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mort - Page 8

  • Vie privée

    « Tu n’as nul besoin d’expliquer quoi que ce soit. Pas encore. Cela perturbe les pensées face à la musique, tout ce bavardage sur la vie privée. Nous sortons tous de notre vie privée. Même les pianistes. Il te suffit de les regarder entrer en scène pour le constater. D’où viennent-ils ? te demandes-tu. De nul autre endroit que leur vie, mon garçon. Observe la démarche angoissée et hypocondriaque de Sviatoslav Richter. On le croirait persuadé d’avoir des agents du KGB dans ses talons qui s’apprêtent à le suivre jusqu’au piano. Ou prends Alfred Brendel, qui a l’air de s’être lavé les mains au robinet après un dîner savoureux et est sur le point d’aller se coucher. Et tu as bien regardé Daniel Barenboïm ? Il pénètre dans la salle de concert en donnant l’impression qu’il l’a confondue avec une cathédrale dont il serait l’évêque. Et Martha Argerich, ma chouchou ? Elle entre sur scène armée d’une force intérieure, comme si elle était préparée à apprivoiser des lions. »

    Bjørnstad, L’appel de la rivière  

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     Ketil Bjørnstad, Mœrs festival 2004
    photo Nomo/Michael Hoefner (Wikimedia commons)

     


  • Jouer et aimer

    Ketil Bjørnstad, auteur, compositeur et musicien, a conté l’histoire d’Aksel Vinding, le héros de La Société des jeunes pianistes, dans une trilogie à succès. L’appel de la rivière (Elven, 2007) en est le second tome traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud. Comme le premier, il débute par une catastrophe. Durant l’été 1970, un voilier fait naufrage non loin du chalet de Rebecca Frost, une amie du jeune pianiste. 

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    Pochette de Remembrance (Ketil Bjørnstad, Tore Brunborg, Jon Christensen)  

    Jusqu’à ce jour, quoique seuls, ils y vivent « comme un frère et une sœur », écoutent de la musique, discutent. Rebecca veut rendre à Aksel un peu de la « douceur de vivre », il a trop tendance à s’enterrer dans le passé. Vinding (c’est lui qui raconte tout cela, « tant et tant d’années après ») est hanté par la mort d’Anja Skoog, sa petite amie.

    Quand Rebecca voit le mât du bateau se briser sous une rafale, l’équipage projeté à l’eau, elle décide immédiatement de prendre le bateau à moteur pour secourir les naufragés. La première personne qu’Aksel tire hors de l’eau, « hurlante et hystérique », il la reconnaît immédiatement : c’est Marianne Skoog, la mère d’Anja, en crise parce qu’il manque un des passagers à l’appel. Erik, un ami médecin, sera retrouvé des heures plus tard, mort.

    Au retour dans le chalet, Aksel et Rebecca sont sous le coup de cette incroyable série de drames : l’accident de la mère d’Aksel, la mort d’Anja, anorexique, suivie de peu par le suicide de son père, le chirurgien Bror Skoog, dans la cave de leur maison. Et que Marianne Skoog perde à présent un autre proche, voilà trop de malheur. La mort hante décidément la vie d’Aksel, tout le lui rappelle, même le jeune visage de Dinu Lupatti sur une pochette, avant qu’il meure victime d’un cancer.

    Cette nuit-là, Rebecca Frost ne trouve pas le sommeil et attire Aksel dans son lit, bien qu’elle soit fiancée avec un autre. Elle en rêvait depuis longtemps et lui fait promettre de ne jamais en parler à quiconque. C’est la fin des grandes vacances. Aksel va reprendre ses leçons avec l’exigeante Selma Lynge ; Rebecca, qui a abandonné le piano, suivre des études de médecine et préparer son mariage.

