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Récit

  • Idiss, sa grand-mère

    De Robert Badinter ((1928-2024), mon souvenir le plus vif est certainement sa présentation à l’Assemblée nationale française, en tant que ministre de la Justice, du projet de loi abolissant la peine de mort, le 17 septembre 1981. J’ai pu suivre cette séance à la télévision et écouter sa voix claire et solennelle (vidéo disponible sur le site de l’INA). Son nom s’inscrira au Panthéon le 9 octobre prochain, la cérémonie coïncidera avec le 44e anniversaire de l’abolition de la peine de mort en France. (Celle-ci existait en Belgique depuis 1830. Son application était rare et la dernière exécution a eu lieu en 1950. Elle fut abolie en 1996.)

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    Cette clarté se retrouve sous sa plume pour rendre hommage dans Idiss (2018) à sa grand-mère maternelle. Idiss « était née en 1863 dans le Yiddishland, à la frontière occidentale de l’empire russe. » Après le départ de son mari à l’armée du tsar, seule avec ses deux fils, elle a dû vivre chez ses beaux-parents, pauvres comme Job. Elle brodait nappes et serviettes et allait les vendre au marché, sans grand succès. Un colporteur lui a proposé de participer à son commerce clandestin de tabac en allant par le bois jusqu’à la frontière roumaine toute proche. Dix roubles pour chaque aller et retour. Elle n’avait rien à craindre des douaniers avec lesquels il avait un arrangement.

    Par nécessité, elle « devint contrebandière » pendant quelques mois, jusqu’à ce que le gendarme du village, sous la pression du capitaine qui réclamait des sanctions pour ce trafic, lui propose de l’arrêter une fois par quinzaine (une nuit en cellule et une petite amende) – « et tout le monde est content. »

    Schulim, son mari, réapparut après cinq ans d’absence. « Du bonheur des retrouvailles naquit ma mère, Chifra. » Dans l’armée, il avait contracté la passion du jeu et bientôt, il accumulait pertes et dettes. Idiss devait tenir la bourse. Schulim devint tailleur et elle, vendeuse d’articles «  de Paris ». Pour les juifs de Bessarabie, la menace de l’antisémitisme était toujours présente. L’Amérique attirait, et les grandes villes européennes : Paris, Berlin, Vienne.

    Leurs fils Avroum et Naftoul, 23 et 21 ans, choisirent Paris, comme leurs cousins. Seul l’aîné avait fait des études secondaires. Ils firent du commerce de vêtements usagés, envoyaient des mandats. Badinter décrit le désir d’ascension sociale des juifs de France, l’importance des bonnes études : les idéaux de la République française comptaient bien plus que la religion. Leurs fils encouragent leurs parents à venir les rejoindre, mais Idiss hésite : elle est illettrée. Il faudra une dette colossale de son mari pour les obliger à vendre la maison et partir.

    Chifra, sa fille, devint Charlotte à l’école. En 1923, elle épousera Simon, anciennement Samuel ; ils vivront avec Idiss, devenue veuve. Pour leurs enfants, ils choisiront des prénoms français, Claude et Robert. Simon était travailleur, Charlotte ambitieuse, ils développèrent avec succès un négoce de fourrures. « Leur ascension sociale fut rapide. »

    Robert Badinter, « le dernier-né des petits-enfants d’Idiss », raconte les étapes d’une vie de famille. Leur mère surveille les résultats scolaires, fait donner des cours particuliers, des cours de piano ; son frère et lui reçoivent une éducation bourgeoise. Idiss les conduit à l’école. C’est surtout la situation de sa grand-mère et son rôle qu’il décrit, dans un contexte familial et social, politique aussi, qui évolue. Depuis la Bessarabie natale, ses conditions de vie avaient beaucoup changé. Son petit-fils écrit : « ces juifs de nulle part se trouvaient chez eux partout, pourvu qu’ils fussent avec les leurs. »

