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Récit

  • Désenchanté

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    Pierre Mertens, Paysage sans Véronique

  • Sans Véronique

    « Romancier, critique littéraire, chroniqueur politique, essayiste », Pierre Mertens (1939-2025) était un écrivain et un docteur en droit international très écouté, une voix singulière dans la littérature française de Belgique. Je l’ai lu dans les années 1970 & 1980, j’aimais lire de ses nouvelles dans la presse. Dans Le Carnet et Les Instants, la page récapitulative qui lui est consacrée propose des entretiens et un texte inédit plus savoureux qu’une notice : « J’ai cent ans ».

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    Leon Spilliaert, Plage et digue à Ostende, 1909

    Devant la couverture de Paysage sans Véronique (2025) sur la table de la bibliothèque, j’ai ressenti l’urgence de lire ce récit de Pierre Mertens publié peu avant sa disparition. Véronique, c’est Véronique Pirotton, journaliste, morte à 42 ans dans la nuit du 31 octobre 2013 dans une chambre d’hôtel à Ostende où elle était avec son mari, un parlementaire wallon, Bernard Wesphael. L’affaire a secoué le grand public, vu les circonstances assez troubles. B. W. a été acquitté en 2016 au bénéfice du doute, pour lui sa femme s’était suicidée.

    Pierre Mertens a témoigné lors du procès en tant qu’ami de Véronique Pirotton : pour lui, un suicide était inconcevable, elle était « en plein travail d’écriture et tellement soucieuse de son fils Victor » (d’un premier mariage). Paysage sans Véronique est « une œuvre majeure autour d’un fait apparemment divers », écrit Bernard Maingain dans la préface, et « rend sa dignité à son amie dont l’image fut trop savamment griffée pour les besoins des acteurs du procès. »

    D’emblée, Pierre Mertens soupèse le mot « disparition », il s’arrêtera souvent sur le ou les sens des mots. La considération de la victime est trop vite passée au second plan, l’affaire portant sur la culpabilité présumée du mari. C’est le sujet du livre : « donner une once d’existence » à celle qui en a été « spoliée ». Non par volonté de la « réhabiliter » mais pour mémoire des heures « habitées par la découverte et la révélation d’une très attachante personnalité. »

    Leur rencontre date des années 1990. Un collègue et ami à l’ULB avait attribué pour la première fois la note de cent pour cent au mémoire d’une étudiante en journalisme, consacré au travail de romancier et de critique littéraire de Pierre Mertens, qu’elle n’avait jamais rencontré. Après l’avoir lu, l’écrivain lui a proposé un rendez-vous. Ce ne fut pas un coup de foudre, mais la jeune femme lui a fait l’impression d’être « quelqu’un qui aimait la vie, qui aimait beaucoup la vie, et passionnément la littérature. » Ainsi a débuté leur profonde amitié.

    Ils se sont vus régulièrement, chaque fois dans un restaurant différent. Un jour où ils s’étaient retrouvés dans une salle à l’étage, la rencontre avait été gâchée par la « violente altercation » interminable d’un couple arrivé après eux. Véronique avait répété : « C’est insupportable ! ». Elle ne supportait « aucune violence ». Le serveur ne voulant pas intervenir auprès de ces fidèles clients, ils choisirent de partir.

    « Ecrire pour que tu ne meures pas plus », écrit Mertens, en s’adressant à celle qu’il aurait aimé voir vieillir. Que dire de l’âge, sinon ceci : « Ce n’est pas l’âge qui importe : ce n’est que le passage du temps. » Il évoque dans son récit ses propres ouvrages et ses lectures préférées, en tant qu’écrivain et « plus sûrement un lecteur », certifiant que « pour Véronique Pirotton – cette lectrice boulimique, cet écrivain mort-né – il en est allé de même. »

    Elle voulait d’abord écrire un roman, puis sa biographie à lui. Ils n’avaient pas été amants, même lors d’un week-end ensemble à Paris dont il raconte les péripéties. Puis ils s’étaient « presque perdus de vue », se donnaient des nouvelles de loin ; l’avenir de son fils lui importait plus que tout. Il avait appris son décès par les médias et, le week-end de ses funérailles, avait décidé de prendre la plume – « pour qu’on cesse de te passer, toi, sous silence ». On ne parlait que de « Monsieur Wesphael ».

    Pierre Mertens raconte comment il a vécu le procès d’assises de septembre 2016 à Mons, il en est sorti « glacé ». Il y a comparu comme témoin de moralité. « Allons ! Véronique, pourquoi étions-nous tous réunis là ? Sûrement pas pour évoquer ta mort, mais uniquement pour disculper un homme d’y avoir éventuellement procédé. » Plus loin : « Je ne sais pourquoi, mais j’incline à croire qu’il est peut-être encore aujourd’hui plus de femmes qui se trompent d’hommes que l’inverse. Et que c’est surtout cela « l’inégalité des sexes ». »

