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littérature américaine

  • Son histoire

    banks,oh,canada,roman,littérature américaine,tournage,documentaire,vérité,mensonge,récit de vie,maladie,mort,amour,amitié,culture« Une heure de plus, à peu près, ça t’irait, Leo ? Avant qu’on en ait fini pour la journée ? Alors on pourra tous faire une coupure et prendre un déj’ tardif.
     Oui. Je risque de ne pas être là demain.
     Ne crois pas ça,
    man. Bon sang ! Quand même ! Tu seras là demain.
     Qu’est-ce que tu veux dire, par des liens qui vous aideront à construire un récit ? demande Fife. Il estime qu’il leur livre un récit tout fait. Ils n’ont rien d’autre à faire qu’à le filmer et l’enregistrer. Ensuite, quand il sera parti et réduit au silence – et il pourrait être parti et réduit au silence avant demain ; ça pourrait se produire cet après-midi –, Malcolm et Diana pourront bâtir leur histoire à eux à partir de celle-ci. De toute façon, c’est ce que fait tout le monde avec les histoires des autres. Mais pour l’instant, c’est celle de Fife, pas la leur. Son histoire véridique. Et elle est cohérente, croit-il, avec ses séquences et ses conséquences – du moins avec les conséquences qu’elle a dans sa vie et celle d’Emma. C’est tout ce qui lui importe. »

    Russell Banks, Oh, Canada

  • Dernière interview

    Oh, Canada (Foregone (Perte), 2021, traduit de l’américain par Pierre Furlan), l’avant-dernier roman de Russell Banks (1940-2023) est, comme le dernier, Le Royaume enchanté, le récit d’un homme qui se souvient. Leonard Fife, 77 ans, sait qu’il n’en a plus pour longtemps. Il a accepté que son ami réalisateur, Malcolm, un de ses anciens élèves, filme dans son appartement une dernière interview.

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    Productionlist.com

    Le jour venu, Fife demande pourquoi il a accepté cela. Renée, l’infirmière qui pousse son fauteuil roulant jusqu’au salon, répond qu’il a fait « quelque chose dans le cinéma » et que les gens célèbres doivent donner des interviews. Lui ne se soucie que d’une chose : que sa femme Emma soit présente, sinon il ne pourra pas parler. Dans le salon où tous les meubles ont été poussés sur le côté, devenu « une boîte noire aux dimensions inconnues », Malcolm salue Leo et « un petit cercle de lumière bien découpé surgit sur le plancher nu. C’est là qu’on interrogera Fife. »

    Vincent, le caméraman ; Diana, la productrice ; Sloan, une jeune femme qui s’occupera du son, l’équipe de Malcolm veut tourner « un documentaire basé sur l’ultime confession de son vieux professeur ». Il a rédigé vingt-cinq questions pour son mentor et prévu une semaine de tournage, mais Leo veut tout raconter d’un coup, comme il en a envie, et à condition qu’Emma y assiste – c’est pour elle qu’il le fait. Fife, 1er avril 2018, Montréal, Québec –claquement de mains.

    Avant que Malcolm parle, « Fife déclare qu’il va répondre à une question que personne ne sait poser aujourd’hui. » Pourquoi, au printemps 1968, il a décidé de quitter les Etats-Unis et d’émigrer au Canada. La plupart pensent qu’il a fui la conscription comme plus de soixante mille jeunes Américains qui ne voulaient pas aller se battre au Vietnam. La vérité est plus compliquée et ambiguë. Fife, « l’un des cinéastes documentaristes du Canada les plus renommés et admirés » voudrait que « Oh, Canada », le film de MacLeod, la rétablisse.

    Son récit commence en 1968, à Richmond en Virginie, chez les Chapman, les parents de sa femme Alicia (Emma entend ce nom pour la première fois). Fife, Alicia, enceinte de six mois, et leur fils Cornel, trois ans, séjournaient chez eux, servis par leurs domestiques noirs. Cela faisait cinq ans que Fife avait épousé Alicia, lui qui n’était pas riche, contrairement aux Chapman, héritiers d’une société fondée par leur père, sous la marque Doctor Todd’s.

