Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Société

  • A Karaganda

    svetlana alexievitch,la fin de l'homme rouge,le temps du désenchantement,littérature russe,urss,témoignages,histoire,communisme,culture« C’est quoi, Karaganda ? Une steppe vide et nue sur des centaines de kilomètres, tout est brûlé en été. Sous Staline, on avait construit des dizaines de camps dans cette steppe : le Steplag, le Karlag, Aljir… Le Pestchanlag… On y avait amené des centaines de milliers de zeks. D’esclaves soviétiques. Quand Staline est mort, on a détruit les baraques, on a enlevé les barbelés, et c’est devenu une ville. La ville de Karaganda… Voilà où j’allais… »
    […]
    « Tout ce que nous avons traversé… Et nous ne pouvons raconter cela à personne. Juste en parler entre nous.
    Quand nous sommes arrivés à Karaganda, quelqu’un a dit pour plaisanter : « Tout le monde dehors ! Avec ses affaires ! »* Certains riaient, d’autres pleuraient… Dans la gare… Les premiers mots que j’ai entendus, c’étaient « Traînée… Pétasse… Enculés »… La langue familière des camps. Les mots me sont revenus tout de suite. D’un seul coup, j’ai été prise de frissons. Je n’arrivais pas à maîtriser ces tremblements intérieurs. Quelque chose a grelotté en moi pendant tout le temps que j’ai passé là-bas. Je n’ai pas reconnu la ville, bien sûr, mais juste après les derniers immeubles commençait un paysage familier. J’ai tout retrouvé… C’était la même stipa desséchée, la même poussière blanche… Et un aigle, très haut dans le ciel… Les villages avaient des noms familiers… Volny, Sangorodok… C’étaient tous des anciens camps. Je croyais que j’avais oublié, mais je me souvenais de tout. Dans l’autobus, un vieillard s’est assis à côté de moi, il a compris que je n’étais pas du coin. « Vous cherchez qui ? – Euh… Il y avait bien un camp, ici ? – Vous parlez des baraques ? On a détruit les dernières il y a deux ans. Avec les briques, les gens se sont construit des remises, des saunas. Les terrains ont été vendus pour y construire des datchas. On se sert des barbelés pour délimiter les potagers. »

    Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge ou Le Temps du désenchantement

    Formule consacrée pour faire sortir les détenus. Pour un Russe, elle évoque immédiatement les camps. (Note en bas de page)

    Svetlana Alexievitch, 75 ans, dans son appartement de Berlin. Photo Paula Winkler / Ostkreuz
    Source : Die Zeit / Courrier international (Rencontre, 24.01.2024)

  • Traces rouges

    Pour écrire La Fin de l’homme rouge ou Le Temps du désenchantement (2013, traduit du russe par Sophie Benech), Svetlana Alexievitch (°1948) a entrepris d’enregistrer les traces de l’Homo sovieticus – une figure tragique pour certains, un pauvre ringard pour d’autres – en s’efforçant « d’écouter honnêtement tous ceux qui ont participé au drame socialiste ».

    Alexievitch La Fin de l'homme rouge.jpg

    Avant-propos : « Lui – c’est moi. Ce sont les gens que je fréquente, mes amis, mes parents. J’ai voyagé à travers l’ex-Union soviétique pendant de nombreuses années, parce que les Homo sovieticus*, ce ne sont pas seulement les Russes, mais aussi les Biélorusses, les Turkmènes, les Ukrainiens, les Kazakhs… Maintenant, nous vivons dans des pays différents, nous parlons des langues différentes, mais on ne peut nous confondre avec personne. » Ce qu’elle écrit ici, « miette par miette », c’est l’histoire du socialisme « domestique », comment il vivait « dans l’âme des gens ».

    Le vol de Gagarine dans l’espace avait convaincu son père de croire dans le communisme – « Nous étions les premiers ! Nous pouvions tout ! » Elevée dans cet esprit, elle a été « octobriste […], pionnière, komsomole ». Après la perestroïka (1985), on a ouvert les archives et la découverte de ce qu’on leur avait caché fut un choc. « Comment vivre avec ça ? Beaucoup ont accueilli la vérité comme une ennemie. Et la liberté aussi. »

    Pour recueillir ces traces de la « civilisation soviétique », des faits et aussi des émotions, elle a posé aux gens des questions « non sur le socialisme, mais sur l’amour, la jalousie, l’enfance, la vieillesse […].  Sur les milliers de détails d’une vie qui a disparu. » Elle leur a demandé : « C’est quoi, la liberté ? » Vous pouvez lire le début en ligne : « Tiré des bruits de la rue et des conversations de cuisine (1991-2001) ».

