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Société

  • Lettres de Turin

    Correspondance / 2 (1946-1958)  

    Dans la préface du Métier d’écrire, la correspondance d’Italo Calvino (billet du 5/9/24), Martin Rueff regroupe ses lettres de 1945 à 1957 sous l’intitulé « La boutique Einaudi, le Parti et les premiers succès ». J’ai lu aussi celles de 1958, ce qui conduit grosso modo à la moitié du volume, l’année du Baron perché, dont le succès pousse Einaudi à publier en volume des récits courts de Calvino, I racconti.

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    Italo Calvino en 1954

    En septembre 1943, durant la première nuit du couvre-feu, il écrit un poème et l’envoie à Eugenio Scalfari. En 1944, des mots courts à ses parents. Le 17 juin 1945, il résume sa situation : « a) j’ai été dans la résistance jusqu’au jour de la libération en passant par des péripéties en tous genres ; b) je suis communiste ; c) maintenant je suis journaliste ; les amis n’ont rien fait ou pas grand-chose pour la cause. » Une note précise qu’il est entré au Parti en apprenant la mort du jeune médecin, premier chef résistant de leur zone, en février 1944.

    Après la guerre, une fois son diplôme obtenu, il choisit le travail littéraire, même si c’est dur d’être édité : « Moi j’espérais faire un petit livre de petits récits, tout mignons, tout bien concentrés, mais Pavese a dit non, les récits ne se vendent pas, il faut que tu fasses un roman. Or il se trouve que moi je ne ressens pas la nécessité de faire un roman : si je m’écoutais, je passerais ma vie à écrire des nouvelles. » (8/11/1946)

    Ses premiers récits sont inspirés par la guerre et primés. Calvino est publié dans L’Unità où il écrit des articles, et dans la revue Il Politecnico. Puis il envoie au prix Mondadori Le sentier des nids d’araignée, « un roman bien scabreux et bien difficile ». A Marcello Venturi, qui a l’impression de gaspiller son énergie en écrivant, il répond qu’écrire est toujours utile : si les choses ne vont pas, on apprend à éviter ses erreurs ; si elles vont bien, « elles resteront toujours bien », qu’on les publie « aujourd’hui ou dans cinq ans » (19/1/1947).

    Cesare Pavese, qui a défini son roman comme « le premier roman qui ait fait de la poésie avec l’expérience de la Résistance », devient une figure clé pour le jeune écrivain. Dans ses lettres, rien ne lui plaît plus que discuter franchement : « Il est très important que nous continuions à nous disputer par lettres, et c’est très important pour tous les deux » écrit-il à Silvio Micheli (19/3/1947).

    Avec une délégation du FdG de Turin, il va au Festival de la jeunesse à Prague où il trouve tout « merveilleux » : il y fait frais, il visite la Bohême, ils dorment dans un collège « magnifique ». Au retour, le Parti lui propose un poste de rédacteur à L’Unità. Il travaille pour Einaudi : relit des épreuves et des manuscrits, lit des livres étrangers, compile des bulletins. « C’est moche de travailler. On n’a plus de temps pour travailler pour soi. » Désormais, les échanges liés à son travail deviennent le premier sujet de sa correspondance.

    A Elsa Morante, il écrit tout le bien qu’il pense de Mensonge et sortilège. Leur correspondance conservera ce ton positif (une romancière à relire, en ce qui me concerne). Il lui donne des nouvelles de Natalia Ginzburg. A son « cher Pavese », il écrit longuement pour lui dire le plaisir et l’intérêt pris à la lecture de Entre femmes seules en même temps qu’il lui explique pourquoi il n’aime pas ce roman et ce qui n’y marche pas à son avis. (Il aimera l’adaptation d’Antonioni.) Envoyé par l’Unità au Congrès de Budapest, en août 1949, il visite la Hongrie.