    Fife passait souvent du temps chez eux quand il était étudiant, puis chargé de cours à l’université de Virginie à Charlottesville, où il faisait des recherches sur le roman américain du XXe siècle. Ce qui inquiétait les parents d’Alicia, c’était leur projet d’acheter une maison dans le Vermont, loin de chez eux – Fife allait enseigner là-bas dans « une bonne petite institution d’études supérieures ». Ils connaissaient son rêve de devenir écrivain. Leur rêve à eux, c’était de transmettre l’entreprise familiale à Leonard (ici on ne l’appelait ni Fife ni Leo) et de les garder à proximité de chez eux. Fife voulait en discuter d’abord avec Alicia, une semaine de réflexion s’imposait.

    Quand Malcolm propose une coupure, Fife est en train de lutter contre les nausées et la douleur, mais il veut continuer. Malcolm revient aux films de Fife, notamment « Dans la brume » (sur la base militaire de Gagetown et les essais sur l’agent orange dans les années soixante), à son travail de documentariste engagé, et même si ce premier mariage avec Alicia, pour lui aussi, c’est du neuf.

    Fife : « Mon deuxième mariage. Pas mon premier. » Les souvenirs de Gagetown affluent dans sa mémoire, il pourrait les raconter. Mais le cancer « lui a donné la liberté de creuser et de révéler le mensonge », il n’a plus d’avenir ni rien, sauf Emma qui l’aime, le respecte et l’admire. « C’est sa dernière chance d’arrêter de mentir à Emma, sa dernière chance de lui rendre en public tout ce qu’elle lui a donné en privé. » […] « Fife parle de nouveau dans l’obscurité. Emma ? Tu es là, Emma ? – Oui, Leo, je suis toujours là. »

    Oh, Canada est un récit troublant. Fife revoit précisément des scènes de sa vie, des personnes qui ont compté pour lui, des lieux, perd parfois le fil, navigue entre ces visions du passé et la situation présente. Son entourage perçoit sa fatigue, mais le tournage continue. Emma veut sortir, s’oppose à ce déballage en public et en conteste la véracité. Pour elle, Fife est sous l’effet des médicaments, de la morphine, ses propos sont de la confabulation : un mélange d’imaginaire et de réel. Mais lui s’obstine, exige qu’elle reste, met ses dernières forces dans cette bataille contre le mensonge.

    Fife ignore les questions de Malcolm. On suit donc son parcours, ses amitiés, ses mariages et ses abandons, ses voyages et ses rencontres. Russell Banks, en laissant son personnage se raconter jusqu’au bout, quelles que soient les réactions des autres et de son corps qui lui échappe, campe l’histoire d’une conscience qui s’obstine à rétablir le sens d’une vie. Même si le tournage devient chaotique, Leonard Fife ne peut renoncer à dire qui il était vraiment à la femme qui l’aime. L’héroïne du roman, c’est « la mort qui se profile » (Florence Noiville dans Le Monde). « Vertigineuse réflexion sur l’identité », ce roman « crépusculaire » (Geneviève Simon dans La Libre) nous entraîne sur les chemins de la mémoire et fait de nous des témoins d’une confession intime.

  • Auster, Baumgartner

    Une fois relu Moon Palace, j’ai ouvert avec une certaine émotion le dernier opus de Paul Auster (1947-2024), Baumgartner (2023, traduit de l’américain par Anne Laure Tissut, 2024). Christine Le Bœuf, la traductrice attitrée des romans de Paul Auster (de L’invention de la solitude à Dans le scriptorium) est décédée en février 2022. Co-fondatrice d’Actes Sud avec Hubert Nyssen, son mari et elle étaient devenus des amis d’Auster et de Siri Hustvedt. Si je m’y attarde, c’est que ce changement de traductrice se ressent. Il m’a fallu du temps pour m’y habituer, en me posant des questions comme celle-ci : quelle est la phrase originale traduite par « Après que Baumgartner a rêvé ce rêve, quelque chose commence à changer en lui », qui ouvre le chapitre trois ? Et comment Christine Le Bœuf l’aurait-elle traduite ?

