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Nothomb en oiseau

Avec Psychopompe, Amélie Nothomb a réussi un de ses plus beaux vols. Bien qu’il soit indiqué « roman », elle y déroule le fil d’une trajectoire personnelle moins aisée qu’il n’y paraît. Elle l’ouvre avec un conte traditionnel nippon que sa nounou japonaise lui a raconté quand elle avait quatre ans, celui d’un marchand de tissus subjugué par la splendeur des grues blanches. L’histoire est belle et cruelle.

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La petite fille d’alors, qui rêve de voir des grues, ne s’intéresse pas encore aux passereaux. Mais une fois « arrachée au Japon », quand son père est « posté » à Pékin l’année suivante, les chants d’oiseaux lui manquent. Mao les a rendus responsables des « famines et autres nuisances », on les massacre. Seul le corbeau subsiste à Pékin, intelligent, mais au croassement décevant.

New York, 1975, ce sont les retrouvailles avec toutes sortes d’oiseaux, « comme une résurrection », à Central Park et dans la forêt où ils vont le week-end : « Les geais, les merles – les fameux mocking birds, les cardinaux, les bruants hudsoniens, il n’y en avait que pour le ciel. » Ecouter leur chant à l’aube, les reconnaître. L’hiver, le chant du merle la bouleverse. « Beaucoup plus tard, quand j’entendis l’air célèbre du Génie du froid, je me demandai si Purcell n’avait pas trouvé son inspiration dans cette pratique hivernale des oiseaux. »

Mais c’est au Bangladesh (son père nommé ambassadeur à Dacca), à onze ans, qu’elle situe le « kensho : éveil qui, pour ne pas être définitif, sépare le temps en un avant et un après » – « Il m’apparut que l’oiseau était la clef de mon existence. » Dans son « obsession aviaire », son père voit une quête symbolique de la liberté. « A quoi bon rêver d’anges et de chimères quand il existe pour de vrai une créature qui dépasse notre entendement ? »

La lecture de manuels d’ornithologie est « une source d’étonnement sans fin », l’observation des oiseaux, une passion. A Sylhet, ville entourée de jungle, elle voit pour la première fois l’oiseau-dragon au « nom fabuleux d’engoulevent oreillard ». Elle l’observe aux jumelles. « L’affût du regard changea ma vie. » Elle rêve de voler comme lui ou de nicher au sol au-dessous des arbres à thé.

Cox’s Bazar, la seule station balnéaire du Bangladesh, devient leur destination préférée. Nager dans le golfe du Bengale fait son bonheur. « Nager, c’était voler sous l’eau. » Ils y côtoient la misère, elle joue « avec les enfants du peuple de la plage » qui ne nagent pas. Les expatriés qui restent entre eux les voient comme des excentriques. Ses parents se passionnent pour « cette jeune démocratie ». Ils fréquentent la léproserie tenue par des religieuses belges.

Amélie Nothomb raconte et fait flèche de tout bois : « Quand on se sent incapable d’une pensée digne de ce nom, il reste l’observation : voici ce que m’apprit l’amour des oiseaux. » Engoulevents ou autres. « La contemplation perpétuelle d’un être furtif m’enseigna l’art d’aimer l’insaisissable. »

Au Bangladesh, à douze ans, « on mariait les filles de [son] âge ». L’adolescente a peur de l’armateur de Cox’s Bazar, la cinquantaine, qui la dévisage et recherche la compagnie de la « young lady », l’invite sur son yacht, sans que ses parents s’y opposent. Elle l’écoute, reste sur ses gardes. En étudiant les langues anciennes (neuf heures de latin, six heures de grec), elle découvre l’impératif passif : « Sois tué ! » ou « Sois mangé ! »

En peu de mots mais si intenses, Amélie Nothomb dit l’agression subie dans l’eau du golfe du Bengale. Sa mère l’entend hurler et accourt : « Pauvre petite. » Ses agresseurs ont fui. « Je ne devins pas folle. Quelque chose s’éteignit en moi. On ne me vit plus dans aucune eau. » Treize ans. Elle apprend qu’Hermès, « le dieu messager aux pieds ailés, pouvait être qualifié de psychopompe. Le psychopompe était celui qui accompagnait les âmes des morts dans leur voyage. »

Au milieu du roman, l’atmosphère change. Comment approcher la mort ? Deux ans d’anorexie. Après le Bangladesh, la Birmanie, le Laos. Réapprendre la nourriture. Après avoir été œuf, puis oisillon, Amélie Nothomb retrouve la santé, devient une jeune femme qui écrit. Dans cette nouvelle partie de son existence, elle se fait oiseau : « Désormais, écrire, ce serait voler. » La passion des oiseaux va désormais de pair avec la passion de l’écriture, sur laquelle l’écrivaine nous offre de très belles pages qui éclairent son œuvre.

« Ecrire à tire-d’aile » est pour Amélie Nothomb sa façon d’apprivoiser le temps, le vide, la mort. Lisez Pyschopompe, un de ses plus beaux chants.