    Calvino écrit à ceux qui commentent ses textes, à ses amis. Il aime recevoir des lettres des « rares » personnes à qui il peut « dire quelque chose » (comme à Elsa Morante). Le suicide inattendu de Pavese, le 27 août 1950, le bouleverse au plus haut point : « il était non seulement mon auteur préféré, un de mes amis les plus chers, un collègue de travail depuis plusieurs années, un interlocuteur quotidien, mais un des personnages qui aura été le plus important dans ma vie […] » écrit-il à Isa Bezzera dans une belle lettre à lire ici (3/9/1950). (Le journal intime de Pavese, œuvre posthume, a pour titre Le métier de vivre.)

    Lui qui aime tant les idées, la discussion, la littérature, donne rarement des nouvelles de sa vie privée, soucieux de « continuer à rester soi-même sans trahir pour autant les engagements humains implicites que toute action, tout rapport avec autrui, ne manque de comporter » (à Michele Rago, 7/6/1952). Le vicomte pourfendu – « écrit pour me payer une vacance imaginaire après avoir brimé mon imaginaire dans l’autre roman » – suscite pas mal d’intérêt, ce qui le surprend. « Il s’agit d’un récit comme je pourrais en écrire dix ou vingt autres, et sans la moindre fatigue, si je n’étais pas pris par le désir d’écrire des choses que je crois plus importantes » Carlo Salinari, 7/8/1952).

    En 1955 commence une intéressante correspondance sur la poésie populaire avec Pier Paolo Pasolini. En 1957, quand son nom est mentionné dans les journaux en relation avec celui de communistes récemment sortis du parti, Calvino proteste, mais L’Unità va lui reprocher sa déclaration. Le premier août, il jette le gant en démissionnant du parti – la confiance est rompue, bien qu’il reste « le camarade » des travailleurs italiens.

    (A suivre)

  • Connexions

     « Mettre l’accent sur les multiples facettes des mots n’est pas seulement décisif pour faire accéder à cette fluidité les deux élèves sur trois qui, à ce moment de leur scolarité, en sont encore loin : c’est le passage obligé entre le simple déchiffrage et la lecture profonde.
    Relire sans cesse les mêmes phrases et les mêmes histoires fait gagner en vitesse de lecture sur un texte donné, mais n’aide absolument pas à connecter concepts, sentiments et réflexion personnelle. Or, la lecture profonde est affaire de connexions : entre ce que nous savons et ce que nous lisons, entre ce que nous ressentons et ce que nous pensons, entre ce que nous pensons et la façon dont nous conduisons nos vies. »

    Maryanne Wolf, Lecteur, reste avec nous !

  • Lettres au lecteur

    Une amie m’a offert un livre qui ne pouvait que m’intéresser : Lecteur, reste avec nous ! de Maryanne Wolf (Reader, Come Home, 2018, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Véron, 2023). Merci ! Les recherches de cette universitaire américaine, spécialiste des neurosciences, sont centrées sur la lecture et son impact sur le cerveau. Le sous-titre « Un grand plaidoyer pour la lecture » est moins précis que l’original : « The Reading Brain in a Digital World ».

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    Premier ouvrage en dehors des siens édité par Joël Dicker dans sa maison d’édition, il correspond bien à la devise qu’il lui a donnée : « faire lire et écrire ». Sa préface s’ouvre sur une scène dans un restaurant : à peine installés, les parents donnent des tranquillisants à leurs deux enfants. Choquant ? Quand des parents, pour avoir la paix, placent une tablette devant chaque enfant, réagissons-nous de la même façon ?

    L’autrice ne manque pas d’images pour développer son sujet sous la forme de neuf lettres où elle tutoie ses « Chère Lectrice, cher Lecteur ». D’abord un rappel : la capacité à lire et à écrire, spécifique à l’homo sapiens, n’est pas pour autant innée – cela s’apprend. Observant les changements à l’œuvre dans notre monde où le numérique ne cesse de gagner du terrain, elle s’inquiète de « l’évolution du cerveau lecteur » chez les enfants, les jeunes et aussi chez les adultes qui peuvent, eux, s’aider d’une culture fondée sur l’imprimé.

    Intéressée par la « plasticité du circuit neuronal de la lecture », en particulier pour une meilleure approche de la dyslexie, elle a dû prendre en compte ce « basculement culturel » que nous vivons, comparable à celui des Grecs passant de la culture orale archaïque à la culture écrite. Sa deuxième lettre explique, schémas à l’appui, le circuit de la lecture dans le cerveau, tel qu’on l’observe au stade actuel des recherches scientifiques.

