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mort

  • Semblables

    alice ferney,les bourgeois,roman,littérature française,xxe siècle,famille,bourgeoisie,histoire,photographies,temps,vie,mort,culture« Personne n’accepte de le considérer réellement : nous sommes exactement semblables aux fleurs. Ronsard l’a dit de la beauté d’une femme, on a galvaudé ses mots et l’analogie paraît niaise alors qu’elle est tragique. Il ne s’agit pas de splendeur éphémère mais d’apparition et de mortalité. Nous durons ce que durent les fleurs : un moment minuscule. Si importants (attachants) une fois que nous sommes nés, nous voilà aussi contingents que ces reines à corolles, pistils et pétales. Nous ne sommes pas plus nécessaires qu’éternels ou résistants. Comme elles, nous apparaissons par les hasards de fécondations invisibles. L’attraction universelle lovée dedans les corps nous pollinise. Nos tiges à nous s’allongent aussi et toutes nos formes se déploient, la floraison nous révèle. Notre épanouissement vient et avec lui notre fertilité. Notre être entier atteint sa maturité magnifiée, c’est l’apogée. Chacun croit qu’il s’y maintient, tendu vers cette perfection, mais le cycle est invincible et le déclin s’amorce. D’abord imperceptible, il prend les rênes. L’usure, la douleur, les flétrissures minuscules se dessinent les unes sur les autres. Nous devenons ce grimoire de notre vie. En vérité nous mourons sur pied, comme la rose dans le vase – que nous admirons puis jetons aux ordures. Nous sommes de passage dans le vase. Le temps de notre vie est compté. La nature a été plus généreuse avec nous qu’avec les fleurs. C’est que nous sommes plus complexes à fabriquer. Mieux vaut nous réparer que nous recréer, ainsi fait la nature. Nous nous auto-réparons jusqu’à la fin. »

    Alice Ferney, Les Bourgeois, pp. 346–347.

  • Son histoire

    banks,oh,canada,roman,littérature américaine,tournage,documentaire,vérité,mensonge,récit de vie,maladie,mort,amour,amitié,culture« Une heure de plus, à peu près, ça t’irait, Leo ? Avant qu’on en ait fini pour la journée ? Alors on pourra tous faire une coupure et prendre un déj’ tardif.
     Oui. Je risque de ne pas être là demain.
     Ne crois pas ça,
    man. Bon sang ! Quand même ! Tu seras là demain.
     Qu’est-ce que tu veux dire, par des liens qui vous aideront à construire un récit ? demande Fife. Il estime qu’il leur livre un récit tout fait. Ils n’ont rien d’autre à faire qu’à le filmer et l’enregistrer. Ensuite, quand il sera parti et réduit au silence – et il pourrait être parti et réduit au silence avant demain ; ça pourrait se produire cet après-midi –, Malcolm et Diana pourront bâtir leur histoire à eux à partir de celle-ci. De toute façon, c’est ce que fait tout le monde avec les histoires des autres. Mais pour l’instant, c’est celle de Fife, pas la leur. Son histoire véridique. Et elle est cohérente, croit-il, avec ses séquences et ses conséquences – du moins avec les conséquences qu’elle a dans sa vie et celle d’Emma. C’est tout ce qui lui importe. »

    Russell Banks, Oh, Canada

  • Dernière interview

    Oh, Canada (Foregone (Perte), 2021, traduit de l’américain par Pierre Furlan), l’avant-dernier roman de Russell Banks (1940-2023) est, comme le dernier, Le Royaume enchanté, le récit d’un homme qui se souvient. Leonard Fife, 77 ans, sait qu’il n’en a plus pour longtemps. Il a accepté que son ami réalisateur, Malcolm, un de ses anciens élèves, filme dans son appartement une dernière interview.