    Après le spleen des derniers jours d’été, Aksel se ressaisit : « L’automne est un ami. La fraîcheur de l’air. La limpidité des pensées. » Quand il reprend le sentier près de la rivière où rôdent tant de souvenirs, il remarque un papier sur un poteau : Marianne Skoog propose un studio à louer, avec piano à disposition. Aksel n’en revient pas que la chambre d’Anja soit à louer, il saute sur l’occasion. Même si ce choix paraît insensé, il pourra ainsi mettre en location l’appartement trop grand dont il a hérité et se faire un peu d’argent, il en a besoin. Mais ce n’est pas la seule raison.

    L’appel de la rivière décompose toutes les facettes d’une relation improbable entre un jeune pianiste mélancolique et une femme de trente-cinq ans (il en a dix-huit). Leur complicité est immédiate : tant de souvenirs les lient, tant de chagrin, et tous deux goûtent la consolation de pouvoir les évoquer ensemble. Marianne et sa fille se ressemblent beaucoup, Aksel en est troublé mais s’efforce de se concentrer sur les répétitions afin de retrouver son professeur de piano aussi bien préparé que possible – c’est leur pacte.

    Dans l’imposante maison des Lynge vivent deux personnalités : Torfinn, philosophe réputé, accueille Aksel très gentiment. Selma, comme à son habitude, trône au salon, parée, maquillée, majestueuse. D’abord le thé et de la conversation, c’est son rituel. « N’aie pas peur d’être triste », dit-elle au jeune homme : de la tristesse peuvent sortir la clarté, de nouvelles forces. Aksel joue tout ce qu’elle lui avait demandé de préparer, très mal, il le sent ; il sait qu’il n’a pas assez travaillé. Impitoyable, furieuse, Selma Lynge l’accuse de lui faire perdre son temps, le traite de tous les noms et le frappe même, déchaînée, jusqu’à ce qu’il s’évanouisse.

    Ensuite vient le temps de la réconciliation. Selma veut savoir si elle peut vraiment croire en Aksel et lui dévoile ses plans : dans neuf mois, en juin, pour ses cinquante ans, elle a prévu un grand concert qui le révélera au public. Elle a déjà pris des contacts, conclu des arrangements. Est-il prêt à tout faire pour réussir ? Marché conclu.

    La vie d’Aksel va donc osciller entre la petite maison de Marianne Skoog dont il est devenu le locataire et la demeure bourgeoise de Selma Lynge où se prépare sa carrière. Il connaissait de loin les parents d’Anja, à présent il découvre les goûts personnels de Marianne, sa préférence pour la musique moderne – elle écoute Joni Mitchell jusqu’aux petites heures du matin. Gynécologue et militante au planning familial, Marianne Skoog lui laisse la maison pour la journée, il a tout le temps nécessaire pour répéter, et l’excellent piano d’Anja.

    Jour et nuit, Aksel Vinding vit dans la musique, dialogue avec les compositeurs, approfondit les partitions. Schubert lui rend souvent visite dans ses rêves. Mais il est obsédé par Marianne, qui ressemble tant à sa fille et qui est « tellement plus » qu’Anja après tout ce qu’elle a vécu. Il sait qu’elle pourrait être sa mère, s’en moque : il est amoureux d’elle. Il veut devenir un grand pianiste, mais aussi vivre pleinement et devant les femmes, il est très vulnérable.

    Pourra-t-il mener de front les promesses faites à son professeur de piano d’abord, à Marianne ensuite, dont la personnalité présente des failles qu’Aksel découvre peu à peu ? L’appel de la rivière, roman à suspense, mêle aux interrogations sur le deuil et l’amour de nombreuses réflexions sur la musique, l’instrument, l’interprétation, la voix, le travail au piano. Bjørnstad y parle de Woodstock et des grands compositeurs, de la sensualité et de l’engagement, de la jeunesse et de la maturité, sous le regard d’un jeune pianiste qui ne craint pas de marcher « au bord du gouffre ».

