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Société

  • Souvenirs du royaume

    Le royaume enchanté (2022, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Furlan) est le dernier roman de Russell Banks (1940-2023), dont j’avais aimé American Darling, entre autres. « Malgré son immense succès, il est toujours resté fidèle à ses origines sociales modestes : son œuvre romanesque, particulièrement empathique, comme ses interventions dans le débat public n’ont eu de cesse de faire résonner la voix des plus humbles. » (Le Temps)

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    Dans le prologue, le romancier dit avoir trouvé des bandes magnétiques au sous-sol de la bibliothèque de Saint Cloud (Floride), près de livres à donner, avec l’inscription « The Magic Kingdom » sur l’emballage. C’est aussi le nom donné par la Walt Disney Company au parc de loisirs construit sur les 2800 hectares rachetés vers 1950 aux Shakers de la Nouvelle-Béthanie, qui les avait acquis en 1890. Dans un endroit protégé du domaine, lui indique la bibliothécaire, trois plaquettes portent les noms de Harvey Mann (1890-1972), Sadie Pratt (1883-1910) et L’Aînée Mary Glynn (1838-1911), des Shakers.

    Harvey Mann avait 81 ans quand il a enregistré son histoire. Sa famille, des « Blancs du Nord », est arrivée dans la colonie utopiste de Waycross, des adeptes radicaux de Ruskin, en 1901. « C’est là que ma famille a commencé son long pèlerinage de la lumière vers l’obscurité puis de retour à la lumière, selon l’interprétation de mes yeux d’enfant, puis, dans les années qui ont suivi, vers une obscurité encore plus épaisse dont j’ai cru qu’elle n’aurait jamais de fin. »

    Avant de rejoindre les Shakers en Floride, sa famille vivait dans la colonie originelle des Ruskinites, celle de Graylag, plus au nord, près d’Indianapolis – une période de « bonheur pastoral ». Harvey et son jumeau, Pence, et leurs frères jumeaux nés deux ans plus tard, Royal et Raymond, y ont reçu une bonne instruction. A Waycross, dans une communauté de Ruskinites schismatiques, opposés au « capitalisme à salaire d’esclave »,  ils résidaient dans une petite cabane « sans fenêtres, froide, pleine de courants d’air, au sol en terre ».

    Leur père était déjà malade (typhus) quand il a décidé de les envoyer à la plantation Rosewell de M. Hamilton Couper : il imaginait que leur mère (enceinte de leur sœur Rachel) y trouverait un travail de couturière et ses garçons, de bons emplois. Avant de mourir, il a désigné Harvey comme « l’homme de la famille ». Mais à la plantation, où à part les Mann, presque tous les travailleurs étaient noirs, ils se retrouvent réduits au servage par contrat : les frais à rembourser dépassent l’argent gagné, un travail éreintant est imposé à tous, avec de mauvais traitements et aucune possibilité de fuir.

    C’est là qu’arrive un jour de 1902, grâce à une lettre que lui a écrite leur mère, l’Aîné John Bennett. Il paie leurs dettes pour les emmener dans la colonie des Shakers en Floride, la Nouvelle-Béthanie (village où Lazare a été ressuscité). Les Shakers y cultivent des terres très fertiles et il y fait plus chaud, même s’il faut affronter les moustiques, les pluies torrentielles, les ouragans. Dans le train, l’Aîné John, grand, fort et séduisant, se montre très attentionné pour leur mère et commence tout de suite à expliquer les principes des Shakers, qui considèrent leur fondatrice, Mère Ann Lee, comme la deuxième apparition de Jésus sur terre.

    Pureté (abstinence sexuelle totale), communauté (le bien commun l’emporte sur le bien individuel) et séparation (par rapport au reste de la société) constituent le socle de leur doctrine. Harvey, à douze ans, n’y voit pas d’objection. Il faut avoir dix-huit ans pour devenir Shaker. On attend des enfants qu’ils rendent service et respectent le mode de vie communautaire, travaillent dans de bonnes conditions et dans la joie, à l’instar des Shakers.

    La péniche qui les amène de St. Cloud à la Nouvelle-Béthanie fait escale à Narcoossee où deux femmes montent à bord : l’Aînée Mary Glinn qui dirige les Shakers avec Bennett et une jeune femme mince et pâle, Sadie Pratt, une résidente du sanatorium voisin. Dès cette première rencontre avec Sadie Pratt, Harvey en est éperdument amoureux. Il s’intègre vite dans la communauté, imite l’Aîné John, apprend l’apiculture. Chaque membre de la famille vit là séparément des autres, ce qui soulage Harvey de ses responsabilités d’aîné.

