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voyages - Page 2

  • Ecologie

    Wulf Libretto.jpg« Dans Generelle Morphologie, Haeckel ne se contentait pas de brandir l’étendard de la nouvelle théorie de l’évolution, il inventait aussi un nom pour désigner la discipline de Humboldt : l’Oecologie ou « écologie ». Le terme était tiré du mot grec « maison » – oikos – appliqué au milieu naturel. Tous les organismes terrestres vivaient ensemble dans un même lieu comme une famille occupe le même foyer. Et comme les membres d’une famille, il arrivait qu’ils entrent en conflit ou qu’ils s’entraident. La nature organique et inorganique formait un « monde de forces en mouvement », écrivait-il dans Generelle Morphologie, en reprenant les termes exacts de Humboldt. Haeckel lui empruntait l’idée d’un tout cohérent constitué d’interactions complexes, et lui donnait un nom. L’écologie, disait Haeckel, était « la science des relations d’un organisme avec son environnement. »

    Andrea Wulf, L’Invention de la nature. Les aventures d’Alexander von Humboldt

  • Humboldt, une vision

    L’Invention de la nature d’Andrea Wulf (traduit de l’anglais par Florence Hertz), somme extraordinaire sur « Les aventures d’Alexander von Humboldt », m’a tenue longuement dans une sorte de sidération : devant l’incroyable énergie déployée au siècle des Lumières par Humboldt (1769-1859) à la fois naturaliste, géographe, explorateur ; devant sa vision du monde inspirée par ce qu’il a observé et décrit, en comprenant comme personne avant lui les interactions du vivant et les effets des activités humaines sur la nature – un visionnaire. Merci à Dominique de m’avoir incitée à ouvrir ce livre passionnant.

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    Ce Tableau physique des Andes et pays voisins (1807) par A. von Humboldt, une vue en coupe des volcans Chimborazo et Cotopaxi
    avec un diagramme détaillé des espèces végétales selon l’altitude, a été publié dans Essai sur la géographie des plantes, 1807 

    Humboldt était avec Gauss un des Arpenteurs du monde, roman à succès de Daniel Kehlmann. Pour écrire L’invention de la nature, Andrea Wulf a parcouru le monde sur ses traces et lu ses écrits – tout est précisément documenté. Aux éditions Libretto, le livre comporte sur ses sept cents pages régulièrement illustrées, plus de deux cents pages pour les notes, la bibliographie et un précieux index. Une belle épigraphe de Goethe précède trois cartes des voyages de Humboldt aux Amériques (1799-1804), au Venezuela (1800) et en Russie (1829).

    Le prologue (en ligne) s’ouvre sur l’ascension du Chimborazo, « un magnifique volcan éteint des Andes », en juin 1802. Humboldt, depuis trois ans en Amérique latine, a emporté parmi ses instruments un « cyanomètre » : « un nuancier permettant de déterminer l’intensité du bleu du ciel » ! Altitude, gravité, humidité, flore, faune, « la moindre observation était consignée dans un carnet. » A 5917 m d’altitude, devant une crevasse, Humboldt et ses compagnons, « les premiers au monde à monter aussi haut », doivent s’arrêter à trois cents mètres du but. « Humboldt eut alors une vision différente du monde. La Terre lui sembla pareille à un grand organisme vivant dont tous les éléments étaient reliés les uns aux autres, une conception révolutionnaire de la nature qui influence encore aujourd’hui notre façon de penser le milieu naturel. »

    L’homme le plus célèbre de son temps après Napoléon a occupé « une place de choix » dans la vie scientifique. « Il écrivit quelque cinquante mille lettres et en reçut au moins le double ». Le centenaire de ce visionnaire, qui a inventé les isothermes (lignes de température et de pression) et surtout « la notion de réseau du vivant » a été célébré dans le monde entier. Lisez le prologue et résistez, si vous le pouvez, à ce récit de sa vie et de ses explorations, nourri de ses carnets de voyage et de sa correspondance. Humboldt a ébloui des écrivains, des chercheurs comme Goethe, Darwin, Thoreau, Marsh, Haeckel et Muir, qu’Andrea Wulf nous présente aussi, ainsi que d’autres personnalités illustres.