    Quand les menaces contre les juifs de France sont devenues de plus en plus violentes, dans les années 1940,  sa mère, qui n’avait jamais voulu se séparer d’Idiss, a pourtant dû s’y résoudre, pour sauver ses fils. Malade, la grand-mère est restée à Paris sous la garde de son fils Naftoul, elle y est morte quelques mois plus tard, en avril 1942, en pleine Occupation. « C’était le temps du malheur. »

    Ce livre, écrit Badinter, « ne prétend être ni une biographie, ni une étude de la condition des immigrés juifs de l’Empire russe venus à Paris avant 1914. Il est simplement le récit d’une destinée singulière à laquelle [il a] souvent rêvé. Puisse-t-il être aussi, au-delà du temps écoulé, un témoignage d’amour de son petit-fils », peut-on lire sur le site de l’éditeur. Mission accomplie.

  • Au préalable

    lászló krasznahorkai,le dernier loup,récit,littérature hongroise,estrémadure,loup,voyage,écriture,culture« […] en attendant, ils montèrent à bord d’une jeep, afin de se rendre à l’endroit, annonça José Miguel, qui lui lança des regards tout en conduisant et éleva la voix pour couvrir le bruit du moteur, à l’endroit où le dernier loup a péri, a péri ?! et il ordonna d’un signe à l’interprète de demander à José Miguel de confirmer ses propos, oui, répondit avec sa concision habituelle le garde-chasse, nous irons là où le dernier loup a péri, mais au préalable je vais vous montrer l’endroit où les derniers loups ont été abattus, quoi ?! s’exclama-t-il en bondissant sur son siège, les derniers loups, s’étonna lui aussi le barman, mais de quoi parle-t-il ? demanda-t-il en se tournant vers le siège arrière, autrement dit vers l’interprète, et José Miguel leur apprit alors que le mâle qu’ils avaient vu le matin même dans la vitrine de Dominguez Chanclón n’était pas réellement le dernier loup, cette histoire avait eu lieu en 1985, en février si sa mémoire était bonne, or, après cette date, précisa José Miguel avec son phrasé espagnol saccadé, sur le territoire de la finca dite La Gegosa, une meute entière de loups avait été abattue, entre 1985 et 1986 pour être précis, et à cet instant il freina brusquement, et manœuvra pour se placer devant un portail ouvragé sur lequel un panneau en fer indiquait la Gegosa, et après ? demanda le barman […] »

    László Krasznahorkai, Le dernier loup

  • Le dernier loup

    László Krasznahorkai m’avait époustouflée avec ses Petits travaux pour un palais. Le dernier loup (2009, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly), un récit antérieur, est le premier où il déploie « une phrase unique sur un si grand nombre de pages » (4e de couverture), mais ce n’est pas gênant du tout à la lecture de cette longue nouvelle ou court roman (environ 70 pages).

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    « Il se mit à rire, mais pas vraiment de bon cœur car son esprit était occupé par des questions du genre : quelle est la différence entre la vanité des choses et le mépris… » : on entre de plain-pied dans la rumination mentale d’un homme qui passe ses journées en traînant « à droite et à gauche », passe des heures « assis au Sparschwein en compagnie d’une bouteille de Sternburger », le café de Berlin où il a ses habitudes. Le barman hongrois y est son seul interlocuteur, vaguement à l’écoute.

    Ce qui l’a fait rire, c’est de recevoir une lettre d’Espagne, « mais ça ne pouvait pas être à lui qu’on écrivait un truc pareil, à savoir qu’il était invité en Estrémadure par une Fondation inconnue ». On lui propose de « passer une ou deux semaines chez eux, et d’écrire ensuite quelque chose sur la région », tous frais payés. L’ancien professeur qui survit avec quelques travaux de relecture « n’avait plus rien à voir avec cet homme d’autrefois, cet homme qui, ne sachant pas encore que la pensée était finie, écrivait des livres, des livres illisibles […] ».

    Il n’a pas d’argent et n’a pas jeté la lettre, se disant finalement qu’il ne peut « rejeter une telle offre ». Un mail lui confirme que c’est bien lui qu’on attend dans cette région d’Espagne qu’il n’est pas sûr de bien pouvoir situer. Un ancien traducteur et un ancien éditeur lui écrivent qu’il n’y a rien à voir dans cet « immense territoire désertique » où la vie est rude, « le vide total et la misère noire » et lui proposent de venir plutôt chez eux à Barcelone. Mais non.