    Au début de la cinquième bobine (sur quinze), Harvey Mann a le sentiment d’avoir dévié de son intention première : « raconter ce qui est arrivé, il y a de cela soixante ans et plus, à Sadie Pratt, à l’Aîné John et à l’Aînée Mary. Ainsi qu’aux Shakers de la Nouvelle-Béthanie. Et à ma famille. Et à moi. C’est une histoire qui a fait beaucoup de bruit à l’époque, un scandale national traité par de nombreux journaux […]. »

    D’une communauté de croyants à la spéculation immobilière, de la Nouvelle-Béthanie des Shakers au parc de loisirs, de l’utopie à la société de consommation : Le royaume enchanté décrit une vie communautaire prospère, l’éveil amoureux, mais aussi l’hypocrisie, le mensonge, les épreuves et la catastrophe finale que lui, Harvey, a déclenchée.

  • Une ombre

    chalandon,l'enragé,roman,littérature française,colonie pénitentiaire,belle-ile-en-mer,révolte,injustice,évasion« Tout à l’heure, je rêvais de terre, maintenant j’espérais la mer. Je ne voulais pas être arrêté. Je devais rester libre et j’allais tuer pour cela. Tuer pour de vrai, hisser les voiles pour de vrai, naviguer pour de vrai, m’échapper vraiment. J’ai tremblé. De froid, de peur, de fatigue. Les deux coques se sont heurtées. J’ai fermé les yeux. Je ne voulais pas voir son visage. Je devrais le poignarder dans le dos. Que jamais son regard ne hante le mien. C’était seulement une silhouette dans le noir, une voix, une lanterne douce à la proue d’un canot. Je n’allais pas tuer un homme, j’allais pousser un inconnu à l’eau. Quelqu’un sans identité, sans famille, sans histoire. Il ne crierait pas, ne pleurerait pas. Aucun râle, pas même un souffle. Seulement une ombre frappée dans le dos et jetée aux vagues.
    J’ai ouvert les yeux. J’ai crié. L’immense marin était penché au-dessus de moi, jambes écartées. Une ombre sans visage. Il tenait son aviron à deux mains. Il m’a frappé sans un mot. Un coup de manche dans le thorax, un autre sur mon épaule, j’ai lâché le couteau. Il l’a vu. Brusque mouvement de moulinet. Il a retourné la rame et plaqué sa pale sur ma gorge.
    - Tu bouges, tu es mort. »

    Sorj Chalandon, L’Enragé

  • L'évadé de Belle-Ile

    En lisant L’Enragé de Sorj Chalandon (2023), qui raconte la vie des « colons », les mineurs de la Colonie pénitentiaire de Haute-Bologne (Belle-Ile-en-mer) et leur révolte en août 1934, j’ai tout de suite repensé au récit d’Héloïse Guay de Bellissen, Crions, c’est le jour du fracas (2021), sur le drame de 1866 dans un pénitencier pour mineurs de l’île du Levant, en face d’Hyères. Même isolement, mêmes mauvais traitements, même exploitation, même révolte.

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    Ici, le narrateur est surnommé « La Teigne », « nom de guerre » qu’il revendique pour exprimer sa rage. Quand elle le prend, Jules Bonneau rêve de violence, se déchaîne en imagination contre le surveillant ou le gardien qui s’en est pris à lui. Certains gamins ont déjà essayé de s’évader, en vain : « Les récifs, les courants, les tempêtes. On ne s’évade pas d’une île. »

    Les « cogneurs en uniformes » prétendent les « ramener au bien » par les coups, les insultes, les mauvais traitements, les punitions. Dans cette Colonie, on veut faire d’eux des matelots dans les ateliers « de timonerie, de voilerie, de corderie » ou des paysans. En 1932, Bonneau, depuis trois ans à la corderie, se retrouve à l’infirmerie le jour où on veut le transférer à la section agricole pour aider à la fenaison. Ni le docteur ni l’infirmière (« la Rousse ») ne le dénoncent. Quand elle lui demande si c’est vrai, comme a dit un gardien, qu’il lui arracherait les yeux, il répond « Avec plaisir » – « Bras d’honneur du mec sans répartie. […] Pour survivre ici, il faut être en granit. »

    Bonneau avait cinq ans quand sa mère est partie, son père l’a laissé chez ses parents. Là, on ne lui donnait que des restes, il avait faim toute la journée. A sept ans, il se fait prendre avec trois œufs volés dans un poulailler, reçoit juste un rappel à l’ordre. Il devient voleur, sans plus se faire prendre. A treize ans, amoureux d’une fille, il suit ses frères, seize et treize ans, « deux fauves ». Leur père chiffonnier et leur mère ravaudeuse ont été injustement accusés d’un vol de draps à l’atelier. Elle est morte en prison deux semaines après, lui est devenu fou.