    Puis vient la question centrale : « La lecture profonde est-elle en danger ? » La qualité de notre lecture dépend avant tout du temps que nous lui consacrons, indépendamment du support. Les heures de lecture sur écran modifient-elles nos habitudes de lecture ? la qualité de notre attention ? Maryanne Wolf propose d’abord de nous observer nous-mêmes, comme elle l’a fait, avant de considérer ce qu’il en est pour l’apprentissage de la lecture.

    « Le fait de se mettre à la place des autres, de comprendre de l’intérieur ce qu’ils pensent et ressentent, est l’un des apports les plus importants, mais aussi les plus méconnus, des processus mentaux de la lecture profonde. » Encourageant l’empathie, la lecture « élargit notre compréhension intérieure du monde » : « entrevoir, fût-ce un bref instant, ce que signifie être quelqu’un d’autre ». Qu’en sera-t-il si la lecture de romans devient marginale ?

    Le « bagage émotionnel et culturel » emmagasiné lecture après lecture construit notre mémoire « interne », un véritable « support » qui nous procure des repères et des critères de jugement pour affronter la surabondance d’informations que nous recevons et faire preuve d’esprit critique. Sans ce « bagage », on est plus vulnérable face à la désinformation. « Le danger, en d’autres termes, est que nos enfants ne sachent pas qu’ils ne savent pas. »

    D’un clic ou d’un réseau à l’autre, la « culture numérique contemporaine » a des effets connus : perte de concentration, addiction, « capacité réduite à supporter l’ennui », lecture « en diagonale » qui altère à la longue l’aptitude à la lecture « profonde ». D’où ce « TL, PL » (trop long, pas lu) – un titre que ses fils lui avaient suggéré – qui caractérise de plus en plus de jeunes et même d’étudiants en lettres devenus incapables de lire des chefs-d’œuvre littéraires du XIXe ou du XXe (au point que certains professeurs y renoncent et optent pour des nouvelles, ce qui ôte la difficulté de l’attention soutenue sur la longueur mais non le problème des structures syntaxiques complexes).

    Parents, enseignants et responsables de l’enseignement à tous les niveaux, lecteurs, nous avons tous à apprendre de Lecteur, reste avec nous ! Maryanne Wolf, après avoir décrit les processus en jeu dans la lecture, consacre une grande partie de son « plaidoyer » à chercher comment prendre soin des enfants, quel que soit leur profil (elle en distingue six), et aux différents stades de leur apprentissage. Tous ceux qui enseignent aux enfants de cinq à dix ans devraient accorder « une attention extrême » à chacun des composants du circuit de la lecture dans le cerveau.

    C’est son premier souci : faire au mieux pour que leur développement neuronal les rende aptes à la lecture profonde et « bi-compétents » vis-à-vis de l’écrit et du numérique. Parmi ses recommandations, il en est une, souvent répétée, idéale : pas d’écran avant deux ans, mais faire aux bébés, aux enfants la lecture à voix haute. Avant même d’avoir accès au langage, leur cerveau s’imprègne de phonèmes, de mots, de rythmes et de complicité affectueuse.

  • Un combat

    le clézio,identité nomade,récit,littérature française,racines,lectures,littérature,culture« Pour lire à la façon des pays prospères, il faut avoir une chambre où on s’isole, il faut avoir le temps, or en Afrique on n’a pas vraiment le temps de lire ni de s’isoler, soit on dort à plusieurs dans une chambre, soit il y a la radio, la télévision qui marchent à côté ; c’est donc très difficile, sinon impossible. La littérature se révèle alors un combat qu’il faut mener conjointement contre les sollicitations du monde extérieur, mais aussi en s’accordant à elles. »

    J. M. G. Le Clézio, Identité nomade

  • Le Clézio, nomade

    Identité nomade, en un peu plus de cent pages, retrace l’itinéraire personnel de J. M. G. Le Clézio (°1940), de Nice à l’Afrique, de la Bretagne à l’Ile Maurice. Dans de courts chapitres, celui-ci revient sur des faits déjà abordés par ailleurs, notamment dans Chanson bretonne (L’enfant et la guerre), comme les bombardements à Nice où il vivait avec sa mère, sa grand-mère et son frère ; il ne connaîtra qu’à l’âge de dix ans son père médecin en Afrique (L’Africain).