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    Productionlist.com

    Le jour venu, Fife demande pourquoi il a accepté cela. Renée, l’infirmière qui pousse son fauteuil roulant jusqu’au salon, répond qu’il a fait « quelque chose dans le cinéma » et que les gens célèbres doivent donner des interviews. Lui ne se soucie que d’une chose : que sa femme Emma soit présente, sinon il ne pourra pas parler. Dans le salon où tous les meubles ont été poussés sur le côté, devenu « une boîte noire aux dimensions inconnues », Malcolm salue Leo et « un petit cercle de lumière bien découpé surgit sur le plancher nu. C’est là qu’on interrogera Fife. »

    Vincent, le caméraman ; Diana, la productrice ; Sloan, une jeune femme qui s’occupera du son, l’équipe de Malcolm veut tourner « un documentaire basé sur l’ultime confession de son vieux professeur ». Il a rédigé vingt-cinq questions pour son mentor et prévu une semaine de tournage, mais Leo veut tout raconter d’un coup, comme il en a envie, et à condition qu’Emma y assiste – c’est pour elle qu’il le fait. Fife, 1er avril 2018, Montréal, Québec –claquement de mains.

    Avant que Malcolm parle, « Fife déclare qu’il va répondre à une question que personne ne sait poser aujourd’hui. » Pourquoi, au printemps 1968, il a décidé de quitter les Etats-Unis et d’émigrer au Canada. La plupart pensent qu’il a fui la conscription comme plus de soixante mille jeunes Américains qui ne voulaient pas aller se battre au Vietnam. La vérité est plus compliquée et ambiguë. Fife, « l’un des cinéastes documentaristes du Canada les plus renommés et admirés » voudrait que « Oh, Canada », le film de MacLeod, la rétablisse.

    Son récit commence en 1968, à Richmond en Virginie, chez les Chapman, les parents de sa femme Alicia (Emma entend ce nom pour la première fois). Fife, Alicia, enceinte de six mois, et leur fils Cornel, trois ans, séjournaient chez eux, servis par leurs domestiques noirs. Cela faisait cinq ans que Fife avait épousé Alicia, lui qui n’était pas riche, contrairement aux Chapman, héritiers d’une société fondée par leur père, sous la marque Doctor Todd’s.

    Fife passait souvent du temps chez eux quand il était étudiant, puis chargé de cours à l’université de Virginie à Charlottesville, où il faisait des recherches sur le roman américain du XXe siècle. Ce qui inquiétait les parents d’Alicia, c’était leur projet d’acheter une maison dans le Vermont, loin de chez eux – Fife allait enseigner là-bas dans « une bonne petite institution d’études supérieures ». Ils connaissaient son rêve de devenir écrivain. Leur rêve à eux, c’était de transmettre l’entreprise familiale à Leonard (ici on ne l’appelait ni Fife ni Leo) et de les garder à proximité de chez eux. Fife voulait en discuter d’abord avec Alicia, une semaine de réflexion s’imposait.

    Quand Malcolm propose une coupure, Fife est en train de lutter contre les nausées et la douleur, mais il veut continuer. Malcolm revient aux films de Fife, notamment « Dans la brume » (sur la base militaire de Gagetown et les essais sur l’agent orange dans les années soixante), à son travail de documentariste engagé, et même si ce premier mariage avec Alicia, pour lui aussi, c’est du neuf.

    Fife : « Mon deuxième mariage. Pas mon premier. » Les souvenirs de Gagetown affluent dans sa mémoire, il pourrait les raconter. Mais le cancer « lui a donné la liberté de creuser et de révéler le mensonge », il n’a plus d’avenir ni rien, sauf Emma qui l’aime, le respecte et l’admire. « C’est sa dernière chance d’arrêter de mentir à Emma, sa dernière chance de lui rendre en public tout ce qu’elle lui a donné en privé. » […] « Fife parle de nouveau dans l’obscurité. Emma ? Tu es là, Emma ? – Oui, Leo, je suis toujours là. »

    Oh, Canada est un récit troublant. Fife revoit précisément des scènes de sa vie, des personnes qui ont compté pour lui, des lieux, perd parfois le fil, navigue entre ces visions du passé et la situation présente. Son entourage perçoit sa fatigue, mais le tournage continue. Emma veut sortir, s’oppose à ce déballage en public et en conteste la véracité. Pour elle, Fife est sous l’effet des médicaments, de la morphine, ses propos sont de la confabulation : un mélange d’imaginaire et de réel. Mais lui s’obstine, exige qu’elle reste, met ses dernières forces dans cette bataille contre le mensonge.

