Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

rencontre

  • Vieux

    Rupasinghe Bayan VO.jpg« Maintenant que je suis vieux, je ne me soucie pas de la façon dont la société me juge, car rien dans ma vie n’est déterminé par la façon de comment les gens pensent et parlent de moi. C’est la force mentale que j’ai acquise au fur et à mesure que s’est effacée ma jeunesse. Tant que votre peau brille, vos muscles restent forts et vos cheveux sont bruns, vous vivez selon les règles de ceux qui vous entourent. Mais le jour où les signes d’usure commencent à apparaître sur votre peau, alors c’est là que votre existence voit vraiment le jour : vous allez vivre désormais selon vos propres règles. »

    Pramudith D. Rupasinghe, L’ami ukrainien – Bayan.

  • L'ami ukrainien

    Sur la table de la bibliothèque, L’ami ukrainien (Bayan, traduit de l’anglais par Jean-Paul Faure) attirait l’attention, actualité oblige. Ce roman d’un auteur sri-lankais, Pramudith D. Rupasinghe, s’ouvre sur le visage d’un homme aux cheveux gris, comme sa barbe, avec « un front puissant et des yeux gris vifs et brillants » : « A l’évidence, voilà une nature anticonformiste, avec des cheveux en liberté, agités par la brise soufflant sur la rivière Vorskla. »

    pramudith d. rupasinghe,l'ami ukrainien,bayan,roman,littérature anglaise,sri-lanka,ukraine,rencontre,culture,vieillesse

    Les estivants du camp de vacances à proximité ne le dérangent pas. Il parle tout haut et rit tout seul, se baigne ou s’allonge sur une couverture pour lire un livre sur la berge. Le soir, sous sa tente, il joue de son instrument préféré, son « bayan » (titre original du roman). L’accordéon chromatique est son compagnon pour la vie. Le matin, l’homme chante en allant vers la rivière, parle aux arbres, observe les fleurs, « vieil esprit » sans peur ni timidité – « Il ne vit plus en société, mais pour lui-même. »

    Quand il quitte l’endroit sur sa vieille moto, « une java » remerciée pour les kilomètres parcourus au fil des ans, son livre est resté sous le chêne : « L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat » par Friedrich Engels. En première page figurent son nom et son adresse :
    Ivan Nikolaïevitch
    104/1 Karl Marx Street
    Pervomaysk, Hlukhiv
    Sumy
    Ukraine

    En automne, un étranger de passage remarque ce livre ancien à la réception du camp et l’observe, avec ses fragments de feuilles manuscrites glissés entre les pages et aussi des photos. Ivan N. a noté ses pensées et de courts poèmes dans ce « vieux livre d’une idéologie en survie – le communisme ». Tout cela décide l’étranger à prendre le « marshrutka » (« minibus bien connu dans les pays de l’ex-Union soviétique ») pour le lui rapporter à Sumy, ville au nord-ouest de l’Ukraine [attaquée au premier jour de l’invasion russe en 2022].

    Le récit de ce déplacement met tout de suite dans l’ambiance locale. « A cause de son éloignement et [de] son manque de connectivité, Sumy n’est toujours pas impacté par la dynamique de l’Ukraine post-soviétique ». A Hlukhiv, le bus n’allant pas plus loin, le voyageur cherche un moyen d’aller à Pervomaysk et monte dans une vieille Lada 412 dont le conducteur lui a proposé de l’emmener.

    « Mon Dieu ! Merveilleux étranger, sur mon cœur, merci un million de fois » s’exclame Ivan Nikolaïevitch en reconnaissant son livre, avant de le faire entrer chez lui. « Il offre alors une paire de chaussons comme c’est aussi l’usage en Ukraine car il est irrespectueux d’entrer dans une maison avec ses chaussures. » Aussitôt il lui apporte à boire : « La vie n’est qu’une histoire de relations, de personnes et de souvenirs qui nous restent. Et nous les portons jusqu’au bord de cette vie ! »

    Au « jeune homme » qui lui a rapporté son livre, il offre l’hospitalité quelques jours, jusqu’à ce qu’un bus puisse le ramener. Il a tant à lui raconter, ou à chanter accompagné de son bayan, à propos de sa vie, de son pays, toute une sagesse accumulée durant sept décennies. L’étranger lui offre une écoute amicale, partage ce qu’Ivan N. cuisine en refusant l’aide de son invité, et c’est tout un parcours d’homme avec ses joies et ses difficultés qui se dessine par bribes, en paroles et en chansons, entre rires et pleurs aussi. Il lui donne à lire quelques pages de son Journal : de 1977 à 2015, les principaux événements de sa vie.