    Svetlana Alexievitch est de la dernière génération des Soviétiques, celle de Gorbatchev, après celles de Staline, Khroutchev, Brejnev. Au lieu d’avancer comme sa génération l’espérait vers un idéal de liberté, un socialisme à visage humain, la société s’ouvrait en réalité aux rêves matérialistes, au capitalisme effréné : inégalités et pauvreté pour les uns, richesse arrogante pour les autres.

    Après avoir lu « La consolation par l’apocalypse » (première partie), j’ai manqué d’air pour m’attaquer à la seconde, « La fascination du vide ». Le livre est à la bibliothèque, je pourrai le réemprunter plus tard. La lecture de La fin de l’homme rouge, témoignage après témoignage, m’a rappelé, mutatis mutandis, celle de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne.

    « Avant la révolution de 1917, Alexandre Grine avait écrit : « On dirait que l’avenir a cessé d’occuper la place qui lui revient. » Cent ans ont passé, et voilà que de nouveau l’avenir n’est plus à sa place. Nous sommes entrés dans une époque « de seconde main » » (traduction littérale du titre). Des jeunes nés après la dissolution de l’URSS, en 1991, devant les difficultés de la vie, en viennent même à ré-idéaliser Staline et l’empire soviétique, dont l’hymne a été rétabli.

    Entre les Russes, les désaccords sont nombreux. L’autrice rencontre deux amies, l’une fière d’être communiste, l’autre, de Gorbatchev : leurs vécus et leurs visions s’opposent, mais elles sont restées amies en évitant de commun accord de parler de politique. « Nous vivons ensemble, les messieurs et les camarades, les Blancs et les Rouges. Mais personne n’a plus envie de tirer sur personne. Il y a eu assez de sang comme ça. »

    « Chez nous, toutes les souffrances, on les soigne avec un seul remède : la patience. » Peu à peu, au cours de l’entretien, la parole se délie et des gens finissent par lui confier ce qu’ils n’ont jamais dit à personne : « On n’a nulle part où blottir son âme. » Beaucoup étaient prêts à mourir pour la liberté, pas pour le capitalisme. Pour les vieux, le regret du passé est le regret d’une époque où les retraites suffisaient pour vivre, où il n’y avait pas de « sans-abri ».

    Une prof de russe dont le fils s’est pendu à quatorze ans se reproche de l’avoir éduqué dans le culte ambiant de la guerre, de la mort en héros armé. Un homme très âgé parle de « la bonne bouffe qui a gagné » et pense qu’avant « le paradis du marché », « personne ne vivait pour soi ». Mais que de morts sur la conscience, de déportés, de dénonciations par peur, de suicides… Que de récits terribles sur la vie au camp, la violence, la torture, la faim…

    Lorsqu’elle a reçu le prix Nobel de littérature en 2015, Svetlana Alexievitch, à présent de nationalité biélorusse, a dit ceci : « Flaubert a dit de lui-même qu’il était « un homme-plume ». Moi, je peux dire que je suis « une femme-oreille ». Quand je marche dans la rue et que je surprends des mots, des phrases, des exclamations, je me dis toujours : combien de romans qui disparaissent sans laisser de traces ! Qui disparaissent dans le temps. Dans les ténèbres. Il y a toute une partie de la vie humaine, celle des conversations, que nous n’arrivons pas à conquérir pour la littérature. Nous ne l’avons pas encore appréciée à sa juste valeur, elle ne nous étonne pas, ne nous passionne pas. Moi, elle m’a envoûtée, elle a fait de moi sa prisonnière. J’aime la façon dont parlent les gens... J’aime les voix humaines solitaires. C’est ce que j’aime le plus, c’est ma passion. »

  • Noël 2024

    Jeudi dernier, la voix de Sophie Creuz à la radio, pour la dernière fois. Depuis quatorze ans, elle partageait ses lectures avec les auditeurs et je lui dois bien des découvertes, parfois reprises en lien sur ce blog. En 2019, elle avait reçu le prix André Gascht pour l’ensemble de son travail de critique et notamment, pour ses chroniques littéraires sur Musiq3. Sa voix me manquera, ses chroniques intelligentes et sensibles. Qu’elle en soit ici remerciée !

