil tendu entre la jeune fille et elle. Quand on savait tout de quelqu’un, on le tenait au bout d’un millier de fils.
    Comme son père la tenait. »

    Ewald Arenz, Le parfum des poires anciennes

  • Variétés anciennes

    Le titre du roman d’Ewald Arenz (°1965), Le parfum des poires anciennes (Alte Sorten, 2019, traduit de l’allemand par Dominique Autrand, 2023), me rappelle irrésistiblement la nostalgie qu’avait maman du verger de son enfance et des « variétés anciennes » (traduction littérale) de poires, de pommes, de prunes… Elle était née en septembre et c’est justement la saison à laquelle commence l’histoire, un premier septembre (début à lire en ligne).

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    Emile Claus, Etude pour Le Verger

    D’abord, on découvre Liss sur son vieux tracteur, savourant cette belle journée de la fin de l’été, puis Sally, descendue en colère de la voiture qui l’avait prise en stop. Elle râle sur le conducteur qui l’avait « soûlée avec ses questions », sur la « putain de chaleur » et même sur le paysage de campagne : « Putain ! Tout était tellement pittoresque qu’elle avait du mal à se retenir de hurler. Elle aurait adoré s’accroupir en pleine rue et pisser. Juste pour faire un truc dégueu. » Voilà qui campe le personnage.

    Juste au moment où Liss n’arrive pas à dégager une roue de la remorque coincée dans le fossé, elle aperçoit la fille qui marche avec un sac à dos sur le chemin et l’appelle : « Tu peux me donner un coup de main ? » Pas un ordre, juste une « vraie question » pour Sally, de celles où on répond oui ou non, simplement. Alors elle vient en aide à cette femme qui parle calmement, indique les gestes à faire, sans plus. « Si tu veux, tu peux dormir dans ma ferme. »

    Ainsi commence le récit d’une relation imprévue entre la fermière et la jeune fille. Au réveil, le lendemain, celle-ci trouve la cuisine propre et rangée. Sur la table, une assiette, une tasse et un saladier couvert, une théière tiède. Dans la salade de fruits, elle goûte un morceau de poire, lui trouve « un léger goût d’épice » qui lui plaît. Le tracteur n’est plus là, la maison vide semble beaucoup trop vaste pour une femme seule. Que fait Liss dans cette grande ferme, un chouette endroit où Sally se sent en paix ?

    Les deux femmes vont cohabiter quelque temps, elles s’observent et s’interrogent. Liss se souvient de Sonny, le garçon rieur qui l’avait agacée à leur première rencontre, séduite plus tard. Sally, qui a laissé son téléphone à l’endroit d’où elle s’est échappée, savoure le fait qu’au cinquième jour, on ne l’ait pas encore retrouvée. Le travail ne manque pas à la ferme, elle aide Liss à récolter les pommes de terre. Quand la fatigue se fait sentir, que ça se met à ressembler à une forme de thérapie par le travail, elle lâche tout et fonce vers la forêt. Liss la suit des yeux et se souvient de son père : « Quand on ne travaille pas, on ne mange pas. »

    Mais la fermière qu’elle est devenue apprécie la présence de la jeune fille, qui a rendu ses journées « plus longues et leur passage plus sensible ». Elleest revenue le soir même. La première fois qu’elles prennent le petit déjeuner ensemble, Sally a mis un short et Liss remarque les cicatrices sur ses cuisses, sans rien dire. La fille le remarque, elle s’était scarifiée pour décompter les jours. Après avoir lu dans le journal que Sally est recherchée depuis sa fuite d’un centre de soins, elle lui suggère d’envoyer un message à quelqu’un, pour rassurer ses proches, ou au moins d’écrire une lettre, à poster où on veut, sans laisser de trace. Comme Sally apprécie le goût des poires, Liss lui parle des variétés anciennes, d’un vieux verger qu’elle lui montrera.

    Peu à peu, on en apprend plus sur ce que ces deux personnages ont vécu et sur les raisons pour lesquelles elles préfèrent vivre seules. Ni Liss ni Sally n’aiment les questions personnelles, ni d’être jugées. Au fil des jours, elles prennent goût à leurs journées de travail en commun. Sally est épatée par tout ce que sait faire Liss et son aide est bienvenue pour les innombrables tâches manuelles. Elle qui est si secrète aimerait savoir comment et pourquoi Liss mène une vie si solitaire.