  • Un texte sur Barceló

    Lorsqu’après avoir visité une exposition, on en découvre le catalogue, aller de ses souvenirs aux mots, puis des mots aux images, donne souvent envie de retourner devant les œuvres, pour mieux les regarder. Lire Miquel Barceló – Le triomphe de la nature morte, un texte d’une trentaine de pages (suivi de quelques illustrations) de Joëlle Busca (La lettre volée, 2000), c’est entrer par le discours, de biais, dans lunivers dun artiste que je connais peu – dessins, peintures, sculptures – et qui est surtout matière. Je pense à la fameuse chapelle décorée par le peintre catalan dans la cathédrale de Palma de Majorque.

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    Chapelle Sant Père (cathédrale de Palma de Majorque) 

    « Il serait l’un des artistes les plus importants de la scène contemporaine »« il arrive avec la vague néo-expressionniste dans les années quatre-vingts », écrit la critique d’art pour le situer d’abord. Né aux Baléares en 1957, Barceló, nomade, se partage entre plusieurs ateliers à Paris, New York, Majorque, quand il n’est pas ailleurs, en Europe ou en Afrique, au Mali en particulier. L’artiste se veut « sous le joug de la nature », affronte les éléments naturels, pour lui-même comme pour ses œuvres.

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    Miquel Barceló devant une œuvre (2010) © CaixaForum Madrid

    Un thème permanent : la mort, « muette ou proclamée, toujours présente ». Busca décèle dans ses peintures « de piété mélancolique, de désolation paysagère, de ruine dévote »  des « in situ de natures mortes ». Barceló aime inclure l’objet dans l’œuvre, incorporé ou moulé, travailler la surface où il intègre « carcasses, branchages, poissons séchés piqués au formol, choux, papayes… » Si les caractéristiques classiques de la nature morte sont absentes de sa peinture, elle se relie pourtant aux maîtres espagnols de la vanité par « la précision inouïe des détails », « l’isolement spectaculaire des objets et des fruits », « la rigueur de la spatialisation ».

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    Livre sur Il Cristo della Vucciria

    Les plus grands peintres ont illustré le genre de la nature morte, considéré comme mineur : Chardin, Cézanne, Picasso, ou encore Warhol et ses Peach Halves en boîte. « Rien n’est plus trompeur que ces épithètes de mort (nature morte) ou de tranquille (still life), le genre est au contraire bavard et remuant : il y demeure un souffle de vie qui se débat pour être encore et que sauve la peinture. » Barceló peint l’instant, fasciné par le « spectacle de la désintégration toujours triomphante ». Peindre la vie « jusqu’à la mort et au-delà, jusqu’à la décomposition », comme il l’a fait dans une église abandonnée de Palerme avec Il Cristo della Vucciria.

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    Vers 1987, Barceló choisit l’Afrique pour se régénérer, renouveler son imaginaire, se mettre en danger. C’est l’expérience du désert, de la sécheresse, du vide, de l’inconfort. « Il montre tout de ses périodes africaines, les lieux communs, les brouillons d’esquisses, les petits croquis, les aquarelles noyées, il entend ne rien jeter, à la manière africaine. » Il en ressort « une sorte de maniérisme qui se superpose à un matiérisme ». Depuis l’Afrique, Joëlle Busca voit dans le travail de l’artiste « un aspect d’inachevé, d’esquisse qui domine toute autre considération. »

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    Sous le plafond de la salle des Droits de l’homme (Palais des Nations, Genève, 2009)

    Si comme dans toute œuvre, il y a dans celle de Barceló des hauts et des bas, Joëlle Busca constate que l’artiste catalan ne cesse de mettre le spectateur « dans une position instable » et s’interroge : « Où cela va-t-il s’arrêter ? » Miquel Barceló – Le triomphe de la nature morte donne à penser sur l’art contemporain et l’engagement de l’artiste, dans son corps à corps avec la matière, avec le temps.

