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Des jours mauves

Existe-t-il plus grand mystère que celui d’une rencontre essentielle ? Reflets des jours mauves est le beau titre du dernier roman de Gérald Tenenbaum, un écrivain qui offre une place de choix aux adjectifs. On ne peut s’empêcher de penser au dernier vers de Voyelles : « O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! » Mais n’allons pas trop vite.

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Un soir, à Paris, un jeune homme entre dans le jardin du Luxembourg, il se rend à une réception privée : « Les reflets mordorés n’ont pas encore tapissé la lumière du jour, mais les tenues sont de soirée, talons, moire, alpaga, déclinaisons de noir. » Il cherche l’homme qu’on vient de fêter – « éloges, rosette et retraite ». Le professeur Lazare s’est assis à l’écart, près d’une fenêtre. Quand Ethan Desnoyers se présente à lui, en tant que « correspondant du Lancet », l’ancien chef de service à la Pitié ironise : « Alors comme ça, vous faites les nécros ? »

Le généticien remarque les verres fumés qui masquent le regard du jeune homme. Lazare s’en veut d’avoir improvisé une réponse maladroite aux éloges convenus et s’est éloigné des prévenances, des mots, des regards. A son interviewer, il préfère parler du genévrier qu’il aperçoit derrière la vitre et du corbeau qui vient de s’y poser – « l’un des plus gros cerveaux de toutes les espèces d’oiseaux » – de son « iris charbon », « noir comme la nuit qui nous attend ».

Quand la réception touche à sa fin, sa secrétaire le salue avec tact, demande au jeune homme de ménager leur patron. Tout le monde prend congé. Lazare propose à Ethan un verre au Contre-Oblique, pas loin, il y a ses habitudes et descend au sous-sol : tables basses et fauteuils, table de billard, une femme et deux hommes installés dans un angle. « Ce soir, ayant souffert ces honneurs dérisoires et malmené ses reins, il n’a pas envie de rester seul. »

« Alors, qui vous envoie vers moi ? Ce n’est pas le Lancet, n’est-ce pas ? » Ethan le reconnaît, même s’il a bien enquêté pour la revue scientifique. En fait, un éditeur lui a proposé un contrat pour écrire sur « les vieilles croyances, les légendes, les superstitions, voire la Kabbale, mais avec un fil rouge particulier. » Quels rapports peut-il y avoir entre ces traditions qui recherchent « les signes d’un avenir écrit d’avance », les prédictions et le hasard ? « Parce que le hasard, y compris celui de l’hérédité dont vous êtes spécialiste, est avant tout une page blanche… »

Ainsi commence une nuit de conversation, de confidences, entrecoupée de coups de billard. La dextérité de Lazare attire les trois autres clients, ils font connaissance. Les deux hommes dirigent une agence photographique à Dublin ; la jeune fille brune, Marijke Haas, les représente à Amsterdam. Lazare les invite bientôt à se joindre à eux. « Au terme de ce jour planté tel un jalon narquois entre ce qui n’est déjà plus et ce qui ne sera pas, il a soudain cédé à la pulsion de se livrer, se livrer et se délivrer enfin, pieds et poings, sans fard et sans orgueil, devant quatre étrangers. »

J’ai parfois pensé en lisant Reflets des jours mauves à Clamence dans La Chute de Camus et aussi à Saint-Pons dans Journal d’un crime de Charles Bertin. Comme eux, Lazare a ses secrets, qu’il préfère confier à plusieurs, ce qu’il trouve moins impudique. « Il a une histoire à raconter, qui ne peut être dite qu’une fois. » En près de deux cents pages, Gérald Tenenbaum tient le lecteur en haleine.

