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voyages

  • Concert de voix

    Pour éclairer l’esprit dans lequel il a écrit Sourates (1982), Jacques Lacarrière (1925-2005) évoque un « concert de voix », voix « intérieures d’abord, puis voix de la maison, de la colline, de la rue, du village, de la radio, de la télévision, de l’horizon, du ciel ». « Sourate », de l’arabe sura pour désigner un chapitre du Coran, a pris à la longue « le sens – ou la connotation – de : révélations, voix perçues, voix reçues de l’homme-dieu qui est en nous ». Etre à l’écoute de toutes les voix du monde : « Je ne connais pas d’autre voie pour vivre en moi la spiritualité que de l’affronter chaque jour aux aléas du monde. » (Prélude)

    Lacarrière AM.jpg

    Voilà une bonne lecture pour ce temps de Noël : trente sourates, en commençant par La sourate du village. Installé à Sacy, dans une maison « ancrée dans la terre de Bourgogne » où il vit depuis dix ans, Lacarrière décrit ce territoire devenu son « rocher » pour « une vie sédentaire entre deux nomadismes » ou plutôt « une évasion immobile, une halte dans [ses] errances et aussi un voyage dans une durée autre ». On se souvient d’avoir voyagé avec lui en découvrant L’été grec.

    Dans La sourate du grenier, la pièce qu’il a aménagée pour écrire et à laquelle il accède par une échelle de meunier, il se souvient de l’île de Patmos où il a habité longtemps une pièce nue, blanchie à la chaux, donnant sur la mer – « Je rêve depuis ce temps d’un tel dépouillement pour l’écriture. »  Quelques objets y sont les témoins de ses « ailleurs », d’une pierre cathare à une grande photo de Sylvia prise dans le désert du sud tunisien, comme « un résumé de l’espace extérieur et intérieur de [sa] vie ».

    Pays cathare, montagnes yougoslaves, Vallée des Rois, Patmos… Ces objets portent en eux paysages et lumières, rencontres, interrogations. « A quoi donc servirait de parcourir le monde si j’ignore tout de la colline qui jouxte ma maison ? » Des herbes. Des arbres. « Egypte ou Bourgogne, sable ou herbe, on trouve toujours autour de soi de quoi occuper son besoin d’infini. » (La sourate de la colline)

    « Oiseleur du Temps. C’est la seule définition que j’oserais donner de l’écrivain » écrit Jacques Lacarrière dans La sourate de l’oiseleur, la plus centrée sur sa pratique. Du sable du désert dans une bouteille à une réflexion sur la vie des villages changée par les télécommunications – « Et chaque habitant devient le contemporain – dans le temps et dans l’espace – de chaque événement important de ce monde »,  d’une cave où l’on s’enivre de bon vin à la phalène du bouleau qui tournoie autour de sa lampe, ses pages allient toujours des éléments concrets de sa vie à une interrogation sur le sens profond de l’existence humaine.

    Dans les derniers chapitres de Sourates consacrés à la figure humaine et au corps – dont un face à face vertigineux avec son visage dans le miroir –, il y a La sourate des mains et aussi cette « sourate du sourire » où Lacarrière dit son éblouissement devant sa préférée des korè de l’Acropole que je vous ai montrée hier, pour illustrer un extrait de La sourate du vide. Et c’est ce qui nous conduit au dernier mot du livre, « silence », un mot qui dit à la fois le vide et le plein.

  • Désencombrez

    Lacarrière Kore.jpgDésencombrez votre âme. Déséchouez vos échecs. Désenchantez le désespoir. Désenchaînez l’espoir.

    Délivrez la folie. Désamorcez vos peurs. Désarrimez vos cœurs. Désespérez la Mort.

    Dénaturez l’inné. Désincrustez l’acquis. Désapprenez-vous. Soyez nu.

     

    Jacques Lacarrière

    Tête de Korè en marbre de Paros (643), vers 510 av. J.-C.,
    Musée de l’Acropole, Athènes, photo © Jean-François Bradu

     

    Contemplant le sourire de cette Korè de l’Acropole, Lacarrière écoute ce qu’elle dit dans un souffle, son murmure intérieur :

    « Je viens du ciel déclos où s’illumine le sacre des étoiles. Je porte sur les lèvres la fontanelle du futur, la claire certitude d’une conscience enfin resurgie. Mon cœur est un cristal vivant dans la transparence du Temps. Je suis sillon, je suis sillage. Je suis sérénité du Soi qui a rejoint son vrai visage. Je suis la source et la semence du soleil souverain de l’âme. Je suis la chrysalide dormant encore en l’homme, je suis l’éveil de l’Ange enclos, l’Initiée, l’Illuminée, l’Irradiée d’immortalité. »

    * * *

    C’est avec ces mots d’un livre dont je vous parlerai demain,
    que je vous souhaite un beau Noël
    en ces jours où la lumière regagne du terrain sur l’obscurité.