    A son arrivée à Madrid le 21 février, « où l’on n’eut aucune peine à le reconnaître sur la base de la description qu’il avait fournie de lui-même, 120 kilos, ce faciès et ce blouson d’aviateur bleu », il dispose d’un  interprète et d’un chauffeur pour le conduire à Cáceres. Sur la route on s’enquiert de ce qu’il souhaite voir en Estrémadure, on le traite « comme une star ».

    Paralysé devant l’enthousiasme de ses hôtes, il a fini par suggérer de se rendre « là où vivaient les travailleurs saisonniers arabes » avant de se rappeler tout à coup un article écologique dans lequel quelqu’un déclarait : « c’est au sud du fleuve Duero qu’en 1983 a péri le dernier loup », une phrase retenue « du fait de sa tonalité inhabituelle » dans un article scientifique (périr, mot littéraire) – article qu’ils chercheront, trouveront, ainsi que le nom du chasseur.

    En réalité, nous prenons connaissance du séjour du professeur en Estrémadure par le récit qu’il en fait au barman hongrois à son retour. Celui-ci préfère écouter le « stammgast » (l’habitué) que de rester seul à attendre en nettoyant les verres. On pense au monologue de Clamence dans La Chute de Camus. Ici, pas de paragraphes ni de continuité, des digressions, des incises, des ruptures… Tandis que se déroule l’histoire du professeur et de sa fascination pour ce dernier loup, nous voilà, nous, lecteurs, fascinés par les arabesques du récit de Krasznahorkai, pris à témoin de rencontres, de villes et de paysages, de problèmes sociaux, d’écologie, de philosophie et d’écriture magicienne. 

  • Une bourge

    brisac,les enchanteurs,récit,études,travail,édition,culture,sexisme« J’allume une cigarette. Tout pèse soudain une tonne.
    En plus tu fumes. Tu fumes alors que tu es enceinte ?
    Sa méchanceté est comme une aile qui bat au-dessus de ma tête.
    Tu es chouchoutée et tu ne t’en rends même pas compte. C’est ça, les filles de luxe, les jewish princesses, on est aux petits soins et elles se plaignent, c’est ce qu’on m’avait dit à ton sujet, mais je ne voulais pas le croire. Une bourge.
    La question s’est encore coincée dans ma gorge, qui, on ?
    Je m’accroche à cette fichue branche : la positive attitude.
    Non, je t’assure, ça me va très bien. J’aime beaucoup le gris des murs. On dirait… les mots qui me viennent, je ne peux pas les dire. Je posais juste une question.
    Evite les questions, Nouk, tu ne t’en porteras que mieux, conclut-il, avant de filer vers l’autre monde, l’ensoleillé, le vrai, le paradis au bout du couloir, avec ses pluies de lumière.
    Il repart, content de sa séance de dressage, et je commence à installer mes affaires. »

    Geneviève Brisac, Les Enchanteurs

  • Nouk au bureau

    Revoici Nouk, l’héroïne de Petite et de Week-end de chasse à la mère (1996), dans Les enchanteurs (2022) de Geneviève Brisac (°1951). Il semble cette fois que Nouk – « Nouk, c’est le nom de la fille » – est bien son double. On reconnaît sa trajectoire, de l’Ecole Normale supérieure à un parcours dans l’édition. Dès le début, « elle » et « je » se côtoient : « Le cœur battant, le cœur lourd, elle remplit le coffre de sa voiture. Je la vois de dos pour le moment. Un dos étroit, des cheveux fous. » Plus loin, de cette femme qui vient de perdre son emploi, elle écrit : « C’est moi. Je me vois. »

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    Au début des études de Nouk, une seule nuit dans le « couvent » de Fontenay l’a fait fuir. Boursière, devenue « militante à plein temps », elle se met à imprimer des tracts avec Berg « aux yeux verts » et bientôt ils vivent ensemble. « Comme tant d’autres, convaincus de jouer une partie décisive avec l’histoire de leur temps, Nouk consacre ses journées à défendre le peuple chilien contre les attaques fascistes, bataille perdue ô combien. »