    Fils d’un officier prussien chambellan à la cour (mort quand Alexander a neuf ans) et d’une riche héritière, Alexander von Humboldt et son frère aîné Wilhelm portaient un nom très respecté à Berlin. Des précepteurs les ont instruits « dans l’esprit des Lumières », « l’amour de la vérité, de la liberté et de la connaissance ». Wilhem, « sérieux et studieux », a étudié le droit ; Alexander préférait les promenades en forêt aux livres et « se tourna vers la science, les mathématiques et les langues ».

    Leurs rêves étaient différents, mais ils étaient attachés l’un à l’autre. Wilhem von Humboldt a fondé une famille ; Alexander, resté célibataire, a connu tout au long de sa vie de solides amitiés masculines. Lors de ses échanges avec des scientifiques ou des penseurs, la question centrale qui l’occupait était « comment comprendre la nature » : par la raison ou par les sens et l’expérience ? Après la mort de sa mère, Alexander von Humboldt, à vingt-sept ans, se sent enfin libre de voyager où il le souhaite, il en a les moyens. D’abord en Europe, « pour se mettre au courant des dernières découvertes en géologie, en botanique, en zoologie et en astronomie ».

    A Paris, il rencontre un jeune Français qui s’intéresse aux plantes, Aimé Bonpland, un « compagnon idéal », curieux comme lui de découvrir le monde et d’un caractère « égal et sympathique ». « La placidité de l’un équilibrait l’hyperactivité de l’autre. Ils devaient former une excellente équipe. » Ensemble ils partent pour les « Amériques espagnoles » en 1799 avec des « télescopes, microscopes, montres à longitude, sextants et boussoles » ainsi que des fioles diverses, des feuilles pour herbiers, etc. Les paysages et la nature, tout qu’il découvre en Amérique du Sud enchante Humboldt au plus haut point. Pas seulement pour identifier des espèces inconnues en Europe, mais pour « l’impression de l’ensemble ».

    Dans la vallée d’Aragua, par exemple, « l’une des régions agricoles les plus riches des colonies », le naturaliste apprend des paysans que le niveau du lac de Valencia baisse depuis une vingtaine d’années. Il comprend que c’est dû à la déforestation et à l’irrigation des cultures. Il dénonce la destruction de l’environnement par les colons européens, ainsi que l’esclavage, et il avertit des conséquences néfastes pour le climat. Sans le savoir, il devient « le père du mouvement écologiste ». Le réchauffement climatique, les problèmes de l’eau, des monocultures intensives... Tout a déjà été dit et prédit il y a deux cents ans !

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    Portrait d'Alexander von Humboldt par J. K. Stieler en 1843 (Wikimedia)

    Voyager à cette époque est beaucoup plus compliqué et risqué que deux siècles plus tard, mais la passion de Humboldt pour « le tissu du vivant » lui fait surmonter quasi tous les obstacles. Ceux qu’il rencontre, ceux qui assistent à ses conférences, ceux qui le lisent sont frappés par son énergie physique, par la vivacité de son esprit, par son enthousiasme à partager ses découvertes et ses idées. Humboldt fait ce que les scientifiques évitent souvent : il mêle ses émotions à ses explications, ose le lyrisme dans ses écrits comme dans la vie. Dans L’Invention de la nature d’Andrea Wulf, on s’émerveille des fleurs, des minéraux, des diamants dans l’Oural, des aurores boréales, des séquoias géants, de dessins qui vont inspirer l’art nouveau… Une mine !

