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traduction

  • Manière de regarder

    Calvino le-metier-decrire.jpg« Cher Wahl,

    […] Vous avez organisé et développé des éléments de ma méthodologie narrative, que je m’étais contenté d’évoquer de manière désorganisée : à savoir que mon point de départ est l’image, et que le récit développe une logique interne de l’image elle-même. Vous faites remarquer à juste titre que ce processus logique, lorsqu’il est porté à son extrémité, s’éteint et s’annule dans un troisième moment : le moment de la contemplation.
    […] En bref, ce à quoi je tends, la seule chose que je voudrais pouvoir enseigner, c’est une
    manière de regarder, c’est-à-dire d’être au cœur du monde. Au fond, c’est la seule chose que puisse enseigner la littérature. »

    Extraits de la Lettre 196 à François Wahl – Paris, de Turin, 1er décembre 1960 in Italo Calvino, Le métier d’écrire. Correspondance (1940-1985)

  • Sur le métier

    Correspondance / 3 (1959-1985)     

    A trente-cinq ans, Italo Calvino, de plus en plus connu comme auteur du Baron perché (1957), ne manque pas de remercier ceux qui écrivent à son sujet, précisant ce qui lui a plu, ce qui l’a intéressé, ce avec quoi il n’est pas d’accord. C’est un des axes du Métier d’écrire. Correspondance (1940-1985), autant d’éclairages sur son œuvre et sur sa conception de la littérature. Ce troisième et dernier billet porte sur les années 1959 à 1985.

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    Lettre manuscrite d'Italo Calvino (Rome, 5/6/1984)
    Source : Quattro lettere di Italo Calvino (cartedifamiglia.it)

    « Moi, personnellement, je crois au récit, parce que ce que j’aime ce sont les histoires qui ont un début et une fin. J’essaie de les écrire du mieux que je peux en fonction de ce que j’ai à dire. Nous sommes à une époque où on peut tout faire en littérature et en particulier pour ce qui concerne le récit, tout, absolument tout, et où tous les styles et toutes les méthodes coexistent. Ce que le public (et la critique aussi) demande, ce sont des livres (des romans « ouverts ») riches de substance, de densité, de tension. » (A Luigi Santucci, 24/8/1959)

    En 1959, en plus de son travail pour l’éditeur Einaudi, il coédite avec Vittorini une revue culturelle, Il Menabo – autre axe de la discussion littéraire. Invité aux Etats-Unis « avec une grant de la Ford Foundation », qui permet à « sept jeunes écrivains » de sept pays différents d’y vivre et d’y voyager pendant six mois, il relate dans sa correspondance sa vie à New York, à Los Angeles, ses rencontres. Les universités y sont « des espèces de paradis terrestres », mais il voit aussi un pays « dramatique, tendu, violent […] et pour une bonne moitié un pays d’ennui, de vide, de monotonie, de production acéphale et de consommation acéphale, et tel est l’enfer américain. »

    Le chevalier inexistant, troisième récit de sa trilogie après Le baron perché et Le vicomte pourfendu, sort durant son voyage et il réagit de New York à un article dans Mondo Nuovo qui en rend compte arbitrairement sous le titre « Le roman d’un ex-communiste », ce qui « dénature complètement la lecture du livre ».

    Rares sont les confidences personnelles. En 1962 : « J’ai compris ce que c’est de perdre son père seulement quelque temps après l’avoir perdu, et je continue à en souffrir, dix ans après. » En 1964, de La Havane (il est né à Cuba où son père travaillait comme agronome et sa mère comme botaniste), Calvino décrit pour sa mère l’accueil ému qu’il a reçu, avec Chichita (sa future épouse, Esther Judith Singer), à Santiago de las Vegas, de la part des gens qui se souvenaient d’eux, de son père qu’on surnommait « Sacramento ! » (sacrebleu !), mot qu’il répétait constamment, en positif comme en négatif.

    Beaucoup de lettres portent sur des problèmes de traduction, par exemple à propos de Passage to India d’E.M. Forster, avec un long développement sur l’art de la traduction d’une douzaine de pages. Ou sur la manière d’écrire – à Natalia Ginzburg : « […] il faut être moins laconique que d’habitude, parce qu’il y a toute une nouvelle engeance de lecteurs qui ne sait rien de personne » ou sa propre conception de l’écriture : « Lorsque j’écris, je me dis toujours que ce que j’écris est une chose isolée, comme si je n’avais jamais écrit auparavant. »

    On l’interroge sur l’utilité, pour la personne qui étudie un auteur vivant, d’interviewer l’objet de sa recherche. Calvino : « Un texte doit pouvoir se lire et se juger abstraction faite de l’existence ou pas d’une personne portant le nom et le prénom inscrits sur la couverture. » (1971)

    Calvino écrit à Leonardo Sciascia, Natalia Ginzburg, Primo Levi, Umberto Eco, Michelangelo Antonioni, Pietro Citati… Il répond aussi aux collégiens qui ont réagi à la lecture d’un récit de lui, avec bienveillance. Ermite à Paris recouvre les années 1967 à 1980. A Pasolini, il confie que vivre dans une ville où personne ne vous connaît lui a permis de mener « un genre de vie » dont il avait toujours rêvé : « douze heures par jour à lire, la plupart des jours de l’année. »

    Ses lettres à Elsa Morante m’ont beaucoup plu. En 1974, il dessine une colombe au rameau d’olivier pour lui dire qu’il n’est en aucun cas fâché sur elle. Quand paraît La Storia, il lui écrit un magnifique éloge de son roman. Ses commentaires sur des œuvres que nous connaissons (de lui ou d’autres) sont un régal. Le premier titre qu’il avait en tête pour Si par une nuit d’hiver un voyageur était « Incipit » (très juste, peu commercial).