    Quand une lettre officielle lui rappelle que « toute élève de l’Ecole » doit passer le concours de l’agrégation, elle prend le RER, suit des cours, lit, prend des notes, étudie, tout en menant un nouveau combat. « C’est le temps des réunions de femmes », du féminisme. Nouk obtient l’agrégation. Puis sans transition ni explication, au chapitre deux, la voilà internée. On la dit méchante, un « danger » pour les autres. Libérée après quelques mois, elle a compris que pour survivre, « il ne faut ni obéir, ni désobéir, il faut ruser. »

    Quelques années plus tard, licenciée une première fois – « je suis celle qui trouble la vie de bureau par ses manigances » –, elle se récite son mantra : « Observe. Tout existe pour être raconté. Tu es humaine. » Elle se souvient de sa première rencontre avec Olaf quand elle était au chômage et enceinte. Cet autodidacte avait lancé L’Equipée« des livres de mer et de marins » – et lui avait dit qu’ils se reverraient.

    Après la naissance du bébé, il lui téléphone pour prendre de ses nouvelles. Il s’est renseigné : elle a bonne réputation, elle est « bosseuse », il la veut dans son équipe et lui donne le numéro de Morel qui « s’occupe de tout ». Au rendez-vous, Morel et l’autre bras droit d’Olaf cherchent à la dissuader. Ce n’est pas un job pour elle, « Olaf adore embaucher des petites meufs comme toi », « ses petits culs » ; elle est trop bourgeoise, « avec un bébé en plus » ; eux n’aiment pas son genre « de petite pute ». Refusant de se laisser intimider, quelques jours après, elle signe.

    Dans « le harem d’Olaf », elle subit le bizutage des « Indiennes » (les jeunes employées) et les jalousies, mais s’accroche, se croit « plus forte et plus maligne », se montre indifférente aux regards méprisants. Seul compte Olaf avec ses regards, ses appels. Elle est « la favorite », elle dîne et voyage avec lui.

    Son employeur suivant, Werther, un grand éditeur, adore les cafés, adore parler. Il aime qu’on l’écoute. Elle est à nouveau enceinte. Son nouveau bureau la déçoit, dans le local du fond, repeint après le suicide de son prédécesseur. Personne ne lui parle, sauf Werther. Nouk vit à Paris avec ses filles, Iris et Rose – réveils nocturnes, crèche, maladies enfantines. Berg vit à Marseille.

    « La vie de Nouk à sa grande surprise est désormais une vie d’employée de maison d’édition comme les autres, routinière et prévisible. Employée avec enfants. Elle n’avait pas imaginé cela, mais elle s’y est habituée très vite. Il suffit de ne penser à rien, sinon aux choses à faire. » Malgré sa bonne relation avec Werther, qu’elle accompagne même à la piscine, qui l’emmène manger dans des endroits agréables, sa vie professionnelle paraît constamment menacée par des rumeurs hostiles.

    Dans La Libre Belgique, Monique Verdussen estime que « Les Enchanteurs, par-delà une expérience où le désenchantement ne se refuse pas à la mélancolie, en appelle à une résistance résolue, soutenue par un joyeux élan vers la vie. Une écriture simple, le sens du détail mais de l’ellipse, une saine colère s’offrent, en prime, le plaisir de batifoler parmi les écrivains et les poètes. » Pour ma part, j’ai été gênée par la structure lâche du récit, les retours fréquents à la ligne, les phrases souvent basiques. 

    Les enchanteurs, pour Nouk, ce sont d’abord Olaf et puis Werther, son mentor. Mais leurs jeux du pouvoir et du sexe ne laissent aux femmes que des rôles d’intrigantes ou de jalouses. On est effaré des comportements méprisants, égocentriques et carrément sexistes qui font l’ordinaire de son milieu de travail. Selon Les Inrockuptibles, Geneviève Brisac a écrit là « Une chronique de la misogynie ordinaire doublée d’un roman d’initiation autobiographique subtil et féministe, drôle et mélancolique. »