    Elle s’était penchée sur son œuvre, il se penche sur sa vie, d’après ce qu’elle lui en a confié. Selon son père, Pierre Mertens lui aurait dit un jour qu’il fallait « penser très fort aux morts de tous les pays pour qu’ils ne meurent pas plus ». A la fin de Paysage sans Véronique, l’auteur le dédie aux livres qu’elle n’aura pas eu le temps d’écrire après avoir invoqué « cette chose bizarre et sacrée » qui les a fait se rencontrer, « et à laquelle on donne encore le nom de Littérature. » 


  • Idiss, sa grand-mère

    De Robert Badinter ((1928-2024), mon souvenir le plus vif est certainement sa présentation à l’Assemblée nationale française, en tant que ministre de la Justice, du projet de loi abolissant la peine de mort, le 17 septembre 1981. J’ai pu suivre cette séance à la télévision et écouter sa voix claire et solennelle (vidéo disponible sur le site de l’INA). Son nom s’inscrira au Panthéon le 9 octobre prochain, la cérémonie coïncidera avec le 44e anniversaire de l’abolition de la peine de mort en France. (Celle-ci existait en Belgique depuis 1830. Son application était rare et la dernière exécution a eu lieu en 1950. Elle fut abolie en 1996.)

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    Cette clarté se retrouve sous sa plume pour rendre hommage dans Idiss (2018) à sa grand-mère maternelle. Idiss « était née en 1863 dans le Yiddishland, à la frontière occidentale de l’empire russe. » Après le départ de son mari à l’armée du tsar, seule avec ses deux fils, elle a dû vivre chez ses beaux-parents, pauvres comme Job. Elle brodait nappes et serviettes et allait les vendre au marché, sans grand succès. Un colporteur lui a proposé de participer à son commerce clandestin de tabac en allant par le bois jusqu’à la frontière roumaine toute proche. Dix roubles pour chaque aller et retour. Elle n’avait rien à craindre des douaniers avec lesquels il avait un arrangement.

    Par nécessité, elle « devint contrebandière » pendant quelques mois, jusqu’à ce que le gendarme du village, sous la pression du capitaine qui réclamait des sanctions pour ce trafic, lui propose de l’arrêter une fois par quinzaine (une nuit en cellule et une petite amende) – « et tout le monde est content. »

    Schulim, son mari, réapparut après cinq ans d’absence. « Du bonheur des retrouvailles naquit ma mère, Chifra. » Dans l’armée, il avait contracté la passion du jeu et bientôt, il accumulait pertes et dettes. Idiss devait tenir la bourse. Schulim devint tailleur et elle, vendeuse d’articles «  de Paris ». Pour les juifs de Bessarabie, la menace de l’antisémitisme était toujours présente. L’Amérique attirait, et les grandes villes européennes : Paris, Berlin, Vienne.

    Leurs fils Avroum et Naftoul, 23 et 21 ans, choisirent Paris, comme leurs cousins. Seul l’aîné avait fait des études secondaires. Ils firent du commerce de vêtements usagés, envoyaient des mandats. Badinter décrit le désir d’ascension sociale des juifs de France, l’importance des bonnes études : les idéaux de la République française comptaient bien plus que la religion. Leurs fils encouragent leurs parents à venir les rejoindre, mais Idiss hésite : elle est illettrée. Il faudra une dette colossale de son mari pour les obliger à vendre la maison et partir.

    Chifra, sa fille, devint Charlotte à l’école. En 1923, elle épousera Simon, anciennement Samuel ; ils vivront avec Idiss, devenue veuve. Pour leurs enfants, ils choisiront des prénoms français, Claude et Robert. Simon était travailleur, Charlotte ambitieuse, ils développèrent avec succès un négoce de fourrures. « Leur ascension sociale fut rapide. »

    Robert Badinter, « le dernier-né des petits-enfants d’Idiss », raconte les étapes d’une vie de famille. Leur mère surveille les résultats scolaires, fait donner des cours particuliers, des cours de piano ; son frère et lui reçoivent une éducation bourgeoise. Idiss les conduit à l’école. C’est surtout la situation de sa grand-mère et son rôle qu’il décrit, dans un contexte familial et social, politique aussi, qui évolue. Depuis la Bessarabie natale, ses conditions de vie avaient beaucoup changé. Son petit-fils écrit : « ces juifs de nulle part se trouvaient chez eux partout, pourvu qu’ils fussent avec les leurs. »

    Quand les menaces contre les juifs de France sont devenues de plus en plus violentes, dans les années 1940,  sa mère, qui n’avait jamais voulu se séparer d’Idiss, a pourtant dû s’y résoudre, pour sauver ses fils. Malade, la grand-mère est restée à Paris sous la garde de son fils Naftoul, elle y est morte quelques mois plus tard, en avril 1942, en pleine Occupation. « C’était le temps du malheur. »

    Ce livre, écrit Badinter, « ne prétend être ni une biographie, ni une étude de la condition des immigrés juifs de l’Empire russe venus à Paris avant 1914. Il est simplement le récit d’une destinée singulière à laquelle [il a] souvent rêvé. Puisse-t-il être aussi, au-delà du temps écoulé, un témoignage d’amour de son petit-fils », peut-on lire sur le site de l’éditeur. Mission accomplie.