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    S. Fogg, le héros de Moon Palace, est âgé de dix-huit ans quand il commence des études universitaires à Columbia. S. T. Baumgartner, la septantaine, enseigne encore à l’université de Princeton (New Jersey). Lui aussi signe avec les initiales de ses deux prénoms, Seymour et Tecumseh, le nom d’un chef shawnee que son père plaçait « au-dessus de tout autre Américain » (comme on le découvrira au chapitre quatre), « tout sauf un nom orthodoxe pour le fils d’une famille blanche américaine né au milieu du XXe siècle, a fortiori pour un fils juif américain né à Newark de parents venus de Pologne et des terres à quelques miles à tribord ».

    Baumgartner est dans son bureau au premier étage, mais il a besoin d’un livre resté en bas au salon. Une odeur de brûlé vient de la cuisine : il a oublié d’éteindre sous la petite casserole du cuiseur à œufs, se brûle la main en la prenant, la lâche…Eau froide, torchon. Puis un appel pour annoncer le retard du préposé qui vient relever le compteur, suivi de la sonnerie : Molly lui apporte un livre. La livreuse d’UPS est noire et affiche la même « vivacité radieuse » qui caractérisait Anna, sa femme ; il aime la voir de temps en temps à sa porte, même s’il a déjà une tour de livres non ouverts près d’une pile de livres à donner à la bibliothèque.

    Ce « premier vrai jour de printemps » commence avec difficulté. Un autre coup de téléphone lui annonce que le mari de sa femme de ménage, Mme Flores, s’est coupé deux doigts au travail. Arrive Ed, le préposé qui l’appelle « Boom Garden », aussi il l’invite à l’appeler Sy – le professeur n’aime pas son premier prénom, préfère qu’on l’appelle Sy – Ed, lui, n’aime pas son nom, Papadopoulos, c’est un vrai moulin à paroles. La lumière ne s’allume pas aue sous-sol, Ed brandit sa torche, mais en le précédant dans l’escalier vétuste, Baumgartner dégringole et se fait mal aux coudes et surtout au genou. Drôle de matinée !

    Pendant qu’il se repose à la cuisine, Baumgartner se revoit étudiant, à vingt et un ans, et se rappelle la première fois qu’il a vu Anna dans un magasin, « la jeune fille aux yeux scintillants qui voyaient tout », revue huit mois plus tard, le début de leur relation. Cinq ans plus tard, ils se sont mariés : « sa vraie vie débute, la seule, l’unique », qui a pris fin neuf ans plus tôt quand Anna a plongé dans la houle du Cape Cod et croisé une vague monstrueuse qui lui a brisé la nuque. Il ne faut pas poursuivre dans cette voie-là, se dit Baumgartner en regardant le jardin de derrière où un merle vient d’attraper un ver de terre.

    Baumgartner est un roman sur la vieillesse et le deuil, sa couverture donne le ton. En pensant aux doigts recousus de M. Flores, Baumgartner étudie le syndrome du membre fantôme pour « sa capacité à servir de métaphore de la souffrance humaine et de la perte ». Depuis la mort d’Anna, il est devenu un « demi-homme » qui a mal. Il a des trous de mémoire. Qu’il ne l’ait pas empêchée de retourner à l’eau le ronge, mais elle « faisait ce qu’elle voulait quand elle voulait ». « Tout peut nous arriver à tout moment », il en a pris davantage conscience.

    En fouillant le bureau d’Anna, qui écrivait et traduisait de son côté, il trouve un texte autobiographique, « Frankie Boyle ». Elle lui avait raconté cette histoire de jeunesse, il est néanmoins bouleversé « d’entendre la voix d’Anna s’élever du papier ». « Fou de chagrin » les premiers mois, il a sélectionné les meilleurs des poèmes qu’elle avait écrits et les a fait publier. Puis il a repris ses cours, revu ses amis. « Vivre, c’est éprouver de la douleur et vivre dans la peur de la douleur, c’est refuser de vivre. » Un rêve où Anna lui parle le réconforte et l’aide à aller de l’avant, à envisager de prendre sa retraite pour vivre une vie « indépendante et sans entraves », écrire tant qu’il le peut. On lira plus loin une courte fable de Baumgartner sur l’écriture et le temps qui file, intitulée « Sentence à vie ».