    Quand le bus du retour pour Akhtyrka est annoncé, le vieil homme décide d’accompagner son visiteur jusque-là : c’est sa ville natale et il a encore plein de choses à lui montrer, à lui dire. Il prépare sa valise et des sacs de voyage avec de la nourriture, comme tout le monde. En route, il ne cesse de comparer le présent avec le passé soviétique, bien qu’il goûte la liberté conquise par son pays. Quand tout fonctionnait, avant que sa pension soit en partie rabotée, la vie était plus commode pour les gens de son âge.

    Ivan Nikolaïevitch a des affaires à régler et il fait tellement confiance à son hôte à qui il a ouvert son cœur, qu’il lui confiera quelque chose d’important avant leur séparation. Récit sans prétention (on regrette les fautes d’accord), L’ami ukrainien fait découvrir l’Ukraine d’hier et d’aujourd’hui à travers cette rencontre chaleureuse. Humanitaire de profession, Pramudith D. Rupasinghe y décrit la vie quotidienne à la façon ukrainienne et y transmet des émotions sans frontières.

  • Marches

    tenenbaum,par la racine,roman,littérature française,deuil,famille,musique,rencontre,écriture,culture juive,culture« Emigré italien de longue date, maçon de formation, Giuseppe d’Alessi a été marbrier trente et quelques années. De l’atelier au cimetière, et du cimetière à l’atelier, il a travaillé pour établir les morts dans la maison du monde. Une fois à la retraite, il s’est senti une dette envers les vivants. Pour l’honorer, il n’avait que ses outils et ses mains. Sans rien demander à personne, il s’est attelé à la tâche de tailler des marches dans les rochers du bord de mer.
    – Combien d’escaliers nous avez-vous offerts ? a demandé Luce.
    – Je ne compte pas en escaliers, mais en marches. Chacune permet d’assurer le pied. Les dalles des pierres tombales pour le repos des disparus, et les degrés de mes marches pour la tranquillité de ceux qui vont vers la mer.
    – Alors, combien ?
    Il sourit à nouveau, découvrant une bouche en si mauvais état qu’on l’imagine contraint à une nourriture hachée ou moulinée.
    – Eh bien, depuis onze ans, j’ai taillé deux mille huit cent quatre-vingts marches. Vous êtes les premiers à le demander !
    Luce s’assied sur la sienne, et caresse la pierre :
    – Les promeneurs l’ignorent peut-être, mais les marches, elles, à n’en pas douter, se souviennent. »

    Gérald Tenenbaum, Par la racine

  • Par la racine

    Dans le dernier roman de Gérald Tenenbaum, Par la racine, Samuel Willar vient de perdre son père, Baruch, décédé dans une Ehpad en Lorraine. Si le titre évoque l’expression « manger les pissenlits par la racine », ce n’est donc pas incongru d’y penser, comme on le lira par la suite. Vingt ans plus tôt, les tempêtes Lothar et Martin soufflaient sur l’Europe ; le vent souffle aussi en ce dernier mois de 2019, mais la tempête, cette fois, « est dans sa tête ».

    tenenbaum,par la racine,roman,littérature française,deuil,famille,musique,rencontre,écriture,culture juive,culture
    © Michel Seuphor, Petit spectacle (détail), 1952, encre sur papier, Anvers, KMSKA

    Appelé pour récupérer les affaires personnelles de son père, Samuel prend la route et écoute France Musique en pensant à lui : « Baruch était plus qu’un amateur, un résident de ce pays-là, un citoyen légitime puisqu’en transit permanent. » Neuf airs allemands de Haendel est le premier des airs de musique qui ponctueront tout le récit. Un personnage des Harmoniques (2017) s’appelle Samuel Willar, serait-il le Zuckerman de Gérald Tenenbaum ?