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    © Mahi Binebine, sans titre, bas-relief, cire et pigments sur bois, 170 x 220 cm – 2021 (source)

    Nice alors était loin de l’image luxueuse d’aujourd’hui. On n’y mangeait pas à sa faim, on y mourait de dysenterie ou de dénutrition, on n’y avait pas accès au bord de mer, fermé par des murs peints montés par les Allemands. « Le bien, c’est la joie que peut donner un moment de liberté » : cette phrase éclaire son état d’esprit dans la guerre. Celle-ci aussi : « Je crois que si on veut définir ce qu’est la guerre, je dirais que c’est un crime contre les vieux et contre les enfants. »

    Sur le bateau pour le Nigéria, à huit ans, il écrit un « roman d’enfant » où un garçon africain de son âge, perdu en Europe, retourne en Afrique pour découvrir la terre de sa famille. Pour Le Clézio, l’Afrique était « la terre de l’abondance » avec ses fruits et légumes à satiété à chaque escale, le goût des fruits tropicaux. Là-bas, même si leur mère « faisait l’école », ils goûtaient ensuite à la liberté enivrante, « lâchés dans la savane », plus libres que les enfants africains qui devaient grandir très vite, jouaient moins, devaient très tôt se rendre utiles.

    « J’ai en moi cette profonde reconnaissance que l’Afrique m’a donné la joie de vivre quand j’avais huit ans, alors que je venais d’un pays détruit. Je crois que je n’oublierai jamais cette bascule. » En 1950, son père les emmène au Maroc pour un voyage touristique – premier aperçu des injustices de la colonisation. Au Nigéria aussi, ils sont les témoins d’injustices cruelles. Le pays est alors prospère, agricole. Ensuite le pétrole « a tout détruit, tout sali, tout aboli. »

    Ses parents sont mauriciens, mais à sa naissance, « le plus petit pays de l’Union des Etats africains » n’existait pas, c’était une colonie britannique. « C’est la raison pour laquelle je signe mes livres « JMG », en effet c’est ce qui est écrit sur mon passeport britannique : sur la couverture, on mettait les initiales du prénom et jamais le nom entier. » Français par sa mère, britannique par son père : à dix-sept ans se pose la question du service militaire. Il obtiendra des sursis pour terminer ses études « médiocres ». Il fera son service dans le civil, comme professeur de sciences politiques en Thaïlande ; expulsé pour avoir parlé du trafic d’êtres humains, il sera envoyé au Mexique.

    Cette « vie aventureuse » malgré lui ne lui a pas donné d’identité stable et cela va très loin, au point d’écrire : « Encore aujourd’hui je ne sais pas qui je suis, je ne sais pas si j’appartiens à la culture française » ! Le Clézio aime beaucoup la littérature anglaise, il indique ses lectures marquantes. Sa famille est « de lointaine origine bretonne », il porte un nom breton, hérité d’un ancêtre soldat révolutionnaire qui a refusé de couper ses cheveux longs et a quitté la France en bateau avec sa femme enceinte – elle a voulu rester à l’île Maurice.

    Identité nomade évoque des racines familiales et aussi le goût de l’aventure, du voyage, des cultures étrangères (un mot que l’auteur n’emploie pas). Dans le dernier tiers de ce petit livre sont cités de nombreux auteurs anglais, marocains, suédois, allemands, américains, latino-américains, africains…

    Quelle est l’utilité de la littérature ? Que vaut la littérature dite « engagée » ? A la question de savoir « si l’art peut quelque chose », Le Clézio se rallie à la définition de Mahi Binebine – dont un tableau figure au début du livre (non trouvé en ligne, d’où le choix d’une autre illustration) –, un artiste marocain, créateur, poète et romancier « qui exprime simplement la nécessité dans laquelle nous sommes de nous rencontrer entre voisins. »