    Plusieurs appendices complètent utilement Le métier d’écrire : la présentation et un index raisonné des correspondants, un index thématique, un index des œuvres de Calvino citées, un index des noms propres. Martin Rueff : « Que découvre-t-on ici si ce n’est pas un Calvino intime ? […] un homme qui devient l’écrivain que l’on connaît, qui traverse une existence de difficultés et de ratages, mais aussi de réussites et de reconnaissances, orienté par une seule conviction : la littérature compte, elle compte intimement, culturellement, politiquement. Ce que les lecteurs découvriront, c’est la chaîne de la vie et la trame de l’écriture. » (Préface)

  • Discours en 7 temps

    D’Olga Tokarczuk, Le tendre narrateur est un petit livre parfait pour faire connaissance avec l’écrivaine polonaise couronnée par le Nobel il y a quelques années. Elle a choisi ce beau titre pour un grand texte en sept temps, son Discours de réception du Nobel en 2019. Il est suivi d’une conférence sur la traduction et d’un texte court écrit pendant le confinement de 2020, « La fenêtre ».*

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    « 1. La première photographie qui éveilla en moi une émotion consciente est celle de ma mère juste avant ma naissance. » Sur ce cliché N&B, sa mère assise près d’un vieux poste de TSF a l’air triste. A ses questions répétées sur son air pensif, sa mère lui répondait chaque fois dans les mêmes termes, gravés dans sa mémoire. « C’est ainsi qu’une jeune femme areligieuse, ma mère, me donna ce que jadis l’on appelait une âme, c’est-à-dire qu’elle me dota ainsi d’un tendre narrateur, le meilleur au monde. »

    « 2. Le monde est une toile que nous tissons chaque jour sur les grands métiers de l’information, des discussions, des films, des livres, des commérages et des anecdotes. » L’avènement d’Internet permet presque à chacun d’y participer, pour le meilleur et pour le pire. Mais « nous manquons de nouvelles manières de raconter le monde », écrit Olga Tokarczuk, dans ce « brouhaha de voix innombrables ». La narration à la première personne, caractéristique de notre époque, elle en observe l’effet sur la relation entre le narrateur et le lecteur ou l’auditeur, et les limites, voire l’insuffisance. Une réflexion passionnante sur la vie, l’expérience et la littérature.

    « 3. Je ne veux pas esquisser ici un panorama de la crise du récit. » Ces entrées en matière donnent, je l’espère, une idée de la largeur de vues dont fait preuve l’autrice dans ce discours sur l’état du monde et l’état de la littérature, et ce qui les relie. « Quelque chose ne va pas avec le monde. Pareil sentiment, réservé jadis aux poètes névrotiques, s’est transformé de nos jours en une épidémie confusionnelle, une angoisse qui suinte de partout. »

    La question du sens, les interdépendances entre « hommes, plantes, animaux, objets » sur la terre, tout conduit Olga Tokarczuk à rêver de visions nouvelles et d’une nouvelle narration qui intégrerait mais dépasserait le point de vue d’un seul personnage. D’où « cette figure énigmatique de tendre narrateur » qu’elle développe dans le septième et dernier point de son discours, explicitant le rôle de la tendresse et sa nécessité en littérature.

    Sa conférence inaugurale des Rencontres littéraires de Gdansk en 2019 s’intitule « Les travaux d’Hermès, ou comment, chaque jour, les traducteurs sauvent le monde ». Une vingtaine de pages où elle confesse son amour pour Hermès, le dieu des traducteurs, rappelle les origines de la traduction et en fait l’éloge dans une approche originale.

    Olga Tokarczuk possède l’art de puiser dans la vie concrète les images où s’appuient ses idées. On referme Le tendre narrateur en la laissant qui regarde par la fenêtre le mûrier blanc et le cours du monde. Cette écrivaine écrit sur ce que nous vivons, faites une place à son Tendre narrateur dans votre bibliothèque.

    * Traduit du polonais par Maryla Laurent (9/12/2022)

  • Traductions

    Pour Colo   

    Stefansson Le coeur de l'homme.jpg« Les traductions, lui a confié Gisli, il est difficile de dire à quel point elles sont importantes. Elles enrichissent et grandissent l’homme, l’aident à mieux comprendre le monde, à mieux se comprendre lui-même. Une nation qui traduit peu et ne puise sa richesse que dans ses propres pensées a l’esprit étroit, et si elle est nombreuse, elle devient de plus en plus un danger pour les autres car tant de choses lui demeurent étrangères en dehors de ses propres valeurs et coutumes. Les traductions élargissent l’horizon de l’homme et, en même temps, le monde. Elles t’aident à comprendre les peuples lointains. L’homme est moins enclin à la haine, ou à la peur, lorsqu’il comprend l’autre. La compréhension a le pouvoir de sauver l’être humain de lui-même. »

    Jón Kalman Stefánsson, Le cœur de l’homme

    (Une traduction dont je vous parlerai bientôt.)

  • Collision

    Woolf la soirée de Mrs D.jpg« – J’ai adoré Canterbury, dit-elle.
    Instantanément il s’alluma. Tel était son don, son destin.
    – Vous l’avez adoré, répéta-t-il. Je vois cela.
    Ses tentacules lui envoyèrent le message que Roderick Serle était sympathique.
    Leurs yeux se rencontrèrent, ou plutôt entrèrent en collision, car chacun sentait que l’être solitaire derrière les yeux, celui qui se cache dans le noir pendant que son acolyte agile et superficiel se démène et gesticule sur scène pour assurer la continuité du spectacle, venait de se lever, d’arracher sa cape et d’affronter l’autre. C’était inquiétant ; c’était magnifique. »

    Virginia Woolf, Ensemble et séparés (La soirée de Mrs Dalloway)