    Ewald Arenz mêle au récit de leur amitié naissante une description précise de la vie à la campagne où l’on s’occupe des poules et des abeilles, des vignes et des arbres fruitiers... Il y a toujours quelque chose à faire. Sally aime particulièrement la manière dont tous ses sens sont sollicités au cours des journées à la ferme ou aux alentours. Bien sûr, tout se sait dans un village. La jeune fille n’échappera pas très longtemps aux recherches. 

    Le grand succès du Parfum des poires anciennes, à présent disponible en poche, est mérité. Sans mièvrerie, l’auteur diffuse tout du long une approche bienveillante des deux personnages. Ce n’est pas un roman sociologique, plutôt le récit d’une rencontre. Malgré des désaccords parfois très vifs, Liss et Sally trouvent l’une avec l’autre une manière plus positive de regarder leur vie et d’apaiser les tensions encore vives de leur passé.

  • Vrel avant Vermeer

    La Fondation Custodia se situe au 121 rue de Lille, entre le pont de la Concorde et le musée d’Orsay. Je ne connaissais pas ce lieu, mais j’avais lu que l’exposition Jacobus Vrel, énigmatique précurseur de Vermeer valait la peine. Pas de réservation possible : quelle chance d’avoir accès sans créneau horaire à cet hôtel particulier du XVIIIe siècle, qui abrite une importante collection d’art ancien, dite « Collection Frits Lugt », placée sous l’égide de la Fondation Custodia (bonne garde en latin).

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    « A première vue, rien ne semble relier Jacobus Vrel au célèbre Johannes Vermeer (1632-1675) hormis leurs initiales « JV ». Pourtant, nombre de leurs tableaux partagent un même calme contemplatif, le rôle central joué par les figures féminines et, bien souvent, un certain mystère. » L’Avant-propos de l’élégant livret remis aux visiteurs – toutes les œuvres exposées y ont leur légende complète et une notice analytique –, il aurait mieux valu les lire sur place. Heureusement, j’ai pris de nombreuses photos.

    On ne sait pas grand-chose de ce peintre du XVIIe siècle, à part quelques indications de lieux dans l’Est des Pays-Bas, d’après ce qu’il a peint, et une datation du bois des panneaux qui aboutit aux années 1635-1640 pour les scènes de rue et vers 1650 pour ses premiers intérieurs. « On peut donc affirmer avec certitude que Vrel était un précurseur de Johannes Vermeer. » Avant Paris, l’exposition a été présentée avec succès à la Mauritshuis de La Haye.

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    Le parcours (à l’étage) débute avec ses « ruelles », des vues avec personnages comme ces Deux femmes conversant par une fenêtre : Théophile Thoré, le « redécouvreur » de Vermeer, lui attribuait ce tableau comme les trois autres Vrel de sa collection (le critique d’art possédait trois véritables Vermeer et le fameux Chardonneret de Fabritius). La dendrochronologie a établi que cette huile a été peinte sur un panneau provenant du même arbre que Scène de rue, femme assise sur un banc du Rijksmuseum.

    La composition de Scène de rue, femme portant une corbeille (ci-dessous), dont la restauration « a ravivé la subtile palette en camaïeux de bruns caractéristique de Vrel », m’a fait chercher une toile de Balthus à laquelle j’ai pensé en la regardant. Une des rares scènes sans personnages en train de converser. Etude de deux femmes, une esquisse à l’huile, témoigne de l’attention du peintre pour le rendu des costumes.

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    Les scènes d’intérieur de Jacobus Vrel sont les plus fascinantes. On y voit le plus souvent une femme, de dos, seule ou avec un ou plusieurs enfants. Deux des illustrations visibles sur la page d’accueil de l’exposition montrent des scènes de lecture, mais d’autres scènes de genre sont présentées : femme préparant des crêpes, attisant le feu, fouillant dans un tiroir, tenant compagnie à un malade… Grande cheminée, carrelage, tabouret, pots, plats, corbeilles, ustensiles de cuisine, alcôve, chauffe-pied, on retrouve dans ces peintures des constantes de l’intérieur hollandais de l’époque. 

