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littérature islandaise

  • Rideaux

    Olfsdottir Miss Islande.jpg« Pendant que Jon John coud les rideaux qui occulteront la lucarne de la rue Skolavördustigur,  je travaille assise sur le lit, la machine à écrire posée sur la table de chevet. Nous avançons au même rythme : quand j’achève mon chapitre, il me tend les rideaux soigneusement pliés. C’est lui qui a acheté le tissu. Ils sont orange à carreaux violets, le bas est orné d’une bande de dentelle froncée. Il range sa machine à coudre dans l’armoire et me libère la table.
    Je lui souris et je place une nouvelle feuille sur le cylindre de ma Remington.
    Debout derrière moi, il me regarde écrire.
     Je suis dans ton histoire ?
     Tu es à la fois dedans et en dehors.
     Je n’appartiens à aucune catégorie, Hekla. Je compte pour du beurre. »

    Auður Ava Ólafsdóttir, Miss Islande

  • Bouleaux

    Olafsdottir bouleaux.jpg« Je quitte Reykjavik avec trois cent cinquante plants de bouleaux sur la banquette arrière. Chacun mesure trente centimètres. Bien que désignés sous l’appellation générique bouleau, ils portent individuellement l’appellation de bouleau pubescent. Le nom de famille de ma mère, Stella Bjarkan, est justement dérivée de björk, birki - bouleau.
    […] Lorsque je me plonge dans l’étymologie, je ne vois plus le temps passer et, à une heure avancée de la nuit, je suis tombée sur un document expliquant que le latin betula avait la même racine que le terme celte bete qui donne en irlandais médiéval beithe et, comme la fatigue commençait à se faire sentir, tout cela se mélangeait dans ma tête, betha et beithe, le latin, le gaélique médiéval et le sanskrit, ma mère, la vie, la lumière et le bouleau, la femme qui m’a donné naissance et les rôles qu’elle a endossés. »

    Audur Ava Olafsdottir, Eden

  • Un Eden islandais

    Une langue, une terre. Des rêves, des liens. Au sortir d’une grippe qui m’empêchait d’en terminer la lecture, j’ai rouvert Eden d’Auður Ava Ólafsdóttir (roman traduit de l’islandais par Eric Boury) et en refermant le livre, je reviens à ces mots qui me trottaient en tête à son sujet. Des rêves, des liens. Une langue, une terre.

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    Forêt d'Hallormsstadur en Islande (source : islande-explora.com)

    Un roman qui avance par séquences semées de mots islandais, parfois de déclinaisons. « Jakobsdottir : fille de Jakob », c’est le nom de la linguiste qui rêve, qui raconte et qui parle. (Dottir, daughter, dochter – l’islandais est une langue germanique. La romancière est donc fille d’Olaf.) La narratrice enseigne à l’université, elle voyage pour participer à des colloques sur les langues minoritaires menacées de disparition, elle s’arrête souvent sur un mot. Elle est aussi « relectrice » d’auteurs traduits pour deux maisons d’édition.

    Sur la route entre la gare et le village isolé du séminaire où elle se rend, la linguiste islandaise remarque « de vastes zones de terre brûlée et des souches d’arbres calcinés ». Les incendies de l’été sec et caniculaire ont dévasté la forêt, les villageois ont réussi à sauver un très vieux chêne. Les pensées d’Alba flottent des écrivains qui ont chanté les arbres jusqu’aux orangers et citronniers de Lorca, l’écrivain préféré de sa mère qui jouait dans La maison de Bernarda Alba, d’où lui vient son prénom. Leur résolution de clôture pour l’Unesco rappellera « qu’il existe dans le monde entre six mille cinq cents et sept mille langues » et que l’une d’entre elles meurt toutes les semaines, d’où leur crainte de voir disparaître 90% des langues « d’ici à la fin du siècle ». Une linguiste comme héroïne, ce n’est pas banal. J’ai aimé ces arrêts sur les mots, les langues, la traduction, les digressions.

    Une langue, une terre. Comme d’habitude, son père lui téléphone dès son retour, prend de ses nouvelles et écoute sa fille raconter son rêve où elle volait au-dessus d’une terre « rocailleuse et désolée » puis, chaussée des bottes de sa mère, ramassait des pommes de terre quand celle-ci s’était retrouvée tout à coup près d’elle, à l’encourager. Son père lui donne régulièrement des nouvelles de son voisin Hlynur qu’il voit tous les matins à la piscine – Hlynur (érable) est un prénom rare en Islande – et avec qui il s’entretient souvent de plantation d’arbres, le principal centre d’intérêt du trésorier de l’Association forestière de Reykjavik. A sa retraite, les matelots de son cargo ont offert une pousse d’acer pseudoplatanus à leur capitaine, un jeune érable qu’Hlynur a planté au milieu de son terrain ; il mesure à présent cent quarante-deux centimètres de haut. En rentrant chez elle, Alba calcule combien d’arbres elle devrait planter pour compenser l’empreinte carbone de tous ses vols en avion : 5600.

