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mort - Page 4

  • Détours

    Yoshimura le-convoi-de-l-eau,M20409_1.jpg« Ce chemin qui serpentait, accroché à flanc de montagne, était entièrement exposé aux regards de la vallée, et une ombre y aurait-elle couru ramassée sur elle-même qu’il aurait été impossible de ne pas la remarquer. Ainsi, la route, ayant perdu tout espoir de descendre directement dans la vallée, faisait-elle pas mal de détours en suivant le chemin de la montagne. Qui plus est, cette route était terriblement sinueuse et étroite. Il va sans dire qu’elle était parfaitement adaptée pour affronter les intrus constituant une menace. »

    Akira Yoshimura, Le convoi de l’eau

  • Au-dessus du hameau

    Akira Yoshimura (1927-2006), considéré au Japon comme l’égal de Mishima, a vu ses récits et nouvelles traduits en français de son vivant. Je découvre ce grand écrivain avec Le Convoi de l’eau (1976, traduit en français par Yutaka Makino. Marine Landrot, qui a rencontré sa veuve, Setsuko Tsumura, également romancière, a fait son portrait dans Télérama.

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    Akira Yoshimura, Mizu no soretsu  水の葬列

    Ce roman court (moins de deux cents pages) débute sans préalable : « De l’avant de la file nous parvint un joyeux tumulte. Les voix qui s’élevaient dans la pénombre de la forêt déclenchèrent les cris aigus et les battements d’ailes d’oiseaux sauvages. Nous avions tous attendu cet instant avec impatience. » Au bout de cinq jours de marche au lieu des trois prévus, l’équipe du barrage K 4 découvre avec joie le ravin et le hameau au-dessus desquels ils vont devoir travailler.

    Ils observent les constructions « extraordinairement grandes » et leurs toits « fortement pentus » couverts de mousses vertes, les terres cultivées à proximité et « une étendue de pierres tombales absolument inimaginable », presque un tiers de la vallée, sur des terrains plats qu’on réserve d’ordinaire aux cultures. C’est vers la fin de la guerre que l’armée japonaise avait repéré ce hameau isolé en pleine montagne, vieux de plusieurs siècles, près de l’endroit où un bombardier américain s’était écrasé. La zone en amont de la rivière K avait été jugée intéressante pour une exploitation d’électricité.

    Le narrateur s’est fait embaucher dans l’équipe de treize ingénieurs et soixante ouvriers chargée « d’arpenter les lieux et de vérifier la nature du terrain ». Tous sont déçus de devoir monter les tentes à l’arrivée, ils espéraient dormir dans les maisons du hameau. Le narrateur se sent différent des autres parce que lui, il fuit. Il entend encore la voix du directeur de prison lui dire à sa sortie : « Puissiez-vous vivre des jours paisibles… ». Dans une petite boîte au fond de son sac, il transporte « cinq petits morceaux d’os des doigts du pied de [sa] femme ».

    Le fracas de trombes d’eau sur la toile de tente les réveille, les hommes en veulent au chef de chantier d’avoir cédé aux conditions du hameau : ne pénétrer « ni dans les maisons, ni dans le cimetière, ni sur les terres cultivées ». Ils sont considérés comme des intrus et souffrent du rejet des habitants tout en partageant leur angoisse, même s’ils seront indemnisés lors de l’expropriation, avant que le hameau soit enseveli sous l’eau.

    Dans Le convoi de l’eau, Akira Yoshimura suit plusieurs pistes en même temps : le déroulement de ce chantier hors du commun avec ses aléas divers, les relations dans l’équipe et les drames, le comportement des quelque deux cents personnes qui habitent le hameau, les tourments secrets du narrateur hanté par son crime. Les descriptions de la montagne, de la nature, du climat humide sont magistrales. La violence et la mort (et même les dépouilles humaines) ont leur place dans cet univers très sombre.

    Le récit offre un véritable suspens psychologique. Chaque camp guette les réactions de l’autre. Que les gens du hameau poursuivent tranquillement leurs activités sidère l’équipe du barrage, jusqu’au jour où des événements imprévus se produisent et que le destin des uns et des autres soit scellé. Dans une atmosphère de plus en plus tendue, le lecteur se retrouve du côté des travailleurs qui observent jour après jour les étranges préparatifs du grand départ. Fascinant.

  • Etat de veille

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    On ne sait pas au juste comment les pensées s’enchaînent, ni ce qui les unit, ni quel ordre régit tout ce processus, pas plus qu’elles-mêmes ne le savent. Elles n’ont, d’ailleurs, pas besoin d’ordre ; elles auraient plutôt tendance à le déjouer, en se cachant derrière un semblant d’ordre fait de configurations logiques instantanées, belles et éphémères comme des flocons de neige. »

    Olga Tokarczuk, Récits ultimes

  • Trois récits

    Son prix Nobel de littérature m’a fait connaître le nom d’Olga Tokarczuk, une écrivaine polonaise née en 1962. A la bibliothèque, j’ai emprunté Récits ultimes (2004, traduit du polonais par Grazyna Erhard en 2007), sans trop m’attarder sur l’épithète ni sur le dessin sur la couverture, tant mieux. La quatrième de couverture m’a accrochée :
    « Ida, Parka, Maya. Une femme mûre, une très vieille femme et une jeune mère, la femme d’aujourd’hui, affrontent chacune à sa manière le monstre du Temps. »

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    Dans les trois récits, Olga Tokarczuk réussit à rendre les glissements de la vie, d’une période à l’autre, en décrivant des situations très concrètes, à première vue ordinaires, qui se transforment insensiblement en autre chose. (Cela m’a rappelé parfois l’art de l’étrange d’un Jean Muno, dans Histoires singulières par exemple.)