    La manière dont Jacobus Vrel place ses figures dans une pièce diffère, il me semble, de celle de ses contemporains présentés dans une autre salle, dont le célèbre Rembrandt et une artiste graveuse dont je n’avais jamais lu le nom, Geertruydt RoghmanQuant aux scènes de lecture, je lis dans le commentaire de Femme lisant de Claes Hals, exposée parmi d’autres scènes d’intérieur du Siècle d’or : « Faut-il y voir la représentation d’Acedia – la Paresse, souvent personnifiée par des femmes assoupies sur une chaise – ou plutôt un éloge de la lecture ? »

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    Jacobus Vrel, Femme saluant un enfant à la fenêtreHuile sur bois. – 45,7 × 39,2 cm
    Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, inv. 174

    Mais revenons à Jacobus Vrel. Dans Femme assise regardant un enfant à la fenêtre, la peinture choisie pour l’affiche, le mouvement de la femme qui fait basculer sa chaise pour faire signe à quelqu’un attire notre attention sur la fillette de l’autre côté de la vitre, mais comme me l’a fait remarquer un visiteur enthousiaste et connaisseur, si l’on regarde bien, il y a souvent un petit personnage discrètement intégré aux scènes d’intérieur, c’est amusant à observer de plus près et très mystérieux.

    Ici, la fenêtre ne donne pas sur l’extérieur mais sur une autre pièce, un agencement qui n’est pas rare dans les maisons hollandaises du XVIIe siècle. Les hautes croisées à petits carreaux ont leur appui très bas, on peut s’y accouder comme le fait cette Femme penchée à la fenêtre. Les ciseaux sur la table montrent qu’elle a interrompu son travail. Une fois de plus, « nous regardons un personnage qui ne nous voit pas », attentif à quelque chose ou à quelqu’un qui ne nous est pas montré.

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    Jacobus Vrel, Femme à la fenêtre, daté 1654, Huile sur bois. – 66,5 × 47,4 cm
    Vienne, Kunsthistorisches Museum, inv. GG 6081 © KHM-Museumsverband

    Jacobus Vrel, énigmatique précurseur de Vermeer : une exposition passionnante et, pour moi, la découverte d’un maître ancien dont les œuvres nous parlent en silence du cadre de vie de son époque.

  • Dangereusement

    Huon Les Demoiselles Poche.jpg« Les jours suivants n’ont été qu’une longue conversation ininterrompue. Du matin au soir et du soir au matin, au petit déjeuner, à l’atelier, dans l’obscurité de ma chambre ou à la faveur de nos balades en forêt, Colette et moi ne parlions que d’amour. De ses promesses, de ses dangers. De ses ravages
    Colette avait été amoureuse. Follement. Dangereusement.
    Ces mois passés aux côtés de Mlle Véra, entre cours de diction, de maintien, promenades au bois de Boulogne et essayages de robes et de bijoux, avaient fait d’elle une courtisane de haut vol. Elle avait rejoint le cercle fermé, décrié mais si divertissant des grandes horizontales. »

    Anne-Gaëlle Huon, Les Demoiselles

  • Chez les Demoiselles

    Sans rien savoir d’Anne-Gaëlle Huon, j’ai mis la main sur Les Demoiselles à la bibliothèque. D’une lecture à l’autre, surtout en cette période peut-être, j’aime changer d’univers, alterner profondeur et légèreté, réflexion et divertissement. Les premiers titres de cette romancière (°1984) misent sur la sympathie : Le bonheur n’a pas de rides, Même les méchants rêvent d’amour. Elle vient de prolonger Les Demoiselles dans Ce que les étoiles doivent à la nuit.

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    L’espadrille Don Quichosse © Marie Montibert (source : Guide du pays basque)

    Ici Rosa, la narratrice, vit à Mauléon (Mauléon-Licharre, capitale de l’espadrille en pays basque) et s’adresse à celle dont elle vient de découvrir la photo dans le journal : « Liz Clairemont, la chef préférée des Français ! » : « La dernière fois que je t’avais vue, c’était devant la maison des Demoiselles. Tu avais quatre ans et un ours en peluche dans les bras. »

    Flash-back. A quinze ans, Rosa, un peu boiteuse, et sa sœur Alma, seize ans, quittent Fago, le village espagnol des Pyrénées où elles vivent pauvrement chez leur grand-mère, Abuela. Elles ne sont pas les premières, en octobre 1923, à cheminer dans la montagne pour tenter leur chance en France où on appelle ces jeunes filles aux cheveux nattés et habillées de noir les « hirondelles ». Il fait froid, la route est dangereuse, il faut éviter les gendarmes.