    Confiés à un oncle, leurs enfants sont comme lui, pense Bonneau, et il suit les deux garçons qui vont mettre le feu à l’atelier pour venger l’injustice, sans y prendre part. Mais il s’allonge près d’eux quand ils sont arrêtés. D’où son envoi à la Colonie pénitentiaire le 16 mai 1927, sans rien, à part un ruban de soie grise de sa mère qu’il garde tout le temps sur lui. Le 20 mai, premier cachot, pour avoir cassé la figure d’un caïd qui s’en prenait à son matelas, à sa couverture, depuis son arrivée. Trente jours de privation pour se faire respecter.

    Le récit saute aux derniers jours d’août 1934, quand la révolte gronde à la Colonie. Bonneau, depuis des mois, lit les journaux grâce à un surveillant et cache dans son matelas des coupures de presse et un livre, Les Enfants de Caïn, où le journaliste Louis Roubaud dénonce la colonie, « véritable école du mal », un bagne.

    Avant le jour de la grande évasion, Bonneau a pris la défense d’un petit maltraité, Camille Loiseau, dorénavant sous sa protection. Quand l’émeute éclate, que le désordre gagne, certains retournent dans leurs cellules, d’autres dressent des échelles au pied du mur. Lui ne croit pas l’évasion possible, mais devant Loiseau qui arrive avec son baluchon, se décide à passer le mur tout de même. Où se cacher ?

    Loiseau propose d’aller chez les vieilles filles qui l’emploient, qu’il croit « bonnes », mais tout le monde, sur l’île, habitants et touristes, est maintenant à la « chasse aux enfants ». Vingt francs par tête. Les fermières le livrent aux gendarmes. Bonneau rejoint Port-Vihan, un endroit tranquille où Loiseau avait remarqué une chaloupe assez près du bord et parvient à s’y hisser dans la nuit.

    Cette fois, la chance est de son côté. Le marin qui y monte peu après, Ronan, le mate et l’avertit : dans un quart d’heure ses gars seront là. D’habitude ils sont cinq, mais le mousse est malade. Bonneau le remplacera, il le fera passer pour son neveu, au crâne rasé à cause des poux. Non seulement le patron de la Sainte-Sophie ne le dénonce pas, mais il va le ramener chez lui après la pêche.

    Tous les évadés ont été repris, sauf lui, « le 56e ». La femme de Ronan, c’est « la Rousse » ! L’infirmière s’appelle en réalité Sophie. En attendant que la situation se calme, qu’on oublie le mutin manquant, que quitter l’île redevienne possible pour lui, le couple va prendre soin de Jules, malgré lui. Jusqu’à quand ?

    Chalandon n’idéalise pas son héros, mais épouse sa révolte : « Je me suis glissé dans sa peau et c’est son histoire que je raconte. Celle d’un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d’un fauve né sans amour, d’un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues ». Il dépeint dans L’Enragé les effets de l’injustice et les dérives de la Colonie pénitentiaire où l’on dresse et exploite les pupilles de la justice plus qu’on ne les redresse. Inspiré d’événements réels, ce roman captivant défend et dénonce.

  • A rire et à pleurer

    C’est l’annonce du décès de Maryse Condé (1934-2024) en avril dernier et son évocation à La Grande Librairie, puis le billet d’Aifelle, qui m’ont conduite vers Le cœur à rire et à pleurer (1999), où l’écrivaine guadeloupéenne raconte ses souvenirs d’enfance. Sans fard, que ce soit dans le portrait qu’elle fait de sa famille, de son milieu, d’elle-même. « La petite dernière » d’une famille de huit enfants, elle dédie son livre à sa mère, la grande figure de sa vie : celle-ci n’était pas peu fière d’avoir échappé au destin de sa propre mère en devenant institutrice et en faisant un mariage avantageux avec un veuf qui « avait construit sa maison haute et basse rue de Condé ». Son père avait soixante-trois ans quand Maryse Condé est née, sa mère quarante-trois.