    En écoutant sa dernière chronique douce-amère à propos des trois minutes de « blabla culturel » dont les auditeurs seraient délivrés grâce à ce point final décidé par la RTBF, lui ouvrant un avenir en or d’influenceuse installée au Qatar, j’ai admiré encore une fois son art d’aller à l’essentiel. Après avoir raillé l’avenir radieux de la promotion des livres par l’intelligence artificielle, répétant et mixant ce que d’autres ont écrit, elle a rendu hommage à ce qui est si différent de la fabrication de produits tout faits, à savoir la littérature.

    noël,sophie creuz,rtbf,culture« Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » Photo © Cathédrale Notre-Dame de Paris

    En ces jours qui précèdent Noël, nous vaquons toutes & tous à nos occupations, à nos préparatifs de fin d’année. Certains ont le cœur déjà rempli de joie à l’approche des fêtes, des réunions de famille ou entre amis. D’autres les redoutent, préoccupés par leurs difficultés, la solitude, la maladie, l’inquiétude pour un proche ou pour eux-mêmes. Beaucoup souffrent de la guerre ou des dévastations catastrophiques. Nous nous interrogeons devant l’état du monde. Que faire ? Au moins, être soi-même de bonne volonté, vivre en artisan de paix.

    Permettez-moi de revenir encore une fois à la lumière nouvelle de Notre-Dame de Paris restaurée : j’y allume virtuellement une bougie, pour garder éveillées ces petites flammes de Noël si précieuses : celles de la bienveillance et de l’espérance.

    *
    ***
    *****
    *******
    *********
    Bonne fête de Noël à vous,
    chères lectrices, chers lecteurs,
    et à vous qui enrichissez la blogosphère
    de votre créativité vraie ou de vos commentaires
    &
    rendez-vous
    à l’année prochaine.

    Tania

  • Chtchoukine

    Baer Chtchoukine Matisse.jpg« L’exposition Chtchoukine* présente trois cents œuvres du collectionner venant de deux musées russes. Je pense à Jules, aux tableaux qu’il admirait lui aussi. La salle des Matisse, peut-être fidèle à celle que Jules a vue à Moscou**, lorsqu’il a reconnu qu’il n’était pas encore prêt à les aimer. D’autres tableaux du grand collectionneur russe seraient-ils passés avant entre les mains de Jules, et inversement ? Qui pourra jamais me dire si les deux collectionneurs se sont revus à Paris entre 1918 et 1936, après que Sergueï Chtchoukine a émigré pour fuir la révolution russe ? »

    Pauline Baer de Perignon, La collection disparue

    *Fondation Louis Vuitton, Paris, 2017 / **En 1914.

    Henri Matisse, La desserte (Harmonie rouge, La chambre rouge), 1908,
    huile sur toile, 180,5 x 221 cm (Saint-Pétersbourg) © Succession Matisse

     

  • L'or du passé

    C’est le titre donné par Pauline Baer de Perignon au premier chapitre de La collection disparue (2020), un récit qui m’a passionnée tout du long. Arrière-petite-fille de Jules Strauss, un grand collectionneur juif parisien dont elle ne savait pas grand-chose – son père ne lui a pas beaucoup parlé de son propre grand-père –, elle va mener l’enquête à sa manière, désireuse de comprendre ce qu’est devenue sa collection d’art, dont elle sait juste qu’il a vendu une grande partie en 1932.

    pauline baer de perignon,la collection disparue,récit,littérature française,enquête,jules strauss,collectionneur d'art,famille,histoire,spoliation des biens,juifs,nazisme,recherches,restitution,culture