    Aussi l’annonce d’un terrain à vendre de 22 hectares avec un « lieu de séjour » à rénover l’amène, par un chemin de terre « étroit et cahoteux », dans un paysage « aride et dénudé, peuplé de rochers, de lave et de sable ». La maison est quasi vide, sans eau courante ni chauffage. L’agent immobilier lui apprend qu’elle appartient à Sara Z., « la reine du crime en personne », Alba avait relu les épreuves de son premier polar. « Le terrain descend jusqu’à la rivière glaciaire qui se perd en ramifications sur les étendues de sable, un profond murmure monte jusqu’à la maison. » Le village est à une demi-heure : une supérette, une boulangerie, une école, un magasin de seconde main de la Croix-Rouge. On lui demande ce qu’elle compte faire de la parcelle : « J’envisage d’y planter des arbres. »

    Le père d’Alba n’est pas trop surpris. Dans un rêve que lui raconte Alba, il lui disait : « Nous sommes à chaque instant au centre de notre vie. » Son ami Hlynur, ravi, conseille « de planter d’abord des bouleaux pour créer de l’abri », puis d’essayer le mélèze de Sibérie, de privilégier « des espèces robustes à même de supporter des conditions de vie difficiles. » Betty, la demi-sœur d’Alba, veut savoir si elle compte s’installer là-bas, mais ce serait trop loin pour ses cours en ville.

    Une des éditrices l’appelle assez souvent à propos d’un recueil de poésie dont la publication a été acceptée, « tout un bouillonnement de sentiments » à propos du chagrin d’amour d’un de ses anciens étudiants, et insiste pour qu’elle le lise, elle voudrait avoir son sentiment. On s’interroge sur le lien qu’il y aurait avec Alba, d’autant plus qu’elle est avertie de chacun des changements de titre de ce recueil. Eden verra bien d’autres liens se mettre en place, pas tous positifs : avec un voisin éleveur de moutons, avec Hâkon qui tient la brocante du village et vérifie à chaque passage d’Alba si les rumeurs à son sujet sont fondées, avec le jeune Danyel, un réfugié venu aider le plombier et qui aimerait s’implanter en Islande.

    Cette histoire de langue, de terre et d’arbres à planter est pleine d’imprévus, de méandres, de perdrix des neiges, de mots qui conviennent ou pas, de décisions à prendre. Ce récit faussement décousu des transformations d’une vie est finement conté par celle qui nous avait déjà charmée avec Rosa Candida. Audur Ava Olafsdottir est bien une romancière de notre temps, des angoisses et des rêves qui nous traversent en nous laissant parfois un mot, au réveil, sur lequel nous interroger. J’aurais aimé faire lire Eden à ma mère. Un bonheur de lecture.

  • Chaque pas

    Indridason Sigurverkid_72.jpg« Le soir, quand Jon reprit le chemin de son atelier, fatigué après sa longue journée, il pensa à nouveau au temps et à l’éternité, comme l’avait fait son souverain quelques heures plus tôt. Bien sûr que la vie avait une valeur, se disait-il. Evidemment, l’humanité progressait avec le temps. Il en avait fait l’expérience dans sa profession. Il y avait toujours des évolutions.
    Et alors qu’il marchait vers chez lui, rempli de ces pensées sur les souvenirs et le progrès, il prit conscience d’une chose à laquelle il n’avait jamais réfléchi. Chaque pas qu’il franchissait devenait aussitôt la proie du temps. Les autres passants le virent s’arrêter subitement sur le trottoir et rester immobile un moment avant de faire résolument un autre pas en avant. Puis il en fit encore un autre, s’arrêta une nouvelle fois, extrêmement pensif, et se remit en route comme si de rien n’était. Il avait alors compris que chaque pas qu’il faisait vers son domicile et vers sa boutique le ramenait un peu plus vers le passé. »

    Arnaldur Indridason, Le roi et l’horloger

  • L’horloger et le roi

    C’est avec Le roi et l’horloger (Sigurverkið, 2021, traduit de l’islandais par Eric Boury, 2023), un roman historique et psychologique, que je découvre Arnaldur Indridason, l’écrivain islandais, historien de formation, si populaire dans son pays et abondamment traduit, bien connu des amateurs de romans policiers.