    Qui a vu sa mère ou son père terminer sa vie dans une maison de soins reconnaîtra ces jours sans nom, cette chambre désertée. Il reste à l’accueil un carton à emporter. Baruch n’appréciait pas le métier de son fils, « autobiographe pour autrui » : Samuel est payé pour écrire des biographies améliorées voire mensongères. Il avait tenté d’écrire un roman, mais au rendez-vous chez une éditrice qui lui signifiait un refus malgré son talent pour écrire, elle lui avait proposé du « story telling » : écrire pour quelqu’un d’autre une autre vie qui serait publiée sous la forme d’une autobiographie.

    Des années plus tôt, son père avait bien voulu l’accompagner pour des repérages à Lunéville, sa ville natale : il avait revu le théâtre où un soir, « un comédien immigré, jadis réfugié de Pologne pour échapper aux vingt ans de service militaire, fut pris de tremblements sur scène. […] Et Baruch interdit n’avait pas quitté son fauteuil  pour secourir son père. » Lors de ce pèlerinage vers son passé, Baruch avait raconté à Samuel l’histoire des deux Lina, « amies pour la vie » : Lina Denner et Lina Berg, filles de commerçants tout proches. « Des vies jumelles, c’est un bon point de départ pour des confessions imaginaires. »

    Les voici orphelins « à part entière », la sœur aînée Clara, son frère Jacques et le benjamin, Samuel ; leur mère s’était suicidée. Clara organise un goûter, met de la musique. « Reformer le triangle de l’enfance n’est pas si fréquent. Chacun y va de souvenirs consensuels en évitant les sujets de frictions. On passe du coq à l’âne, on dérive, et bientôt Baruch n’y est plus. »


    Dans la boîte en carton, Samuel découvre les papiers laissés par son père, les siens et ceux de son père Mathias Willar, une montre-bracelet, L’étranger de Camus, de la correspondance, des photos… Et, plus surprenant, les coordonnées d’une nouvelle cliente dont son père lui a laissé le numéro de téléphone sans rien d’autre, pour « quand le temps sera venu » : la bibliothécaire du centre Rachi à Troyes lui explique au téléphone avoir besoin « de récrire sa vie » pour décrocher un poste au Yivo, « l’institut pour la recherche juive installé depuis 1940 à Manhattan » et affirme n’avoir pas connu Baruch. Un mystère à éclaircir.

    Luce Halpern lui explique sa « commande », « il faudra tisser le faux pour le coudre avec le vrai sans que l’ourlet grigne » : « une enfance au kibboutz, un service militaire au Golan, et une formation complète à Vilnius ». « Tout était presque vrai. » Rendez-vous est pris à Troyes. Mais quand Samuel Willar se rend à la bibliothèque, Luce H. n’y est pas ; elle a préparé une invitation à son nom à l’entrée du Théâtre de Champagne, le soir même, où on joue Le Dibbouk d’Anski pour une représentation unique.

    Samuel est loin de se douter que celle qui le rejoindra à la fin du spectacle va le ramener trente-neuf ans plus tôt, à la soirée d’anniversaire de son père perturbée par un coup de téléphone. Et qu’il existe bel et bien un lien entre eux, mais lequel ? « L’authenticité est aussi rare pour les gens que pour les œuvres d’art. » Le « vrai roman » que Luce lui demande d’écrire pour elle va nécessiter un périple qui le mènera plus loin qu’il ne croit.

    Par la racine interroge des racines familiales et culturelles, plus multiples qu’on ne l’imagine. Luce n’est pas croyante, « ou plutôt si, elle croit en l’homme ; tous les chemins qu’il a empruntés pour se situer dans l’univers lui agréent et lui sont bons à suivre », y compris le Livre de la création, un ouvrage cabalistique du IIIe siècle qui « identifie les sphères de l’arbre de vie aux nombres primordiaux. »

    En suivant les lignes de vie de Luce Halpern, en écoutant ses compositeurs préférés, Samuel Willar retrouve aussi les traces de son père. Gérald Tenenbaum, romancier des rencontres, plus encore que dans L’affaire Pavel Stein ou Reflets des jours mauves, se tient près de ses personnages et rend avec une grande sensibilité les mouvements intérieurs qui les rapprochent peu à peu. Leurs passés, en fusionnant, vont permettre à une nouvelle histoire de prendre racine.

  • Daardaar - Pardon ?