Lazare remonte à son premier stage d’internat au CHU de Rennes, dans le service du professeur Ketter, une sommité. C’est en l’entendant parler de ses recherches au téléphone avec un futur prix Nobel – « sur le point de découvrir ce que l’on a plus tard nommé l’épissage de l’ARN » – qu’il a orienté les siennes : « il avait compris que l’aube d’une nouvelle ère de la recherche médicale se levait : au lieu de subir les maladies et de les soigner après leur déclenchement, on allait pouvoir les empêcher d’éclore. »

Et aussi en rencontrant Elena Guzman, une Argentine qui travaillait à Berkeley avec Mary-Claire King au laboratoire de génétique et d’épidémiologie, une femme pleine de charme avec qui il correspondait depuis des années. Elle avait alors posé cette question à propos des gènes : « Y a-t-il une musique silencieuse qui les fait résonner tous ensemble, y a-t-il des vibrations atones qui les réveillent ou les endorment ? »

Lazare était lancé. Il lui fallait des locaux, des lignes de crédit, des collaborateurs ; en un an, il les avait obtenus. Par petites annonces, ils avaient trouvé des volontaires pour des tests génétiques et sélectionné « une petite cohorte de vingt-deux individus adultes en bonne santé ». Puis s’était présentée une vingt-troisième, qui voulait absolument y participer. Lazare revoit Rachel Epstein, comme si c’était la veille, en 1993. « Lorsqu’elle s’est assise face à lui, il n’a pu détourner le regard de ces prunelles améthyste, ces iris d’un violet obscur et lumineux dont la profondeur efface celle de l’océan et la transparence subjugue celle du ciel. »

L’hérédité intéresse particulièrement Rachel. Sa famille a été « en quasi-totalité engloutie dans le maelström que vous savez, quelques dizaines parmi six millions ». Elle s’est donné pour mission « de recueillir des informations de tous ordres sur les siens » – « On évoque souvent cette volonté de donner une sépulture à ceux qui n’en n’ont pas eu, mais, ne nous y trompons pas, il s’agit bien sûr de nous donner, à nous qui demeurons, un lieu de mémoire pour nous aider à penser à ces deuils impensables. »

Fasciné par « les chatoiements mauves de ses prunelles », Lazare accepte qu’elle participe aux tests malgré que le protocole interdise le surnombre, il trouvera un arrangement. Peu à peu, dans cette pièce où la lumière est basse, le récit de Lazare se fraie un chemin, aux glissements de la mémoire, qui ne perd rien de l’intensité de certains moments vécus. Ici ce n’est pas dans un monologue, mais au fil des confidences, dans le va-et-vient entre présent et passé, que nous est contée l’histoire de Lazare et de Rachel, et d’autres personnages autour d’eux.

Reflets des jours mauves est une étrange histoire d’amour fou à laquelle se mêle l’excitation de recherches génétiques pointues (commentées dans la postface par la généticienne Ariane Giacobino). La question initiale d’Ethan sur la part du hasard va peut-être trouver une réponse dans le récit de la relation entre le chercheur et la femme aux yeux mauves, qui sera compliquée par les résultats de ses recherches la concernant et taraudée par la question du dit et du non-dit.

Bien des thèmes ou des motifs déjà remarqués dans Les Harmoniques réapparaissent dans ce roman, au rendez-vous de la science et de la fiction. Les progrès du dépistage et de la thérapie géniques vont sans doute bouleverser le traitement des maladies, mais ce qui se dégage le plus des confidences du professeur Lazare, au creux d’une nuit parisienne, c’est la profondeur du trouble où nous jettent certains êtres, c’est l’incroyable capacité du vivant à se jouer du hasard.

Commentaires

  • Je me rappelle de Tenenbaum et "Les harmoniques" sur ce blog.
    Science et fiction :les passions pour la recherche scientifique et pour des yeux mauves jettent le trouble, ce que vous en dites me fait noter le roman.

    Parenthèse :je trouve pertinente la réflexion sur les sépultures (lieu de mémoire). Je songe à Antigone et à une lecture en cours, des corps exposés en rue au Mexique (Jorge Volpi).

  • Cher Christw, il me semble que ce roman vous parlerait, et en particulier ces questions que nous posent les progrès de la génétique et leurs "prédictions" statistiques.
    Heureuse que vous aimiez aussi cette réflexion sur la sépulture, merci pour le prolongement.