Commentaires

  • Je l'ai lu et apprécié aussi ! En fait cela faisait longtemps que je n'avais pas ouvert un de ses romans et j'ai aimé retrouver son écriture et bien entendu j'ai été touchée par ses propos, la manière délicate avec laquelle elle aborde son agression et ses suites...toujours légère et grave à la fois. Et j'ai eu du plaisir à lire ta chronique...

  • Ton billet est en lien, Manou, je l'avais relu. Quand elle se raconte, Amélie Nothomb trouve en effet cet équilibre entre légèreté et gravité qui me touche beaucoup. J'ai apprécié ses pages sur l'écriture qui aident à mieux comprendre sa manière de faire.

  • Un de ses romans plus autobiographiques, que je préfère, 'ailleurs. Allez, je peux le lire en attendant sa prochaine livraison?

  • Ma préférence va aussi à ses récits personnels. A part ses premiers romans, d'autres tentatives de lecture ont été moins heureuses. Bonne lecture, Keisha.

  • En cherchant "Pyschopompe", je n'avais pas retrouvé ton billet, mais avec "Amélie", ça marche :
    https://adrienne414873722.wordpress.com/2024/06/02/adrienne-aime-amelie/

  • tiens oui :-)
    je pensais à mon billet avec les extraits
    https://adrienne414873722.wordpress.com/2024/06/07/7extraits/

  • Ah, parfait, merci ! Il me semblait bien qu'il y avait un goût de trop peu. Plaisir de relire ces extraits.

  • Après avoir refermé ce livre profond et puissant, j'ai mis plusieurs jours avant d'en commencer un autre. Excellent, émouvant.
    Il n'est pas encore traduit en espagnol (ce ne saurait tarder) et il fera partie des livres du club de lecture: ce sera fort intéressant d'en parler, tant de sujets...

  • Bonne idée ! Sous "écriture", j'ai ajouté un lien vers Le Carnet et les Instants, qui situe bien ce récit dans l'ensemble de son œuvre, pour info.

  • Merci Tania. J'avais beaucoup apprécié son intervention sur cette précieuse chaîne web qu'est Webtvculture, dont elle est une habituée :
    https://www.web-tv-culture.com/emission/amelie-nothomb-psychopompe-53865.html
    Bien à toi

    ANNE

  • Merci pour le lien, Anne, cela me permettra de découvrir cette chaîne que je ne connais pas. Bonne journée.

  • J'aime beaucoup Amélie Nothomb que ce soit la femme ou ses livres. Celui-là, je l'avais apprécié mais bizarrement je ne m'en souvenais plus trop. Merci de ce rappel !

  • Avec plaisir, Thaïs. En lisant ton commentaire, je me disais que ce serait bien, un jour, de rassembler tous les "romans personnels" d'Amélie Nothomb (à la manière des "Romans" de Modiano dans la collection Quarto), ce qui permettrait de les lire ou relire dans l'ordre chronologique et d'apprécier l'évolution de ses thèmes.

  • J'ai une immense estime pour Amélie Nothomb et j'ai bien prévu de lire celui-ci. Bien occupée en ce moment, je me rends compte toutefois que Psychopompe vient régulièrement à ma rencontre, se met sur mon chemin... Un signe que je dois en avoir besoin !

  • Il m'a fait signe comme à toi, et je suis contente d'y avoir répondu. Bon week-end, Marie.

  • Je reviens il y a une chose qui me perturbe. Amélie parle-t-elle de sa mère dans d'autres livres ? je me pose la question car, après son viol par "les mains de la mer", sa mère était venue, trop tard, mais après rien n'est dit, rien n'est fait. Effrayant pour cette enfant. Partout dans son récit, elle semble vivre sans mère....tu en sais plus?

  • C'est vrai qu'elle parle très très peu de sa mère, contrairement à son père. Il est d'ailleurs difficile de trouver des renseignements sur Danièle Scheyven, à part un article dans l'Express (texte caché) : https://www.lexpress.fr/culture/livre/les-silences-d-amelie_811533.html
    et un site qui ne paraît pas fiable (photo d'Amélie et genre "mâle" pour la notice !) :
    https://www.xwhos.com/person/daniele_scheyven-whois.html
    Peut-être est-ce dû à une volonté de sa mère ?
    J'aurais voulu vérifier dans "La nostalgie heureuse" où elle va au Japon à la rencontre de sa nounou qu'elle aimait tant, mais je n'ai plus le livre.

  • Merci, le mystère total donc.

  • Tu as convaincu Colette et elle me l'a aussi bien vendu
    C'est gagné je l'ai ajouté à ma pile branlante

  • Bonne lecture un jour ou l'autre, Dominique.

  • J'ai aimé cette lecture, la passion et les observations d'Amélie sur les oiseaux, la terrible épreuve des "mains de la mer", cette femme a un talent fou, une merveilleuse écriture et une vraie singularité. Tu en parles très bien, merci Tania, bises. brigitte

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