    Fife ignore les questions de Malcolm. On suit donc son parcours, ses amitiés, ses mariages et ses abandons, ses voyages et ses rencontres. Russell Banks, en laissant son personnage se raconter jusqu’au bout, quelles que soient les réactions des autres et de son corps qui lui échappe, campe l’histoire d’une conscience qui s’obstine à rétablir le sens d’une vie. Même si le tournage devient chaotique, Leonard Fife ne peut renoncer à dire qui il était vraiment à la femme qui l’aime. L’héroïne du roman, c’est « la mort qui se profile » (Florence Noiville dans Le Monde). « Vertigineuse réflexion sur l’identité », ce roman « crépusculaire » (Geneviève Simon dans La Libre) nous entraîne sur les chemins de la mémoire et fait de nous des témoins d’une confession intime.

  • Auster, Baumgartner

    Une fois relu Moon Palace, j’ai ouvert avec une certaine émotion le dernier opus de Paul Auster (1947-2024), Baumgartner (2023, traduit de l’américain par Anne Laure Tissut, 2024). Christine Le Bœuf, la traductrice attitrée des romans de Paul Auster (de L’invention de la solitude à Dans le scriptorium) est décédée en février 2022. Co-fondatrice d’Actes Sud avec Hubert Nyssen, son mari et elle étaient devenus des amis d’Auster et de Siri Hustvedt. Si je m’y attarde, c’est que ce changement de traductrice se ressent. Il m’a fallu du temps pour m’y habituer, en me posant des questions comme celle-ci : quelle est la phrase originale traduite par « Après que Baumgartner a rêvé ce rêve, quelque chose commence à changer en lui », qui ouvre le chapitre trois ? Et comment Christine Le Bœuf l’aurait-elle traduite ?

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    S. Fogg, le héros de Moon Palace, est âgé de dix-huit ans quand il commence des études universitaires à Columbia. S. T. Baumgartner, la septantaine, enseigne encore à l’université de Princeton (New Jersey). Lui aussi signe avec les initiales de ses deux prénoms, Seymour et Tecumseh, le nom d’un chef shawnee que son père plaçait « au-dessus de tout autre Américain » (comme on le découvrira au chapitre quatre), « tout sauf un nom orthodoxe pour le fils d’une famille blanche américaine né au milieu du XXe siècle, a fortiori pour un fils juif américain né à Newark de parents venus de Pologne et des terres à quelques miles à tribord ».

    Baumgartner est dans son bureau au premier étage, mais il a besoin d’un livre resté en bas au salon. Une odeur de brûlé vient de la cuisine : il a oublié d’éteindre sous la petite casserole du cuiseur à œufs, se brûle la main en la prenant, la lâche…Eau froide, torchon. Puis un appel pour annoncer le retard du préposé qui vient relever le compteur, suivi de la sonnerie : Molly lui apporte un livre. La livreuse d’UPS est noire et affiche la même « vivacité radieuse » qui caractérisait Anna, sa femme ; il aime la voir de temps en temps à sa porte, même s’il a déjà une tour de livres non ouverts près d’une pile de livres à donner à la bibliothèque.

    Ce « premier vrai jour de printemps » commence avec difficulté. Un autre coup de téléphone lui annonce que le mari de sa femme de ménage, Mme Flores, s’est coupé deux doigts au travail. Arrive Ed, le préposé qui l’appelle « Boom Garden », aussi il l’invite à l’appeler Sy – le professeur n’aime pas son premier prénom, préfère qu’on l’appelle Sy – Ed, lui, n’aime pas son nom, Papadopoulos, c’est un vrai moulin à paroles. La lumière ne s’allume pas aue sous-sol, Ed brandit sa torche, mais en le précédant dans l’escalier vétuste, Baumgartner dégringole et se fait mal aux coudes et surtout au genou. Drôle de matinée !

    Pendant qu’il se repose à la cuisine, Baumgartner se revoit étudiant, à vingt et un ans, et se rappelle la première fois qu’il a vu Anna dans un magasin, « la jeune fille aux yeux scintillants qui voyaient tout », revue huit mois plus tard, le début de leur relation. Cinq ans plus tard, ils se sont mariés : « sa vraie vie débute, la seule, l’unique », qui a pris fin neuf ans plus tôt quand Anna a plongé dans la houle du Cape Cod et croisé une vague monstrueuse qui lui a brisé la nuque. Il ne faut pas poursuivre dans cette voie-là, se dit Baumgartner en regardant le jardin de derrière où un merle vient d’attraper un ver de terre.