    Une invitation qui ne se refusait pas : Daardaar ou « le meilleur de la presse flamande en français » – un site dont je vous ai déjà parlé –  proposait à ses abonnés de rencontrer l’équipe et de découvrir les huit épisodes de « Pardon ? ». Et où cela ? A deux pas de chez moi !

    daardaar,le meilleur de la presse flamande en français,pardon?,expressions françaises,expressions flamandes,rencontre,site,culture,5 mai 2022

    J’étais loin de soupçonner que derrière un banal immeuble résidentiel du boulevard Lambermont se déploie un grand espace de « coworking » en intérieur d’îlot, mais c’était bien là, une bannière de Daardaar flottait devant l’entrée. Au bout du couloir, un autre couloir et tout au fond, quelques personnes déjà assises pour la projection, d’autres en train de bavarder.

    Accueillie aimablement par un membre de l’équipe, j’ai reconnu un seul visage : celui de Joyce Azar, « la jeteuse de ponts qui raconte la Flandre aux francophones » (SoirMag), journaliste à la VRT (flamande) et chroniqueuse à la RTBF (radio et télévision francophones) avec « Vu de Flandre ». Vous trouverez la photo et les fonctions de chacun sur le site de Daardaar.

    Après un apéro qui a permis de faire connaissance avec l’un ou l’autre, Aubry Touriel, le réalisateur de « Pardon ? », a présenté ces nouvelles capsules diffusées sur le site de Daardaar et sur les chaînes bruxelloises Bruzz et Bx1. Dans le même esprit que Karambolage sur Arte, l’objectif est de créer des passerelles entre les communautés linguistiques. « Pardon ? » : on le dit aussi bien au nord qu’au sud du pays quand on n’a pas compris son interlocuteur. 

    daardaar,le meilleur de la presse flamande en français,pardon?,expressions françaises,expressions flamandes,rencontre,site,culture,5 mai 2022
    © Camille Toussaint

    Les enfants étaient impatients de voir les « dessins animés » : de petites histoires autour de quatre expressions flamandes expliquées en français et de quatre expressions françaises expliquées en flamand. La première projetée ironise gentiment sur la question  « Quelle est la capitale de la Flandre ? » Bien vu pour illustrer l’expression « donner sa langue au chat ». Pour ma part, j’ignorais complètement ce que veut dire « De kogel is door de kerk », littéralement : la balle a traversé l’église !

    Comme on le voit dans le générique de fin, beaucoup de personnes interviennent pour produire ce genre de clip vidéo, huit en moyenne. Il a fallu du temps pour les réaliser, d’autant plus que cette série a impliqué des citoyens, en faisant appel aux abonnés pour le choix des expressions et même pour les personnages des capsules. Le dessin d’animation est signé Camille Toussaint, comme celui figurant sur la bannière de Daardaar. Les huit épisodes sont à voir sur le site – amusez-vous !

    La rencontre s’est terminée par des échanges. Du bon matériel didactique, a-t-on fait remarquer. Existe-t-il en Flandre un équivalent de Daardaar ? Non. Beaucoup souhaitent qu’on y fasse preuve de la même curiosité pour la presse francophone. Il a été question aussi, inévitablement, du financement. Rien que les droits d’auteur coûtent déjà très cher. Tous les membres de l’équipe de Daardaar sont bénévoles et gagnent leur vie par ailleurs.

    daardaar,le meilleur de la presse flamande en français,pardon?,expressions françaises,expressions flamandes,rencontre,site,culture,5 mai 2022
    Geen blad voor de mond nemen - YouTube / © Camille Toussaint

    « Pardon ? » a été réalisé dans le cadre d’un appel à projets. Pour continuer, il faudrait des subsides tout en veillant à préserver l’indépendance totale de Daardaar, a insisté Joyce Azar, la responsable éditoriale. Une opération de crowdfunding les a aidés dans le passé, mais ce n’est pas à refaire régulièrement. L’asbl cherche donc des alternatives pour se financer et poursuivre son objectif : refléter en français ce qui se dit en Flandre. Si le travail de Daardaar vous tient à cœur et que vous souhaitez les soutenir, cliquez sur « Appel aux dons ».

    Je suis ravie d’être allée à cette présentation sympathique et d’avoir découvert la jeune équipe enthousiaste de Daardaar. La région bruxelloise est bilingue, mais trop souvent encore, la barrière de la langue, voire de la culture, fait que les francophones et les néerlandophones s’y croisent sans se rencontrer. Le site de Daardaar est un bel endroit où apprendre à mieux se connaître. A découvrir absolument.