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« Emigré italien de longue date, maçon de formation, Giuseppe d’Alessi a été marbrier trente et quelques années. De l’atelier au cimetière, et du cimetière à l’atelier, il a travaillé pour établir les morts dans la maison du monde. Une fois à la retraite, il s’est senti une dette envers les vivants. Pour l’honorer, il n’avait que ses outils et ses mains. Sans rien demander à personne, il s’est attelé à la tâche de tailler des marches dans les rochers du bord de mer. – Combien d’escaliers nous avez-vous offerts ? a demandé Luce. – Je ne compte pas en escaliers, mais en marches. Chacune permet d’assurer le pied. Les dalles des pierres tombales pour le repos des disparus, et les degrés de mes marches pour la tranquillité de ceux qui vont vers la mer. – Alors, combien ? Il sourit à nouveau, découvrant une bouche en si mauvais état qu’on l’imagine contraint à une nourriture hachée ou moulinée. – Eh bien, depuis onze ans, j’ai taillé deux mille huit cent quatre-vingts marches. Vous êtes les premiers à le demander ! Luce s’assied sur la sienne, et caresse la pierre : – Les promeneurs l’ignorent peut-être, mais les marches, elles, à n’en pas douter, se souviennent. »
Dans le dernier roman de Gérald Tenenbaum, Par la racine, Samuel Willar vient de perdre son père, Baruch, décédé dans une Ehpad en Lorraine. Si le titre évoque l’expression « manger les pissenlits par la racine », ce n’est donc pas incongru d’y penser, comme on le lira par la suite. Vingt ans plus tôt, les tempêtes Lothar et Martin soufflaient sur l’Europe ; le vent souffle aussi en ce dernier mois de 2019, mais la tempête, cette fois, « est dans sa tête ».
Appelé pour récupérer les affaires personnelles de son père, Samuel prend la route et écoute France Musique en pensant à lui : « Baruch était plus qu’un amateur, un résident de ce pays-là, un citoyen légitime puisqu’en transit permanent. »Neuf airs allemands de Haendel est le premier des airs de musique qui ponctueront tout le récit. Un personnage des Harmoniques (2017) s’appelle Samuel Willar, serait-il le Zuckerman de Gérald Tenenbaum ?
Qui a vu sa mère ou son père terminer sa vie dans une maison de soins reconnaîtra ces jours sans nom, cette chambre désertée. Il reste à l’accueil un carton à emporter. Baruch n’appréciait pas le métier de son fils, « autobiographe pour autrui » : Samuel est payé pour écrire des biographies améliorées voire mensongères. Il avait tenté d’écrire un roman, mais au rendez-vous chez une éditrice qui lui signifiait un refus malgré son talent pour écrire, elle lui avait proposé du « story telling » : écrire pour quelqu’un d’autre une autre vie qui serait publiée sous la forme d’une autobiographie.
Des années plus tôt, son père avait bien voulu l’accompagner pour des repérages à Lunéville, sa ville natale : il avait revu le théâtre où un soir, « un comédien immigré, jadis réfugié de Pologne pour échapper aux vingt ans de service militaire, fut pris de tremblements sur scène. […] Et Baruch interdit n’avait pas quitté son fauteuil pour secourir son père. » Lors de ce pèlerinage vers son passé, Baruch avait raconté à Samuel l’histoire des deux Lina, « amies pour la vie » : Lina Denner et Lina Berg, filles de commerçants tout proches. « Des vies jumelles, c’est un bon point de départ pour des confessions imaginaires. »
Les voici orphelins « à part entière », la sœur aînée Clara, son frère Jacques et le benjamin, Samuel ; leur mère s’était suicidée. Clara organise un goûter, met de la musique. « Reformer le triangle de l’enfance n’est pas si fréquent. Chacun y va de souvenirs consensuels en évitant les sujets de frictions. On passe du coq à l’âne, on dérive, et bientôt Baruch n’y est plus. »
Dans la boîte en carton, Samuel découvre les papiers laissés par son père, les siens et ceux de son père Mathias Willar, une montre-bracelet, L’étranger de Camus, de la correspondance, des photos… Et, plus surprenant, les coordonnées d’une nouvelle cliente dont son père lui a laissé le numéro de téléphone sans rien d’autre, pour « quand le temps sera venu » : la bibliothécaire du centre Rachi à Troyes lui explique au téléphone avoir besoin « de récrire sa vie » pour décrocher un poste au Yivo, « l’institut pour la recherche juive installé depuis 1940 à Manhattan » et affirme n’avoir pas connu Baruch. Un mystère à éclaircir.
Luce Halpern lui explique sa « commande », « il faudra tisser le faux pour le coudre avec le vrai sans que l’ourlet grigne » : « une enfance au kibboutz, un service militaire au Golan, et une formation complète à Vilnius ». « Tout était presque vrai. » Rendez-vous est pris à Troyes. Mais quand Samuel Willar se rend à la bibliothèque, Luce H. n’y est pas ; elle a préparé une invitation à son nom à l’entrée du Théâtre de Champagne, le soir même, où on joue Le Dibbouk d’Anski pour une représentation unique.
Samuel est loin de se douter que celle qui le rejoindra à la fin du spectacle va le ramener trente-neuf ans plus tôt, à la soirée d’anniversaire de son père perturbée par un coup de téléphone. Et qu’il existe bel et bien un lien entre eux, mais lequel ? « L’authenticité est aussi rare pour les gens que pour les œuvres d’art. » Le « vrai roman » que Luce lui demande d’écrire pour elle va nécessiter un périple qui le mènera plus loin qu’il ne croit.
Par la racine interroge des racines familiales et culturelles, plus multiples qu’on ne l’imagine. Luce n’est pas croyante, « ou plutôt si, elle croit en l’homme ; tous les chemins qu’il a empruntés pour se situer dans l’univers lui agréent et lui sont bons à suivre », y compris le Livre de la création, un ouvrage cabalistique du IIIe siècle qui « identifie les sphères de l’arbre de vie aux nombres primordiaux. »
En suivant les lignes de vie de Luce Halpern, en écoutant ses compositeurs préférés, Samuel Willar retrouve aussi les traces de son père. Gérald Tenenbaum, romancier des rencontres, plus encore que dans L’affaire Pavel Stein ou Reflets des jours mauves, se tient près de ses personnages et rend avec une grande sensibilité les mouvements intérieurs qui les rapprochent peu à peu. Leurs passés, en fusionnant, vont permettre à une nouvelle histoire de prendre racine.