  • En sens inverse

    Boyd détail d'une mosaïque de ravenne.jpg« Ainsi Cashel refit tout son trajet en sens inverse : un paquebot de Marseille à Gênes, une diligence de Gênes à Bologne, un cabriolet de louage de Bologne à Ravenne. Alors qu’il traversait la plaine entourant la ville, il sentit croître ses appréhensions. Il avait quitté Raffaella à peine plus d’un an auparavant et se demandait comment elle réagirait à son retour. Peut-être aurait-il dû lui écrire, songea-t-il soudain. Trop tard. Et que lui dire si elle acceptait de le rencontrer, ce qui n’avait d’ailleurs rien de certain (il n’avait pas envisagé qu’elle refusât) ? Devrait-il s’excuser ? Mais c’était elle qui avait les torts ; lui n’avait fait que lui accorder son entière dévotion. »

    William Boyd, Le romantique

    Détail d'une mosaïque : deux colombes (Ravenne)

  • Aimer vs partir

    Le romantique ou la vraie vie de Cashel Greville Ross (traduit de l’anglais par Isabelle Perrin) est le dernier roman paru de William Boyd. Dans le prologue signé à Trieste en février 2022, W. B. parle de l’autobiographie inachevée de son personnage  « tombée en sa possession » avec d’autres souvenirs : « j’ai considéré que l’histoire de sa vie, de sa vraie vie, serait bien mieux servie si on l’écrivait ouvertement, sciemment, honnêtement sous la forme d’un roman. »

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    Cashel Greville (1799-1882) a pour premier souvenir d’enfance en Irlande, une rencontre avec un homme en noir sur un cheval noir, qu’il a pris pour la Mort ou « le diable en personne ». Le cavalier lui a parlé avec l’accent anglais de Stillwell Court, différent de celui de Glanmire Lane, le cottage où il vivait avec sa tante Elspeth, gouvernante qui faisait la classe aux deux filles de sir Guy et Lady Stillwell.

    Quand Cashel a eu cinq ans, elle lui a parlé de ses parents morts dans un naufrage en 1800. Bien éduqué, le garçon étudiait bien et son accent écossais, tenu de sa tante, s’était teinté d’irlandais. Quand le départ de ses élèves pour la France fut annoncé, Elspeth annonça leur déménagement à Oxford, en Angleterre, où il s’appellerait désormais Cashel Ross et elle, Mme Pelham Ross ; il devrait l’appeler « mère ». Enceinte, Elspeth comptait sur lui pour ne rien dire de leur vie d’avant, afin d’éviter des ennuis.

    Leur « nouvelle vie » est plus confortable à The Glebe, une maison cossue avec des domestiques, grâce à son nouveau « père », M. Pelham Ross, très souvent pour affaires en Afrique du Sud. En 1809 naissent deux faux jumeaux, Hogan et Buckley. Cashel devient un jeune homme, déniaisé par Daisy, la femme de chambre, bientôt renvoyée pour vol. Quand M. Ross revient, ses affaires africaines tout à coup terminées, Cashel,  intrigué, fouille dans son bureau.

    Une lettre commençant par « Cher sir Guy » lui fait découvrir le secret de leur double vie : Ross est le nom d’emprunt de sir Stillwell. Interrogée, Elspeth lui raconte leur liaison et sa véritable origine : il est leur premier fils. Furieux de tous ces mensonges, Cashel s’enfuit pour « se construire une nouvelle vie quelque part, n’importe où ». Sur une place de marché, le 99e régiment d’infanterie du Hampshire recrute. Cashel est engagé comme tambour sous le nom de Cashel Greville.

    En 1815, Napoléon s’échappe de l’île d’Elbe. Le régiment s’attend à devoir passer à l’action. On leur fait traverser la Manche, puis marcher vers Hal, avant de prendre la direction de Waterloo. Cashel y perd son ami Croker, l’autre tambour, puis reçoit un coup de lance qui lui traverse la jambe. La blessure mettra du temps à guérir. Renvoyé en Angleterre sept mois plus tard, réformé, il y reçoit à l’hospice la médaille de Waterloo et une pension pendant deux ans.