    Baumgartner est un roman sur la vieillesse et le deuil, sa couverture donne le ton. En pensant aux doigts recousus de M. Flores, Baumgartner étudie le syndrome du membre fantôme pour « sa capacité à servir de métaphore de la souffrance humaine et de la perte ». Depuis la mort d’Anna, il est devenu un « demi-homme » qui a mal. Il a des trous de mémoire. Qu’il ne l’ait pas empêchée de retourner à l’eau le ronge, mais elle « faisait ce qu’elle voulait quand elle voulait ». « Tout peut nous arriver à tout moment », il en a pris davantage conscience.

    En fouillant le bureau d’Anna, qui écrivait et traduisait de son côté, il trouve un texte autobiographique, « Frankie Boyle ». Elle lui avait raconté cette histoire de jeunesse, il est néanmoins bouleversé « d’entendre la voix d’Anna s’élever du papier ». « Fou de chagrin » les premiers mois, il a sélectionné les meilleurs des poèmes qu’elle avait écrits et les a fait publier. Puis il a repris ses cours, revu ses amis. « Vivre, c’est éprouver de la douleur et vivre dans la peur de la douleur, c’est refuser de vivre. » Un rêve où Anna lui parle le réconforte et l’aide à aller de l’avant, à envisager de prendre sa retraite pour vivre une vie « indépendante et sans entraves », écrire tant qu’il le peut. On lira plus loin une courte fable de Baumgartner sur l’écriture et le temps qui file, intitulée « Sentence à vie ».

    Baumgartner déteste vivre seul. Deux femmes vont jouer un rôle dans sa nouvelle existence. D’abord Judith Feuer, professeur d’études filmiques à Princeton, qui s’est rapprochée de lui après avoir divorcé. D’un milieu aisé comme Anna Blume dont elle était assez proche, elle est très différente. Ensuite Beatrix Coen, une jeune chercheuse qui voudrait écrire sur l’œuvre d’Anna Blume et s’enquiert de l’existence d’autres poèmes, d’autres textes non publiés.

    « C’est peut-être la dernière chose que je vais écrire », avait confié Paul Auster au Guardian en 2023, à propos de Baumgartner. Dans une belle évocation de l’écrivain et de l’œuvre (La Libre Belgique), Jacques Besnard note les nombreux points communs entre l’auteur et son dernier personnage. En 2018, Paul Auster et Siri Hustvedt étaient les invités de François Busnel à La Grande Librairie (à revoir ici). Interrogé sur France Culture cette année-là, Auster disait ce qui sans doute est aussi le mantra de Baumgartner : « Je veux vivre. Je suis tellement heureux d’être arrivé à cet âge. Je me lève chaque matin : encore une journée m’est donnée, alors allons-y. » Merci, Monsieur Auster.

  • Pays natal

    Rolin Dulle Griet 1977.jpg« J’étais enfin en mesure de m’arracher à eux par un serment solennel. A partir d’aujourd’hui je ne me servirais plus d’eux, je les détacherais de mon écriture, de mon cerveau, des rognons douillets de ma mémoire. Il ne serait plus question d’eux nulle part. Je n’évoquerais plus mon enfance : frère et sœur, maison, forêt, champs de betteraves et de choux, lac et bois seraient engloutis. Tout cela filait à toute allure et sans ordre d’entre mes lèvres dévorées par les sanglots. Cependant un singulier phénomène se produisait à mesure : Papa et maman – qui étouffaient des bâillements discrets – grandissaient, s’allégeaient. Quand je me suis tue, il était trop tard. Ils avaient profité de ma colère glacée pour me réinvestir. Lubriques, apaisés, ennuyés, ils reposaient de nouveau en moi.
    Je me suis levée avec difficulté. Pas de doute : j’étais une fois de plus enceinte de mon pays natal. »

    Dominique Rolin, Dulle Griet