    « Ceux qui pouvaient raconter disparaissent, et les questions que je n’ai pas posées s’évanouissent avec eux. Et puis, sans que je sache vraiment pourquoi, le passé resurgit. » En novembre 2015, un ami antiquaire qui l’a invitée à un concert de musique brésilienne lui présente un homme qu’elle connaît : c’est Andrew, un cousin du côté paternel. Celui-ci prend de ses nouvelles – elle a trois enfants, anime des ateliers d’écriture, écrit – puis lui dit en se penchant vers elle : « Tu sais qu’il y a quelque chose de louche dans la vente Strauss ? »

    Pauline Baer savait que la collection de toiles impressionnistes de Jules Strauss avait été vendue, mais n’avait jamais pensé plus loin. Andrew a retrouvé une liste de tableaux déclarés volés pendant la Seconde Guerre mondiale, qui n’auraient pas été vendus en 1932. Dans la famille, on disait souvent qu’une seule de ses toiles impressionnistes aurait suffi aujourd’hui à faire leur fortune. « Chaque famille a son paradis perdu, le mien s’appelle Jules Strauss. »

    Henri, son mari, féru de généalogie, l’interroge sur son arrière-grand-père et fait des recherches sur internet : des catalogues de « Ventes Strauss » sont encore en vente, de 1932 et de deux autres en 1949 et en 1961 ! Etonné que Jules Strauss n’ait pas été déporté – il est mort de vieillesse en 1943 –, il encourage sa femme qui veut écrire depuis longtemps : « Tu le tiens peut-être, ton sujet ? »

    D’abord, l’autrice interroge sa tante Nadine, la sœur de son père (l’arbre généalogique des personnes citées figure au début du livre). Celle-ci n’avait que sept ans en 1932, mais sait que Jules Strauss a vendu ses toiles parce que ses deux gendres étaient ruinés après le krach boursier de 1929. C’est pourquoi sa famille avait emménagé dans le grand appartement de Marie-Louise et Jules Strauss au 60, avenue Foch. Une photo d’avant la guerre les montre, « lui, grand, mince, élégant, et, à ses côtés, une femme plus petite coiffée d’un joli chapeau. »

    Comment Jules Strauss a-t-il échappé à la déportation ? Où sont passés les trois Degas, quatre Renoir, deux Sisley, deux Monet qui figurent sur la liste des tableaux déclarés volés dont lui a parlé Andrew ? Prendre en charge des affaires « qui remontent à deux générations », mêlées à « des secrets de guerre et de spoliations nazies », voilà qui effraie a priori Pauline Baer. « Mais Jules me fait signe, il est sur le pas de la porte, je ne peux pas me détourner. »

    Rappelez-vous 21, rue La Boétie (2012), où Anne Sinclair relate ses recherches sur la galerie Paul Rosenberg : son grand-père était un grand marchand d’art et l’arrivée des nazis avait mis fin à ses activités parisiennes. La façon dont Pauline Baer suit la piste de Jules Strauss est tout aussi passionnante. L’histoire familiale et celle des années de guerre s’y mêlent à l’histoire de l’art. Elle, ce qui l’intéresse avant tout, « ce sont les histoires des tableaux ».

    On la suit dans les centres de documentation du musée d’Orsay, où elle reçoit l’aide d’une spécialiste des spoliations, la première d’une série de bonnes personnes qui conseillent la « débutante » ; du Louvre où demeure une formidable preuve de la passion de Jules Strauss pour l’art, sur les traces des tableaux de la liste et de leur « provenance ». Elle trouve des appuis dans sa famille. Ses recherches la mèneront aussi à La Courneuve (Archives de la spoliation) et jusqu’en Allemagne.

    Pauline Baer raconte très simplement, sans dissimuler son ignorance, ses découragements, son absence de méthode – elle cherche plutôt « dans tous les sens ». C’est pour elle une manière de faire ses preuves dans une famille où les femmes étaient moins reconnues que les hommes. Elle s’y engage complètement, comme l’a fait Anne Berest dans La Carte postale. Pauline Baer apprend à mieux observer les photos, à lire plus attentivement les notices, à communiquer avec des spécialistes comme avec des fonctionnaires. Ses recherches ne seront pas vaines, je ne vous en dis pas plus. Vous aimez l’art ? les musées ? les salles de vente ? l’histoire ? le suspense ? Lisez La collection disparue, c’est captivant.