    Baumgartner déteste vivre seul. Deux femmes vont jouer un rôle dans sa nouvelle existence. D’abord Judith Feuer, professeur d’études filmiques à Princeton, qui s’est rapprochée de lui après avoir divorcé. D’un milieu aisé comme Anna Blume dont elle était assez proche, elle est très différente. Ensuite Beatrix Coen, une jeune chercheuse qui voudrait écrire sur l’œuvre d’Anna Blume et s’enquiert de l’existence d’autres poèmes, d’autres textes non publiés.

    « C’est peut-être la dernière chose que je vais écrire », avait confié Paul Auster au Guardian en 2023, à propos de Baumgartner. Dans une belle évocation de l’écrivain et de l’œuvre (La Libre Belgique), Jacques Besnard note les nombreux points communs entre l’auteur et son dernier personnage. En 2018, Paul Auster et Siri Hustvedt étaient les invités de François Busnel à La Grande Librairie (à revoir ici). Interrogé sur France Culture cette année-là, Auster disait ce qui sans doute est aussi le mantra de Baumgartner : « Je veux vivre. Je suis tellement heureux d’être arrivé à cet âge. Je me lève chaque matin : encore une journée m’est donnée, alors allons-y. » Merci, Monsieur Auster.

  • Clair de lune

    Auster Blakelock Moonlight.jpg« Je me demandai si Blakelock n’avait pas peint son ciel en vert pour mettre l’accent sur cette harmonie, pour démontrer la connexion entre les cieux et la terre. Si les hommes peuvent vivre confortablement dans leur environnement, aurait-il suggéré, s’ils peuvent apprendre à sentir qu’ils font partie de ce qui les entoure, la vie sur terre peut alors s’empreindre d’un sentiment de sainteté. J’étais réduit aux conjectures, bien sûr, mais j’avais l’impression que Blakelock peignant une idylle américaine, le monde habité par les Indiens avant que les Blancs n’arrivent pour le détruire. »

    Paul Auster, Moon Palace

    Ralph Albert Blakelock (1847–1919),  Moonlight (Clair de lune), vers 1885–1889.
    Huile sur toile, 68.7 x 81.3 cm, New York, Musée de Brooklyn

  • Auster, Moon Palace

    Moon Palace de Paul Auster ou de lune en lune avec son héros, Marco Stanley Fogg. L’incipit que j’ai mis en ligne le lendemain du décès de l’écrivain américain est un résumé parfait de ce roman à la première personne. L’intrigue commence quatre ans avant le premier pas sur la lune (Apollo 11). Le narrateur, dix-huit ans, arrive à New York en 1965 pour étudier à Columbia. Avant, il vivait chez son oncle Victor, clarinettiste pour les Howie Dunn’s Moonlight Moods (Ambiances lunaires de Howie Dunn) puis les Moon Men. Les livres que lui a légués Victor avant de partir en tournée « meubleront » son appartement sur la 112e rue.

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    Couverture originale

    La mort de Victor Fogg au printemps 1967 est un « choc terrible » pour son neveu qui n’a jamais su qui était son père. Sa mère, Emily Fogg, a été renversée par un autobus quand il avait onze ans. Il ne reste que lui, M. S. Fogg (le nom de son grand-père, Fogelman, avait été réduit à son arrivée à Ellis Island). Après avoir vu Le Tour du Monde en quatre-vingts jours au cinéma, Victor s’amusait à l’appeler Philéas. Il se souvient de leur vie ensemble à Chicago. Quand Fogg a loué un studio new-yorkais d’où il voit un petit bout de Broadway, en réalité juste « une enseigne au néon, une torche éclatante de lettres roses et bleues qui formaient les mots MOON PALACE » (un restaurant), il s’est senti « au bon endroit ».

    Assez vite, après les funérailles, la situation financière de Fogg se dégrade. Il a promis de terminer ses études, il aurait droit à une bourse ou un prêt, mais dévoré par le chagrin, par l’inertie, par une sorte de nihilisme, il décide de vivre au jour le jour jusqu’à « l’éclipse totale ». Il lit l’un après l’autre les livres de son oncle, sans ordre, avant de les vendre dans une librairie d’occasion. Au printemps 1968, Columbia devient un champ de bataille contre la guerre au Vietnam. Lui se voit couper le téléphone, puis l’électricité, et commence à souffrir de la faim, maigrit, jusqu’à en avoir des hallucinations.