  • Pour Dominique Rolin

    « C’est la pluie, Dora est malade, beaucoup de fièvre, un peu de délire, le jeune médecin la drague avec humour. On reste sur les lits, la ville est inondée, on achète des bottes, on marche sur des tréteaux sur les quais, je glisse, je tombe, on rit. Tout est gris-noir, le vent souffle en tempête, on n’aurait jamais dû venir à Venise en cette saison, mais si, justement. J’écris dans un coin de la chambre, Dora dort ou fait semblant. « Tu ne t’ennuies pas ? – Question idiote. – Des corps mortels ne devraient jamais s’ennuyer. – Mais on est morts. – Et toujours là. – Tu te souviens de notre passage sur terre ? – Oui, c’était pas mal, un peu confus. – J’essaye de mettre de l’ordre. – Tu y arrives ? – Par moments, je crois. » (Philippe Sollers, Passion fixe, 2000)

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    Photo BibliObs

    Dominique Rolin et Philippe Sollers n’iront plus à Venise ensemble. Dominique Rolin est décédée le 15 mai dernier. Ce n’est pas la première fois. En 1982, dans Le gâteau des morts, elle racontait le malaise qui la frapperait le 5 août de l’an 2000, et son agonie avec Jim auprès d’elle – « Car le temps, le temps, le temps s’est arrêté depuis que Jim et moi existons l’un par l’autre. » (Le gâteau des morts)

    Il est peu de livres dédicacés dans ma bibliothèque, mais celui-là porte la signature de Dominique Rolin. Le 10 février 1982 (il y a trente ans, vous imaginez ? J’ignorais alors qui était le Jim qu’elle célébrera dans Trente ans d’amour fou (1988) et Journal amoureux (2000), ce qui nous fut révélé par Bernard Pivot dans un mémorable Bouillon de Culture), elle était l’invitée du Théâtre-Poème à Bruxelles, en compagnie de Marion Hänsel, Ginette Michaux, Jacques De Decker et Frans De Haes.

     

    Pierre Mertens a commenté Le gâteau des morts dans Le Soir : « On dirait que les mots les plus simples, restaurés, ravalés, rendus enfin à leur première jeunesse, lui appartiennent comme jamais. Elle les épèle avec amour, gourmandise, une jubilation secrète. Une insolite alacrité. L’effervescence cocasse qui précède la chute dans le néant. Dans le gâteau des morts (ou des mots ?) elle mord à belles dents… Elle mesure comment en elle le verbe s’est fait chair et de quelle façon la chair va retourner sous peu – non au néant – mais au verbe. Celui qu’elle inspirera encore à titre posthume. »

     

    La mort de l’autre, Rolin l’avait déjà portée souvent, souvent écrite. Dans Le Lit (1960), magnifique récit par Eva de la fin de son mari, Martin, une histoire d’amour et de mort inspirée par la maladie et la mort du sculpteur Bernard Milleret, avec qui l’écrivaine belge avait vécu dix ans. Dans L’Enragé, où elle fait raconter par Pieter Bruegel sa propre agonie, faisant défiler sa vie de peintre. Dans Dulle Griet qui commence par ces mots : « Je t’écris, donc je vis. »

     

    C’est dans Crime et châtiment de Dostoïevski qu’elle a choisi l’épigraphe du Gâteau des morts : « A ces occasions, ils emportaient toujours sur un plat enveloppé d’une serviette le gâteau des morts où la croix était figurée par des raisins secs. » Dans un entretien pour La Libre Belgique (10 mars 1982), Monique Verdussen, qui vient de lui rendre un très bel hommage – « Rolin, le dernier souffle », l’interrogeait sur ce roman. L’avait-elle écrit par provocation, par fascination ou par une sorte d’accord naturel ? « Plutôt un accord »,           avait-elle répondu avant d’ajouter : « Les morts d’enfants me révoltent ». A cette volonté d’inscrire sa mort « dans un cérémonial d’ordre et de beauté » (M. Verdussen) qu'elle disait enracinée dans son pays natal et surtout dans l’enfance, elle donnerait une suite en explorant « l’autre côté » dans La voyageuse (1988).