    « Blanche contrée », d’une centaine de pages, commence sur une route enneigée, au sud-ouest de la Pologne. Dans une forte descente, un virage, « un brusque coup de volant » : la voiture d’Ida continue tout droit et s’envole par-dessus le remblai. « Sa tête heurte le volant », un bruit de craquement, « tout cela n’a duré que le souffle d’un instant. » Revenue à elle, la conductrice arrive à s’extraire de la voiture, rejoint la chaussée dans la nuit pleine d’étoiles où elle reconnaît sa constellation préférée, la Chevelure de Bérénice.

    Aucune voiture ne passe. Elle marche vers le faubourg jusqu’à une maison aux fenêtres éclairées, où un gros chien blanc lui montre l’entrée. Une petite femme, Olga, et un homme d’un certain âge l’accueillent sans façon quand elle explique son accident. Olga essuie le sang sur son visage et propose à Ida de passer la nuit chez eux ; ils attendent leur petit-fils vétérinaire le lendemain, qui pourra l’examiner. Ida tombe de sommeil et sombre entre pensées de veille et souvenirs de toutes sortes dans cette maison où, elle va le découvrir, l’on est habitué à recueillir des éclopés, des animaux surtout. Elle va y rester plus de temps qu’elle ne pensait.

    « Paraskewia, la Parque » – le thème de la mort est cette fois explicite – se déroule dans une petite maison de montagne bloquée par la neige chaque hiver, où vit un vieux couple. Parka a la passion des fleurs, Petro celle des légumes. Mais le vieil homme vient de mourir et sa femme qui n’a aucun moyen de contact extérieur se décide à pousser son lit dans la véranda qu’il avait construite sur le côté nord de la maison. Comment prévenir ceux d’en bas ?

    Parka se rend compte que pas grand-chose ne change, au fond, à part que Petro n’erre plus comme une âme en peine à geindre et à marmonner. C’est elle à présent qui tourne en rond. Elle s’habille chaudement pour sortir dans la neige et fait rentrer leur chèvre dans la cuisine. Tout en s’affairant, elle se lance dans un bilan de sa vie, de leur couple : Parka (en fait, la mère d’Ida) est une Ukrainienne exilée en Pologne.

    Enfin, « L’illusionniste » raconte le séjour de Maya en Malaisie avec son fils. Ida a travaillé comme guide culturelle, Maya (sa fille) recueille des renseignements touristiques. « Elle ne fuyait pas, non. La route était sa maison, elle habitait dans le voyage. Or le voyage n’est pas une ligne droite reliant deux points dans l’espace – le voyage, c’est une autre dimension, un autre état. » Du bungalow qu’elle occupe avec son fils sur une île à l’apparence paradisiaque, elle observe les autres occupants de l’hôtel et s’inquiète de l’attirance de son garçon pour un vieil illusionniste malade, venu là pour se reposer.

    Voilà quelques points de repère pour situer ces récits d’Olga Tokarczuk, récompensée par le Nobel pour « une imagination narrative qui, avec une passion encyclopédique, symbolise le dépassement des frontières comme forme de vie ». On y entre, chaque fois, dans le tumulte des pensées d’une femme solitaire, même au contact des autres, aux prises avec une situation de crise. Les voilà livrées aux « vertigineuses probabilités événementielles que nous réserve la vie », obligées de faire le point. Récits ultimes, où on retrouve des thèmes de Sur les ossements des morts (pas encore lu), introduit le lecteur dans un univers troublant, où le cours des pensées s’appuie sur les gestes du quotidien, sur une observation précise des faits, mais dérive vers l’inconnu, où la raison se frotte à ses limites.

  • Silence

    graham swift,j'aimerais tant que tu sois là,roman,littérature anglaise,famille,couple,mort,culture« Il avait essuyé ses larmes et les yeux d’Ellie étaient restés secs. Puis un silence s’était installé entre eux, un silence dans lequel l’expression du visage d’Ellie avait semblé dire : Ne rends pas les choses difficiles, Jack. C’est une nouvelle pénible, ne la rends pas plus pénible. Et il pouvait même voir, alors, que cela aurait pu être plus pénible encore. Tom aurait pu revenir dans une chaise roulante. Il aurait pu revenir comme un gros bébé impotent.
    Puis Ellie était partie remplir la bouilloire. Il y avait des moments dans la vie qui exigeaient, semblait-il, qu’on remplît une bouilloire. Des bouilloires étaient remplies quotidiennement, sans arrière-pensée, plusieurs fois de suite. Il y avait néanmoins des moments à part. »

    Graham Swift, J’aimerais tellement que tu sois là