  • Au préalable

    lászló krasznahorkai,le dernier loup,récit,littérature hongroise,estrémadure,loup,voyage,écriture,culture« […] en attendant, ils montèrent à bord d’une jeep, afin de se rendre à l’endroit, annonça José Miguel, qui lui lança des regards tout en conduisant et éleva la voix pour couvrir le bruit du moteur, à l’endroit où le dernier loup a péri, a péri ?! et il ordonna d’un signe à l’interprète de demander à José Miguel de confirmer ses propos, oui, répondit avec sa concision habituelle le garde-chasse, nous irons là où le dernier loup a péri, mais au préalable je vais vous montrer l’endroit où les derniers loups ont été abattus, quoi ?! s’exclama-t-il en bondissant sur son siège, les derniers loups, s’étonna lui aussi le barman, mais de quoi parle-t-il ? demanda-t-il en se tournant vers le siège arrière, autrement dit vers l’interprète, et José Miguel leur apprit alors que le mâle qu’ils avaient vu le matin même dans la vitrine de Dominguez Chanclón n’était pas réellement le dernier loup, cette histoire avait eu lieu en 1985, en février si sa mémoire était bonne, or, après cette date, précisa José Miguel avec son phrasé espagnol saccadé, sur le territoire de la finca dite La Gegosa, une meute entière de loups avait été abattue, entre 1985 et 1986 pour être précis, et à cet instant il freina brusquement, et manœuvra pour se placer devant un portail ouvragé sur lequel un panneau en fer indiquait la Gegosa, et après ? demanda le barman […] »

    László Krasznahorkai, Le dernier loup

  • Le dernier loup

    László Krasznahorkai m’avait époustouflée avec ses Petits travaux pour un palais. Le dernier loup (2009, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly), un récit antérieur, est le premier où il déploie « une phrase unique sur un si grand nombre de pages » (4e de couverture), mais ce n’est pas gênant du tout à la lecture de cette longue nouvelle ou court roman (environ 70 pages).

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    « Il se mit à rire, mais pas vraiment de bon cœur car son esprit était occupé par des questions du genre : quelle est la différence entre la vanité des choses et le mépris… » : on entre de plain-pied dans la rumination mentale d’un homme qui passe ses journées en traînant « à droite et à gauche », passe des heures « assis au Sparschwein en compagnie d’une bouteille de Sternburger », le café de Berlin où il a ses habitudes. Le barman hongrois y est son seul interlocuteur, vaguement à l’écoute.

    Ce qui l’a fait rire, c’est de recevoir une lettre d’Espagne, « mais ça ne pouvait pas être à lui qu’on écrivait un truc pareil, à savoir qu’il était invité en Estrémadure par une Fondation inconnue ». On lui propose de « passer une ou deux semaines chez eux, et d’écrire ensuite quelque chose sur la région », tous frais payés. L’ancien professeur qui survit avec quelques travaux de relecture « n’avait plus rien à voir avec cet homme d’autrefois, cet homme qui, ne sachant pas encore que la pensée était finie, écrivait des livres, des livres illisibles […] ».

    Il n’a pas d’argent et n’a pas jeté la lettre, se disant finalement qu’il ne peut « rejeter une telle offre ». Un mail lui confirme que c’est bien lui qu’on attend dans cette région d’Espagne qu’il n’est pas sûr de bien pouvoir situer. Un ancien traducteur et un ancien éditeur lui écrivent qu’il n’y a rien à voir dans cet « immense territoire désertique » où la vie est rude, « le vide total et la misère noire » et lui proposent de venir plutôt chez eux à Barcelone. Mais non.

    A son arrivée à Madrid le 21 février, « où l’on n’eut aucune peine à le reconnaître sur la base de la description qu’il avait fournie de lui-même, 120 kilos, ce faciès et ce blouson d’aviateur bleu », il dispose d’un  interprète et d’un chauffeur pour le conduire à Cáceres. Sur la route on s’enquiert de ce qu’il souhaite voir en Estrémadure, on le traite « comme une star ».

    Paralysé devant l’enthousiasme de ses hôtes, il a fini par suggérer de se rendre « là où vivaient les travailleurs saisonniers arabes » avant de se rappeler tout à coup un article écologique dans lequel quelqu’un déclarait : « c’est au sud du fleuve Duero qu’en 1983 a péri le dernier loup », une phrase retenue « du fait de sa tonalité inhabituelle » dans un article scientifique (périr, mot littéraire) – article qu’ils chercheront, trouveront, ainsi que le nom du chasseur.

    En réalité, nous prenons connaissance du séjour du professeur en Estrémadure par le récit qu’il en fait au barman hongrois à son retour. Celui-ci préfère écouter le « stammgast » (l’habitué) que de rester seul à attendre en nettoyant les verres. On pense au monologue de Clamence dans La Chute de Camus. Ici, pas de paragraphes ni de continuité, des digressions, des incises, des ruptures… Tandis que se déroule l’histoire du professeur et de sa fascination pour ce dernier loup, nous voilà, nous, lecteurs, fascinés par les arabesques du récit de Krasznahorkai, pris à témoin de rencontres, de villes et de paysages, de problèmes sociaux, d’écologie, de philosophie et d’écriture magicienne.