  • Comme tu en parles bien, de ce livre ! Comme tu donnes envie de le lire, comme souvent d'ailleurs... Tiens, je note ce titre, bien que j'ai tant de lectures en projet et plusieurs en cours...
    A très vite ! Et merci !

  • Ce roman est riche de thématiques et progresse sur plusieurs plans, mais je n'ai pas voulu trop en dire, seulement en donner l'atmosphère. Merci à toi.

  • Tu l'as mieux apprécié que moi, même si j'y ai appris un certain nombre de choses. J'avoue avoir préféré "Les harmoniques".

  • La structure des deux romans est fort différente. Ici j'ai aimé le côté intime des confidences, l'unité romanesque, le ton.

  • Les aspects scientifiques sont intégrés au récit, les explications éclairent et l'enthousiasme de Lazare dans ces recherches qui pourront peut-être un jour sauver des vies et son questionnement personnel, on ne peut plus actuel, sur l'éthique médicale, la nécessité de révéler ou non à une personne de quoi ses gènes sont porteurs.
    Ce débat ne nuit en rien, au contraire même, à la force des sentiments, des relations entre les personnages, à mon avis.

  • Tania, c'est une coïncidence. Les années 1890 sont appelées "The Mauve Decades" aux États-Unis, car on a inventé un colorant qui facilite la teinture des vêtements.

  • Je l'ignorais, merci Jane.

  • Une nuit de confidences, des personnages finement rendus et bien des sujets de réflexion, tu verras si tu te laisses tenter.

  • Je viens de lire le billet d'AIfelle. Décidément, c'est un livre dont on parle beaucoup et qui a l'air intéressant; maintenant comprendrais-je vraiment ce qu'est l'épissage de l'ARN ? Je comprends pour l'instant son intérêt !

  • Bonjour, Claudialucia, heureuse de te retrouver ici. Les formules de ce genre ne sont pas si nombreuses dans le roman, elles aident à bien situer le héros, ses recherches à la pointe dans son domaine. Cela n'empêche pas de comprendre ses intentions et les problèmes moraux qui vont interférer avec ses relations personnelles.

  • Je viens de commencer ce roman et votre billet m'incite à continuer ma lecture car la génétique m'intéresse. Pour l'instant, j'en suis au moment où Lazare commence ses confidences et je trouve que ça se traine un peu ! Je vais persévérer.

  • Bienvenue, Nanou. Oui, Lazare prend son temps, ce n'est pas son genre de se raconter, d'autant plus qu'il n'a pas nécessairement le beau rôle dans cette histoire.
    A bientôt sur votre blog que je ne connais pas.

  • Merci de ton message concernant sa présence au salon du livre de Toulon où je n'ai malheureusement pas eu encore le temps de me rendre... Je suis allée voir qui était cet auteur mathématicien, il semble tout à fait talentueux. Tes extraits dévoilent une belle écritures, et les sujets abordés m'interpellent, à suivre de très près... Doux week end à toi, à bientôt. brigitte

  • Merci à toi, Brigitte. La phrase citée en quatrième de couverture éclaire bien le sujet de ce roman-ci : "La connaissance est un présent d'une infinie cruauté quand elle ne permet pas d'agir."
    Ciel bleu sur Bruxelles ce matin, je te souhaite un bon dimanche.

  • Merci Tania, je note ce livre sur mon petit carnet...déjà bien rempli. L’épigénétique n'a dévoilée que le dessus de son iceberg. Les yeux mauves m'ont fait sourire: mon père, avant de rencontrer ma mère avait une amie (dont il parlait avec émotion...) qui avait des yeux d'un mauve, violet profond. J'avais fait des recherches, ce phénomène est dû à la mutation génétique "Alexandria",.... la boucle est bouclée ! Bon dimanche et Bises.

  • Bonsoir, Claudie. Oh, voilà un souvenir très personnel qui crée déjà un lien avec cette histoire. Bonne lecture de ce roman un jour ou l'autre.

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