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    La deuxième guerre mondiale les avait « privés de qui comptait le plus pour eux : leurs voyages en France. » Les compliments des garçons de café au terrasse – « Qu’est-ce que vous parlez bien le français ! » – les faisaient soupirer, eux qui étaient « aussi français qu’eux » (son père) et même « plus français » (sa mère). Ils étaient « plus instruits », avaient « de meilleures manières », lisaient davantage. Comme Maryse ne comprenait pas leurs réactions, elle s’était tournée vers son frère Alexandre (Sandrino) qui lui avait fourni une réponse à creuser : « Papa et maman sont une paire d’aliénés. » Elle s’était fabriqué une définition d’une personne aliénée : « une personne qui cherche à être ce qu’elle ne peut pas être parce qu’elle n’aime pas être ce qu’elle est ». Pour ne pas l’être, elle devint « répliqueuse et raisonneuse ».

    Née un Mardi gras, tandis que les masques envahissaient La Pointe, son « premier hurlement de terreur résonna inaperçu au milieu de la liesse d’une ville. Je veux croire que ce fut un signe, signe que je saurais dissimuler les plus grands chagrins sous un abord riant. » Forte de sa bonne réputation, sa mère l’inscrit dans une école payante tenue par des sœurs « fort cultivées ». « Dans notre milieu, toutes les mères travaillaient et c’était leur grande fierté » d’échapper aux tâches manuelles « qui avaient tellement défait leurs mères ». Maryse y rencontre celle qui sera sa meilleure amie, Yvelise, « aimante, rieuse comme une libellule, de caractère aussi égal que le mien était lunatique ». Elles étaient « de même couleur, pas trop noires, pas rouges non plus, de même hauteur, pareillement gringalettes […]. »

    Dans la même classe, assises côte à côte, Maryse était la première, Yvelise la dernière. Leur maîtresse, dont Maryse était la « bête noire » à cause de son indiscipline et de ses moqueries, donna pour sujet : « Décrivez votre meilleure amie. » Maryse reçut « huit heures de colle » à cause des « méchancetés » qu’elle avait écrites. « J’étais le digne rejeton d’une famille où l’on pétait plus haut que ses fesses, d’une famille de nègres qui se prenaient pour ce qu’ils n’étaient pas. » Leur amitié, heureusement, perdura.

    Ils habitaient « une rue digne, habitée par des notables, parfois aussi par des gens aux revenus modestes, toujours de parfaites manières. » Pour décrire leur mode de vie à la Guadeloupe, leurs histoires de famille, leurs vacances, Maryse Condé recourt aux expressions locales, au créole, surtout à l’oral. L’attachement à sa mère, Jeanne Quidal, « une très belle femme », transparaît dans toutes les anecdotes qu’elle raconte. La réputation « d’un personnage de légende », mais peu aimée « malgré ses charités inlassables » – « Car la base de son caractère était l’orgueil. Elle était fille d’une bâtarde analphabète qui avait quitté La Treille pour se louer à La Pointe. » Son intelligence exceptionnelle en fit « une des premières enseignantes noires ». A dix ans, sa benjamine compose son portrait pour l’anniversaire de sa mère, en s’attachant « à représenter de mon mieux un être aussi complexe ». Un désastre.

    A treize ans, elle est élève au lycée Fénelon à Paris ; son professeur de français, de réputation communiste, lui demande de faire un exposé « sur un livre de votre pays ». Le sujet la plonge dans la confusion, elle n’en connaît pas. Son frère lui indique La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel – c’était la Martinique, « l’île sœur de la Guadeloupe ». Elle dévore le livre. Son « engagement politique » est né « de de moment-là, de cette identification forcée au malheureux José. La lecture de Joseph Zobel, plus que des discours théoriques, m’a ouvert les yeux. […] J’étais « peau noire, masque blanc » c’est pour moi que Frantz Fanon allait écrire. »

  • Une robe et d'autres

    Une robe couleur de vent de Sophie Nicholls (The Dress, 2011, traduit de l’anglais par Michelle Charrier, 2017) est son premier roman, traduit dans cinq langues. Elle se présente sur son site comme la créatrice de l’écriture « réparatrice ». J’étais curieuse de découvrir ce que cache ce titre qui évoque les robes de Peau d’âneLe roman conte agréablement l’histoire d’Ella et de sa mère, Fabia Moreno.