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    « Le temps s’était arrêté. » Le roman s’ouvre sur un chef-d’œuvre d’horlogerie abandonné dans les réserves du palais royal de Christianborg à Copenhague, un butin de guerre que personne n’a réussi à restaurer. Un horloger « vieillissant » appelé au palais pour réparer une pendule obtient du régisseur de pouvoir examiner à son tour cette merveille : « Celle-ci marquait non seulement le passage du temps avec ses aiguilles, mais elle indiquait également les jours de la semaine et les mois. Qui plus est, les trois Rois mages en sortaient toutes les heures pour aller se prosterner devant la Vierge, ensuite résonnaient les notes d'un psaume désormais oublié datant de l’époque de son concepteur. »

    Isaac Habrecht, le Suisse qui avait construit avec son frère la seconde horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg, avait conçu et assemblé cette réplique en miniature en 1592. Environ deux siècles après, Jon Sivertsen, l’horloger islandais, est curieux d’observer l’horloge que son maître en apprentissage avait tenté en vain de restaurer (il lui a laissé croquis, dessins et notes en héritage). Sous l’étoffe qui la protège, il découvre « un désastre » : des personnages brisés, la Vierge disparue, un seul Roi mage, des éléments cassés ou endommagés… Comme une révélation, l’idée d’œuvrer pour la remettre en état se saisit de lui et l’emplit de joie. Le régisseur n’y voit pas d’inconvénient.

    C’est auprès de l’horloge d’Habrecht qu’un soir, le roi Christian VII en personne, « seul, sans perruque et sans fard », en robe de chambre et l’haleine « parfumée au vin de Madère », le surprend en flânant dans les réserves du palais et l’interroge sur sa présence, furieux de n’en avoir pas été informé. D’abord méfiant, devant l’humble attitude de l’horloger et son admiration sans bornes pour « la sublime horloge », il l’autorise à continuer.

    Jon, qui a pris le nom de Sivertsen au Danemark « bien qu’originaire du Breidafjördur, dans l’Ouest de l’Islande », a désormais ses entrées au palais et l’assistance du régisseur en cas de besoin. En démontant le précieux objet pièce par pièce, en consignant tout dans un registre, il découvre qu’il y manque des éléments capitaux ; le régisseur lui apprend que certains ont été vendus au « fil du temps ».

    L’horloger ne manque pas d’en informer le roi à sa visite suivante, curieux de la progression de son travail. Entretemps Christian VII s’est renseigné sur l’œuvre exceptionnelle d’Habrecht, butin de la guerre entre Suédois et Danois. Soulagé que Jon ne soit pas d’origine suédoise, il n’apprécie guère les Islandais, bien que leur pays fasse partie des territoires danois et que certains se soient comportés avec bravoure au service du Danemark.

    Quand le roi l’interroge sur le prénom de son père, Sigurdur, l’horloger le présente comme un homme « honnête et juste ». Il ne souhaite pas en dire plus, mais le roi l’exige. Jon lui répond alors que son prédécesseur, le roi Frédéric V, « a fait décapiter [son] père, un innocent, accusé de fornication et d’usurpation de paternité » et noyer sa gouvernante, « tout aussi innocente que lui ». Stupéfait par son « impertinence », le roi pique une énorme colère, menace de l’envoyer en prison et le gifle avant de le planter là.

    Le roi et l’horloger raconte, au fil de leurs conversations, une double histoire : celle de la restauration de l’horloge et celle de Sigurdur. Le roi veut absolument comprendre pourquoi son fils le dit innocent et promet de lui épargner la prison s’il arrive à l’en convaincre. Jon lui rapporte donc cette tragique histoire familiale, à partir du mariage de Sigurdur, un bon fermier qui savait lire et écrire, avec Helga, fille d’une famille opulente de fermiers et patrons de pêche.

    Helga était enceinte d’un des ouvriers de son père, dont la demande en mariage avait été refusée. Averti de sa situation, Sigurdur, qui la convoitait depuis longtemps, proposa de déclarer qu’il était le père de l’enfant à naître pour sauver son honneur. Helga n’aimait pas ce mensonge, une condition de leurs noces. Troublé par ce que lui raconte l’horloger, le roi, à chaque visite, insiste pour qu’il continue l’histoire de sa famille islandaise – ses raisons personnelles apparaîtront plus tard. Nous voilà captivés et par le sort de Sigurdur et par les sautes d’humeur de ce roi fantasque.

    De terribles lois régissaient l’ordre moral en Islande et on comprend mieux l’épigraphe tirée des Psaumes de la Passion de Hallgrímur Pétursson : « Ô, malheur à ceux qui de dogmes odieux profitent pour se servir et prospérer… » On découvre comment la « colonie froide et septentrionale » était considérée par la monarchie danoise au XVIIIe siècle. « Le roman est aussi une réflexion sur le pouvoir, sur le temps (l’horloge en est le symbole), sur la raison (Christian VII est-il vraiment fou ?), et sur le statut de la vérité » (Guy Duplat dans La Libre).

    A deux reprises, le roi pose à l’horloger cette question : « Qu’est donc le temps ? » Indridason a dit l’importance de cette thématique dans ses écrits : « J’aime beaucoup remonter le temps, et envoyer mes personnages sur les traces du passé. J’aime exhumer des événements oubliés. Le temps en tant que concept est quelque chose qui m’intéresse énormément – la manière dont le temps passe, mais aussi son influence, les conséquences de son passage sur nos vies. J’aime déceler les liens entre une époque et une autre. » (Entretien de 2008, Wikipedia)