    Avec le temps, Cashel a compris à quel point sa mère lui manque et il rentre à la maison. Son père propose alors de lui acheter une commission d’officier dans la Compagnie anglaise des Indes orientales, pour « voir le monde ». A Madras, il mène une vie de nabab avant de participer à la troisième guerre de Kandy, sur l’île de Ceylan. Choqué par un massacre ordonné par le commandement, Cashel refuse de tirer sur des hommes désarmés et est renvoyé en Angleterre.

    Sur le navire du retour chargé de thé, l’aumônier phtisique avec qui il s’était lié se suicide et laisse à Cashel les soixante-sept ouvrages de sa bibliothèque – de quoi lire sur l’océan Indien. C’est alors que naît son projet d’écrire lui-même sur ses voyages. Lors d’une escale, il embarque sur un navire hollandais qui le dépose à Ostende. Cashel retourne à Waterloo et entame un tour d’Europe.

    A Pise, venu en aide à deux Anglaises en arrêtant leur voleur, il est reçu chez Mme Williams et Mme Shelley, la femme du poète. Grâce aux Shelley, il va rencontrer leur ami, le fameux lord Byron, puis Claire Clairmont, la demi-sœur de Mary Shelley. De retour de Gênes, Cashel reçoit un billet de Shelley lui demandant d’apporter discrètement à Lerici, où ils passent l’été, le portefeuille qui contient des lettres intimes de Claire à Shelley. Cashel découvre des relations cachées, lui-même reçoit des avances.

    Aux péripéties militaires succèdent des parties mondaines et amoureuses qu’il observe avant d’y être mêlé, surtout après qu’on lui a présenté la « contessa » Raffaella Rezzo, mariée avec un homme riche, « pas exactement belle, mais puissante, unique » : elle sera l’amour de sa vie. Mais il quittera Ravenne où elle vit, « devenu aveugle à la beauté depuis qu’une beauté l’avait trahi ».

    Aimer vs partir : Cashel va vivre de nombreuses aventures, continuer à écrire, connaître le succès mais aussi la prison, voyager jusqu’à Zanzibar. Son histoire, c’est « toujours aller de l’avant, mais en laissant derrière lui des gens qu’il aimait ». Ecrit à la troisième personne, Le romantique tient du roman picaresque. Je me suis moins attachée à Cashel Greville Ross qu’à Brodie Moncur, dans L’amour est aveugle, mais sa traversée du monde au XIXe siècle ne manque pas de ressort.

  • Dis-moi ce que tu vois

    patti-smith-m-train-gallimard.jpg« J’ai abandonné tout ça sur mon lit et suis allée au Caffè Dante. J’ai laissé mon café refroidir et songé aux enquêteurs de police. Au sein d’un binôme, chacun dépend du regard de l’autre. Le premier dit : dis-moi ce que tu vois. Son associé doit parler d’une voix assurée, sans rien omettre. Mais un écrivain n’a pas de partenaire. Il est obligé de se demander : dis-moi ce que tu vois. Mais comme il se parle à lui-même, il n’est pas obligé d’être parfaitement intelligible, car quelque chose en lui se remémore toute partie manquante – ce qui n’est pas clair ou n’est que partiellement explicité. Je me suis demandé si j’aurais été une bonne enquêtrice. J’enrage de devoir l’avouer, mais je pense que non. Je ne suis pas très observatrice. Mes yeux semblent se tourner vers l’intérieur. J’ai réglé l’addition, émerveillée de constater que les mêmes décorations de Dante et Béatrice tapissent les murs du café depuis ma première visite, en 1963. Je suis sortie pour aller faire des courses. J’ai acheté la nouvelle traduction de La Divine Comédie et des lacets pour mes bottes. J’ai remarqué que je me sentais optimiste. »

    Patti Smith, M Train