    Tania

  • Ecologie

    Wulf Libretto.jpg« Dans Generelle Morphologie, Haeckel ne se contentait pas de brandir l’étendard de la nouvelle théorie de l’évolution, il inventait aussi un nom pour désigner la discipline de Humboldt : l’Oecologie ou « écologie ». Le terme était tiré du mot grec « maison » – oikos – appliqué au milieu naturel. Tous les organismes terrestres vivaient ensemble dans un même lieu comme une famille occupe le même foyer. Et comme les membres d’une famille, il arrivait qu’ils entrent en conflit ou qu’ils s’entraident. La nature organique et inorganique formait un « monde de forces en mouvement », écrivait-il dans Generelle Morphologie, en reprenant les termes exacts de Humboldt. Haeckel lui empruntait l’idée d’un tout cohérent constitué d’interactions complexes, et lui donnait un nom. L’écologie, disait Haeckel, était « la science des relations d’un organisme avec son environnement. »

    Andrea Wulf, L’Invention de la nature. Les aventures d’Alexander von Humboldt

  • Humboldt, une vision

    L’Invention de la nature d’Andrea Wulf (traduit de l’anglais par Florence Hertz), somme extraordinaire sur « Les aventures d’Alexander von Humboldt », m’a tenue longuement dans une sorte de sidération : devant l’incroyable énergie déployée au siècle des Lumières par Humboldt (1769-1859) à la fois naturaliste, géographe, explorateur ; devant sa vision du monde inspirée par ce qu’il a observé et décrit, en comprenant comme personne avant lui les interactions du vivant et les effets des activités humaines sur la nature – un visionnaire. Merci à Dominique de m’avoir incitée à ouvrir ce livre passionnant.

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    Ce Tableau physique des Andes et pays voisins (1807) par A. von Humboldt, une vue en coupe des volcans Chimborazo et Cotopaxi
    avec un diagramme détaillé des espèces végétales selon l’altitude, a été publié dans Essai sur la géographie des plantes, 1807 

    Humboldt était avec Gauss un des Arpenteurs du monde, roman à succès de Daniel Kehlmann. Pour écrire L’invention de la nature, Andrea Wulf a parcouru le monde sur ses traces et lu ses écrits – tout est précisément documenté. Aux éditions Libretto, le livre comporte sur ses sept cents pages régulièrement illustrées, plus de deux cents pages pour les notes, la bibliographie et un précieux index. Une belle épigraphe de Goethe précède trois cartes des voyages de Humboldt aux Amériques (1799-1804), au Venezuela (1800) et en Russie (1829).

    Le prologue (en ligne) s’ouvre sur l’ascension du Chimborazo, « un magnifique volcan éteint des Andes », en juin 1802. Humboldt, depuis trois ans en Amérique latine, a emporté parmi ses instruments un « cyanomètre » : « un nuancier permettant de déterminer l’intensité du bleu du ciel » ! Altitude, gravité, humidité, flore, faune, « la moindre observation était consignée dans un carnet. » A 5917 m d’altitude, devant une crevasse, Humboldt et ses compagnons, « les premiers au monde à monter aussi haut », doivent s’arrêter à trois cents mètres du but. « Humboldt eut alors une vision différente du monde. La Terre lui sembla pareille à un grand organisme vivant dont tous les éléments étaient reliés les uns aux autres, une conception révolutionnaire de la nature qui influence encore aujourd’hui notre façon de penser le milieu naturel. »

    L’homme le plus célèbre de son temps après Napoléon a occupé « une place de choix » dans la vie scientifique. « Il écrivit quelque cinquante mille lettres et en reçut au moins le double ». Le centenaire de ce visionnaire, qui a inventé les isothermes (lignes de température et de pression) et surtout « la notion de réseau du vivant » a été célébré dans le monde entier. Lisez le prologue et résistez, si vous le pouvez, à ce récit de sa vie et de ses explorations, nourri de ses carnets de voyage et de sa correspondance. Humboldt a ébloui des écrivains, des chercheurs comme Goethe, Darwin, Thoreau, Marsh, Haeckel et Muir, qu’Andrea Wulf nous présente aussi, ainsi que d’autres personnalités illustres.