    Pascual, qui leur montre par où aller, ne compte pas s’arrêter en France, il veut aller en Argentine. Quand un orage les surprend, ils tâchent de se mettre à l’abri, mais une roche se détache et emporte Alma dans le vide – Rosa hurle et ne peut plus avancer. C’est Pascual qui la porte sur son dos jusqu’à Mauléon, où elle loge chez Carmen, qui a fait ce voyage pour la troisième fois.

    Elle lui a bien indiqué de dire qu’elle a dix-huit ans pour être engagée à l’atelier Guerrero où travaillent des dizaines d’ouvrières. Sancho, le contremaître, petit et bedonnant, l’accepte en grognant, pourvu que Carmen lui montre comment faire. Rosa sera monteuse, comme elle. Les Espagnoles sont payées à la pièce : « huit sous le paquet de cinq douzaines d’espadrilles ».

    A la boulangerie, une vieille dame, l’institutrice, remarque le coup d’œil de Rosa au livre qu’elle tient à la main. Mlle Thérèse lui rappelle Abuela. Elle va lui prêter un abécédaire illustré d’aquarelles, où Rosa apprendra ses premiers mots de français. Au chaton noir qu’elle décide de prendre avec elle, malgré qu’il lui manque une oreille, elle donne le nom de Don Quichotte.

    Mais à l’atelier, le travail est éreintant, sa première paie insuffisante, sous prétexte qu’elle est nouvelle. Difficile de tenir tête à Sancho, toujours à hurler, à harceler Carmen. Rosa la suit un soir dans la nuit et découvre qu’elle se rend chez une avorteuse, Sancho l’a mise enceinte.

    Une jolie Française s’installe un jour à la fabrique près de Rosa, alors qu’en général, Espagnoles et Mauléonaises ne se mélangent pas. Colette, vingt ans, très douée, lui montre comment travailler mieux pour être mieux payée. Elle habite le village voisin, chez Mlle Thérèse. Elle ose répondre au contremaître qui veut leur imposer le silence : « Nous sommes payées à la pièce, monsieur. Mais certainement pas pour nous taire. »

    La belle et joyeuse Colette va devenir la grande amie de Rosa. Quand Carmen, dont la grossesse a continué, l’accuse de lui avoir porté malheur avec son chat du diable et la chasse de la maison, Rosa marche jusqu’à Chéraute, chez l’institutrice, et découvre derrière sa porte une maison comme elle n’en a jamais vu : rideaux de velours, potiches chinoises, lustre à pampilles… Les Demoiselles vivent là dans un décor raffiné : Mlle Thérèse, Colette en peignoir satiné, Véra, grande et brune, plus âgée – une allure de reine – y sont servies par un noir élégant, Lupin. Pour la première fois, Rosa dort seule dans un lit.

    Si vous avez déjà suivi à la télévision un épisode de « Miss Fisher enquête », vous visualisez sans doute les délicieuses tenues rétro de la détective qui sait user de ses charmes. J’ai pensé à cela quand Anne-Gaëlle Huon décrit la garde-robe et le mode de vie des Demoiselles à l’intérieur de leur maison ou quand elles organisent des sorties mondaines. Colette relie ces deux mondes : celui des Demoiselles soupçonnées de mœurs légères et celui des hirondelles qu’elle côtoie à l’atelier.

    En même temps que se déroule la vie de Rosa, qui a un bon coup de crayon et imagine des modèles d’espadrilles bien plus affriolants que le modèle basique, Les Demoiselles dévoilent peu à peu les personnalités de ces femmes sans mari qui connaissent très bien la vie et savent dissimuler leurs blessures. A leur contact, Rosa va prendre de l’assurance. Une histoire où le romanesque se mêle aux réalités sociales, celles du travail et de la condition des femmes au début du vingtième siècle, dans un contexte méconnu et bien rendu.