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    Celle-ci a hérité d’un don familial pour l’art du vêtement et l’ajustement parfait d’une robe à celle qui la porte. Passionnés de tissus, expertes du fil, si vous appréciez l’univers « vintage », ce récit vous plaira sans doute. Fabia et Ella sont de nouvelles habitantes de la ville de York. « Mamma », comme l’appelle sa fille de quinze ans, y ouvre une boutique de vêtements d’occasion. Elle sait accueillir les gens, même antipathiques comme Pike, le conseiller municipal, « grand et mal fagoté », qui regarde avidement Ella « de la tête aux pieds » et ne manque pas de faire une remarque désagréable à Billy, son camarade de classe, avec qui elle est plus à l’aise qu’avec les filles qui la regardent de travers.

    Pour Mme Moreno, chaque objet a une histoire, elle sait raconter et faire rêver ses clientes : « Actrices célèbres ayant subi des revers de fortune, vieilles dames aux greniers humides débordants de trésors, joyaux découverts dans des poches de manteaux ou dissimulés au fin fond de tiroirs à chaussettes. Ella était quasi certaine qu’elle affabulait – pour l’essentiel. »

    Fabia vit en Angleterre depuis seize ans, à York elle repart de zéro. A sa fille, elle a donné le prénom d’Ella Fitzgerald, en mémoire de sa première nuit avec Enzo, mort avant la naissance de leur enfant. Les femmes de sa famille ont aussi le don de percevoir des « Signaux ». Ella peut déjà, comme sa mère, « voir, entendre, ressentir des choses », et même « se glisser dans les pensées d’autrui ». Maadar-Bozorg, sa grand-mère, leur a transmis des habitudes, une façon de faire.

    A Eastbourne, la boutique rétro précédente n’a pas marché.  Pour ne pas se faire traiter de « sale Arabe », Fabia se dit italienne, elle appelle sa fille aux longs cheveux noirs « tesora », « carina », et l’encourage à sourire aux autres, à tout faire pour s’intégrer. L’annonce d’un magasin libre à York, signalée par un vieil ami d’Enzo, est tombée à point. Elle sait comment faire à présent, bien décidée à réussir et à pouvoir, peut-être, « quand les choses auraient changé », rentrer en Iran près de sa mère, à la montagne.

    La prof d’histoire-géo d’Ella est une des premières clientes enchantées des conseils de Mme Moreno : « Mais est-ce vraiment moi ? » s’est-elle d’abord demandé en essayant une robe, avant d’applaudir aux retouches proposées qui lui rendent une silhouette flatteuse, malgré son âge. Sur sa lancée, elle craque pour une paire de boucle d’oreilles. La « magie maternelle » opère. Une robe couleur de vent ne se résume pas à l’histoire d’une boutique, Ella en est l’héroïne autant que sa mère. L’adolescente, mal dans sa peau, reste distante avec tout le monde sauf avec Billy. Quand elle tombe malade, c’est l’entrée en scène d’un homme charmant, le docteur David Carter : il va se prendre d’affection pour Fabia et les aider à faire davantage connaissance avec les autres habitants.

    A l’école, une seule fille se rapproche d’Ella : Katrina, la fille de la famille la plus riche d’York, une blonde aux yeux vairons que Billy ne supporte pas – c’est réciproque. Quand elle se rend au manoir des Cushworth, Ella ressent la grandeur mais aussi la froideur des lieux. Billy lui a parlé du frère aîné de Katrina, mort il y a quelques années. Sa mère l’ignore, Katrina n’est pas heureuse. Elle s’empresse de partager des conseils pour maigrir avec Ella dont les formes s’épanouissent. Le regard des autres sur elle la dérange, surtout celui des garçons.

    Ella se sait aimée de sa mère, elle. Mais quand elle lui fait essayer en vue d’une soirée une robe bleue qui lui va parfaitement, Ella résiste et préfère s’en tenir au noir dont elle s’habille habituellement. Quand l’arrogante Jean Cushworth organise au manoir une fête à l’occasion du Mariage royal, toutes ses amies viennent commander une robe chez Fabia Moreno. Elles ignorent que, chaque fois qu’elle coud pour quelqu’un, elle brode un mot dans un endroit caché du vêtement.

    Ella s’interroge sur les dons de magicienne de sa mère ; elle finira par découvrir la cachette où celle-ci range un « curieux volume » fermé d’un ruban noir, qui contient son vrai nom. Une robe couleur de vent conte aussi des légendes. Plutôt « nouvelle romance », ce premier roman très romanesque, avec un scandale inattendu, retient l’attention aussi à travers l’observation des relations, des tensions sociales à York. Une lecture légère et divertissante.