    Fils d’un officier prussien chambellan à la cour (mort quand Alexander a neuf ans) et d’une riche héritière, Alexander von Humboldt et son frère aîné Wilhelm portaient un nom très respecté à Berlin. Des précepteurs les ont instruits « dans l’esprit des Lumières », « l’amour de la vérité, de la liberté et de la connaissance ». Wilhem, « sérieux et studieux », a étudié le droit ; Alexander préférait les promenades en forêt aux livres et « se tourna vers la science, les mathématiques et les langues ».

    Leurs rêves étaient différents, mais ils étaient attachés l’un à l’autre. Wilhem von Humboldt a fondé une famille ; Alexander, resté célibataire, a connu tout au long de sa vie de solides amitiés masculines. Lors de ses échanges avec des scientifiques ou des penseurs, la question centrale qui l’occupait était « comment comprendre la nature » : par la raison ou par les sens et l’expérience ? Après la mort de sa mère, Alexander von Humboldt, à vingt-sept ans, se sent enfin libre de voyager où il le souhaite, il en a les moyens. D’abord en Europe, « pour se mettre au courant des dernières découvertes en géologie, en botanique, en zoologie et en astronomie ».

    A Paris, il rencontre un jeune Français qui s’intéresse aux plantes, Aimé Bonpland, un « compagnon idéal », curieux comme lui de découvrir le monde et d’un caractère « égal et sympathique ». « La placidité de l’un équilibrait l’hyperactivité de l’autre. Ils devaient former une excellente équipe. » Ensemble ils partent pour les « Amériques espagnoles » en 1799 avec des « télescopes, microscopes, montres à longitude, sextants et boussoles » ainsi que des fioles diverses, des feuilles pour herbiers, etc. Les paysages et la nature, tout qu’il découvre en Amérique du Sud enchante Humboldt au plus haut point. Pas seulement pour identifier des espèces inconnues en Europe, mais pour « l’impression de l’ensemble ».

    Dans la vallée d’Aragua, par exemple, « l’une des régions agricoles les plus riches des colonies », le naturaliste apprend des paysans que le niveau du lac de Valencia baisse depuis une vingtaine d’années. Il comprend que c’est dû à la déforestation et à l’irrigation des cultures. Il dénonce la destruction de l’environnement par les colons européens, ainsi que l’esclavage, et il avertit des conséquences néfastes pour le climat. Sans le savoir, il devient « le père du mouvement écologiste ». Le réchauffement climatique, les problèmes de l’eau, des monocultures intensives... Tout a déjà été dit et prédit il y a deux cents ans !

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    Portrait d'Alexander von Humboldt par J. K. Stieler en 1843 (Wikimedia)

    Voyager à cette époque est beaucoup plus compliqué et risqué que deux siècles plus tard, mais la passion de Humboldt pour « le tissu du vivant » lui fait surmonter quasi tous les obstacles. Ceux qu’il rencontre, ceux qui assistent à ses conférences, ceux qui le lisent sont frappés par son énergie physique, par la vivacité de son esprit, par son enthousiasme à partager ses découvertes et ses idées. Humboldt fait ce que les scientifiques évitent souvent : il mêle ses émotions à ses explications, ose le lyrisme dans ses écrits comme dans la vie. Dans L’Invention de la nature d’Andrea Wulf, on s’émerveille des fleurs, des minéraux, des diamants dans l’Oural, des aurores boréales, des séquoias géants, de dessins qui vont inspirer l’art nouveau… Une mine !

  • En sens inverse

    Boyd détail d'une mosaïque de ravenne.jpg« Ainsi Cashel refit tout son trajet en sens inverse : un paquebot de Marseille à Gênes, une diligence de Gênes à Bologne, un cabriolet de louage de Bologne à Ravenne. Alors qu’il traversait la plaine entourant la ville, il sentit croître ses appréhensions. Il avait quitté Raffaella à peine plus d’un an auparavant et se demandait comment elle réagirait à son retour. Peut-être aurait-il dû lui écrire, songea-t-il soudain. Trop tard. Et que lui dire si elle acceptait de le rencontrer, ce qui n’avait d’ailleurs rien de certain (il n’avait pas envisagé qu’elle refusât) ? Devrait-il s’excuser ? Mais c’était elle qui avait les torts ; lui n’avait fait que lui accorder son entière dévotion. »

    William Boyd, Le romantique

    Détail d'une mosaïque : deux colombes (Ravenne)