    A l’été 1969, il se décide à aller trouver Zimmer, son ancien compagnon de chambre, chez qui il a glissé des tas de billets sous la porte, restés sans réponse. Celui-ci est parti. L’inconnu qui lui ouvre devine qu’il est le signataire des billets et l’invite à se joindre à un repas d’étudiants : c’est là qu’il fait connaissance avec Kitty Wu, une petite danseuse chinoise qui porte le même t-shirt des Mets que lui. Affamé, Fogg dévore tout ce qu’on lui présente puis se lance dans une conférence « comico-pédante » sur la lune et Cyrano. Quand il s’en va, Kitty l’embrasse.

    Fin août, Fogg est à la rue et découvre la vie de clochard : nuits sous un buisson à Central Park, cinéma pour la climatisation, errance, repas de bonne fortune ou de restes dans les poubelles. Après une nuit de pluie, il tombe malade, délire : « J’avais sauté du haut d’une falaise, et puis, juste au moment où j’allais m’écraser en bas, il s’est passé un événement extraordinaire : j’ai appris que des gens m’aimaient. » Kitty, inquiète de son état et de ne pas l’avoir trouvé chez lui, a fini par retrouver Zimmer. Ils sauvent Fogg juste à temps.

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    Couverture 1990

    Moon Palace (traduit de l'américain par Christine Le Boeuf) est un roman d’apprentissage et de renaissance. Son piteux état vaut au jeune homme d’être recalé lors de la convocation pour le service militaire. Grâce à Zimmer qui l’héberge, Fogg reprend des forces et comprend que c’est à lui d’agir s’il veut revoir Kitty, s’il veut gagner de quoi vivre. Il répond à l’annonce d’un homme de 86 ans en fauteuil roulant, Thomas Effing, aveugle, qui a besoin de quelqu’un pour lui faire la lecture à voix haute et l’emmener en promenade. « Logé et nourri ».

    S’il a l’air d’un « oiseau brisé », le vieil homme a une voix énergique, un caractère exigeant et imprévisible. Il veut que Fogg lui fasse voir tout ce qu’il ne voit pas. Fogg apprend la véritable « attention » qui permet d’exprimer « à quoi ressemblent les nuages », les choses, les gens. Quand Effing découvre que le jeune homme ne sait rien de Ralph Blakelock, le peintre de Moonlight, il l’envoie au musée de Brooklyn pour l’observer en détail et en silence.

    Le vieil homme se montre souvent insupportable. Heureusement, Fogg peut passer ses soirées avec Kitty. Puis Thomas Effing décide de préparer sa notice nécrologique, Fogg doit prendre note de son histoire, longue et étonnante : il a été peintre, il a voyagé dans l’Ouest américain, il a souffert, il a changé de nom, il est devenu riche. A Fogg, il dira, avant de mourir : « Tu es un rêveur, mon petit. Ton esprit est dans la lune. » Fogg va faire grâce à lui une autre rencontre, capitale, et découvrir une troisième vie d’homme marquée par la solitude.

    Sur ma première fiche de lecture, il y a tant d’années, j’avais noté ceci : « Emouvante, drôle et grave, l’histoire de M.S. Fogg, placée sous l’épigraphe de Jules Verne, tirée de De la terre à la lune : « Rien ne saurait étonner un Américain. » J’ai relu Moon Palace dans le même éblouissement que lors de sa découverte, j’y ai vu des ferments d’autres romans qu’il a écrits ensuite, j’y ai entendu sa voix, unique. Paul Auster rayonnait de beauté et d’intelligence, ses textes irradient de sensibilité et d’empathie.

    Vidéo : Bernard Pivot reçoit Paul Auster pour "Moon Palace" (11.05.1990)

    Elle disait vrai, la quatrième de couverture enthousiaste signée Hubert Nyssen et Bertrand Py, pour qui les aventures de M. S. Fogg « ont tout d’un voyage initiatique dans les avatars de la solitude. Outrepassant le destin du héros de Paul Auster, elles pourraient bien s’imposer comme une représentation de la quête d’identité et de l’incomplétude universelles. Ainsi, non content de relever l’éternel défi de l’espace et du « grand roman » américains, Paul Auster s’installe avec allégresse dans notre territoire secret malgré les milliers de kilomètres qui nous séparent en apparence de son héros. Un événement littéraire, foi d’éditeurs. »