     

    Mais revenons à cet entretien de 1982 : « J’adore la nuit, mais je me lève tôt le matin parce que j’aime ça. J’adore le bonheur et j’adore la volonté du bonheur. Il y a des êtres qui disent : « Je n’ai pas eu de chance » et qui ne savent pas saisir le bonheur quand il passe. En même temps que cette faculté de bonheur, j’ai néanmoins une sorte de terreur continuelle vis-à-vis de moi-même : je ne m’aime pas du tout, je ne me suis jamais aimée. Je me suis toujours détestée physiquement. J’ai toujours eu l’épouvante de terminer comme une clocharde. D’où cet excès assez ridicule pour l’habillement, les bijoux, la parure. Encore une fois, ça vient de mon enfance. Quand j’étais petite, mon père me disait souvent : « Tu es laide, tu louches ». J’ai constamment le désir de donner une seconde peau à quelque chose que je n’aime pas. J’ai un œil impitoyable. » (« Quand Dominique Rolin partage « Le gâteau des morts », entretien avec Monique Verdussen, La Libre Belgique, 10/3/1982)

     

    Avant de relire en entier ce roman et les autres, en commençant sans doute par Les Marais (1942), le premier, j’aimerais partager avec vous, avec Dominique Rolin dont je garde un souvenir radieux, un morceau de ce gâteau-livre.

     

    « Le sens unique de ma vie se renverse avec éclat.

    Je tremble de joie, soulevée par une certitude que je peux qualifier de luxueuse. Moi qui déclarais, il y a quelques heures à peine : « Je ne veux pas mourir, je ne mourrai jamais », me voici projetée dans le rayon d’un revirement complet. Bien que la nuit soit hermétiquement silencieuse, le vent de la mort pénètre ici pour la première fois comme un cyclone. Un cyclone ardemment désiré sans qu’on sache rien de lui pourtant. Un cyclone qu’on supposait opaque. Aussi quelle stupeur est la mienne à la minute où son tourbillon m’emporte ! Je m’attendais à du lugubre, du pourri, du visqueux obscur, je redoutais un souffle empesté, des mains froides arrachant mes habits d’abord puis ma peau, des frôlements de chairs ignobles cassant mes gestes, bouchant mes trous, rongeant mes organes, j’imaginais des vers glissés dans l’étui de mes os les plus menus – et plus particulièrement ceux de ma main droite, ma main de travail, ma main d’amour, ma main de bonheur soudain détruite ! Et voilà que c’est tout le contraire qui se produit. Le vent de la mort, d’une somptueuse violence, m’avertit que l’ailleurs se prépare à entrer chez moi, un ailleurs spécial auquel j’aurai libre accès à condition de m’y fondre avec la même somptuosité, à condition de rejeter les vieux axiomes qui font de la mort un mensonge, une haine, une trahison majeure, à condition d’aborder d’instinct le vivifiant espace d’une réalité jusqu’ici repoussée…

    Oh, ma crétine, me dis-je tendrement à moi-même en réprimant le plus gourmand des rires. »

  • En même temps

    cunningham,crépuscule,roman,littérature américaine,art,couple,homosexualité,désir,mort,culture« C’est un chaud après-midi d’avril baigné d’une brillante lumière grise. Peter remonte à pied les quelques blocs qui le séparent de la station de métro de Spring Street. Il porte de vieilles boots de daim, un jean marine et une chemise froissée bleu clair sous une veste de cuir couleur d’étain. Vous essayez de ne pas avoir l’air trop apprêté, mais vous avez rendez-vous dans un restaurant branché uptown et vous ne voulez – pauvre crétin – paraître ni trop visiblement « downtown » (pathétique chez un homme de votre âge), ni endimanché. Avec le temps, Peter a fait des progrès pour s’habiller comme l’homme jouant le rôle de l’homme qu’il est en réalité. Cependant, il y a des jours où il ne peut s’empêcher de penser qu’il a tout faux. C’est absurde, naturellement, de se préoccuper de son apparence, et en même temps presque impossible à éviter. »

     

    Michael Cunningham, Crépuscule