Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

musique

  • Compenser

    glass,la nuit des lucioles,roman,littérature américaine,père inconnu,famille,couple,parents,enfants,choix de vie,rencontres,musique,culture« Le Noël suivant, après avoir invité Bart chez Nana et Grandpa à chanter les chants de saison et à boire l’eggnog, elle annonça à Kit, dans l’intimité de son ancienne chambre, où les manteaux s’entassaient sur les lits jumeaux, que dès que le divorce serait prononcé, Bart et elle se marieraient. Rien de compliqué, lui assura-t-elle, juste une cérémonie civile (comme s’il pouvait se soucier de la taille de la réception, de ce que sa mère porterait, des vœux qu’elle prononcerait devant il ne savait quelle puissance supérieure). Et ensuite elle irait s’installer dans la maison de Bart.
    – Et ce sera aussi ta nouvelle maison, chaque fois que tu reviendras de l’université. Bart t’aime beaucoup. Bart a tout pour être un père formidable.
    Ce qu’il serait pour la demi-sœur de Kit, June, qui naquit juste après la première année de Kit à Beloit. Sa mère avait trente-sept ans, un âge parfaitement normal pour avoir un enfant suivant les normes de sa génération.
    Peu après avoir appris qu’elle était enceinte, après avoir fait concorder tous les faits et gestes de sa mère et ce qu’il pouvait déchiffrer de ses émotions, il comprit – comme il l’avait compris quand elle s’était fiancée à Jasper dix ans plus tôt – que c’était ce qu’elle avait espéré depuis toujours. A présent, analysant objectivement la vie de sa mère, il se rend compte qu’elle a passé la plus grande partie de ses années de jeune adulte à compenser, par des choix délibérés, l’accident qui avait causé la naissance de Kit.

    Julia Glass, La nuit des lucioles

  • Quelqu'un à aimer

    Il y a bien des années, j’avais pris plaisir à lire Jours de juin de la romancière américaine Julia Glass. En apprenant que certains personnages reviennent dans La nuit des lucioles (And the Dark Sacred Night, 2014, traduit de l’américain par Anne Damour), j’avais noté ce titre, qui s’est rappelé à moi lors de ma dernière visite à la bibliothèque. 

    glass,la nuit des lucioles,roman,littérature américaine,père inconnu,famille,couple,parents,enfants,choix de vie,rencontres,musique,culture

    Le roman s’ouvre sur la rencontre, à la fin des années soixante, entre Daphne et Malachy, deux jeunes musiciens qui font connaissance durant un séjour de master class et d’études musicales de haut niveau ; elle est violoncelliste, lui, flûtiste. Puis Kit (Christopher), le personnage principal, apparaît au premier chapitre, intitulé Quelqu’un à aimer. Au lendemain d’Halloween, c’est lui, leur père, qui s’occupe de réveiller les jumeaux, Will et Fanny, et de les conduire à l’école après le petit déjeuner.

    A son retour, Sandra, sa femme, a trouvé dans le courrier une notification de refus pour un poste d’assistant (Kit n’a pas complété son dossier à temps), c’est un sujet de tension entre eux : elle estime qu’il ne fait pas assez d’efforts pour retrouver un emploi. Elle lui indique avant de partir les tâches du jour pour lesquelles elle compte sur lui – il y a toujours à faire dans leur maison modeste de 1910. Il n’osera pas lui parler tout de suite de la fuite dans le toit qu’il a constatée au grenier, la réparation sera coûteuse.

    Historien de l’art, Kit s’est passionné pour l’art des Inuits, il a voyagé au Canada pour s’en rapprocher. C’est peu après qu’ils sont tombés amoureux. A présent, sa femme n’en peut plus de son « inertie », elle a recommencé une psychothérapie « pour ne pas devenir folle », même s’ils n’en ont pas vraiment les moyens. Aux yeux de Sandra, il est temps pour Kit, à quarante ans passés, de bouger, « de partir et de trouver ». Elle lui conseille d’aller interroger Jasper, son beau-père, le seul père qu’il ait eu, pour trouver des réponses à ses questions sur son père biologique dont sa mère refuse obstinément de lui parler.

    A l’époque où ils vivaient ensemble, sa mère et lui, « seuls tous les deux », elle jouait souvent du violoncelle, ce qui la rendait heureuse tous les jours de sa vie. « Le bonheur ne vient pas comme ça, uniquement parce que tu le désires ou le mérites, avait-elle dit. Je ne pense pas que tu sois trop jeune pour le savoir. Tu dois apprendre seul à faire entrer le bonheur dans ta vie. Parfois, quand il menace de s’éloigner, il te faut tendre le bras par la fenêtre et l’attirer à toi, comme si tu capturais un oiseau. »

    Tout le roman tourne autour de cette question vitale pour Kit : qui était son père biologique ? pourquoi ne l’a-t-il pas connu ? est-il encore en vie ? Et pour Sandra : y a-t-il des antécédents utiles à connaître pour la santé des jumeaux ? Kit admet sa situation de blocage et part retrouver Jasper, qu’il n’a plus revu depuis dix ans, et qui vit seul dans la région des Green Mountains (Vermont).

    Que son fils adoptif veuille « faire un break » chez lui réjouit Jasper, une bonne nouvelle pour lui alors qu’un vieux pin vient de s’abattre sur un angle de sa maison, à protéger de la neige annoncée, et que son vieux chien qui menait l’attelage est mort. Jasper ne connaît pas toute l’histoire du père de Kit ; il en sait tout de même bien plus que Kit, mais il a promis le secret à sa mère.

    Je ne vous en dis pas plus sur La nuit des lucioles, un récit qui saute d’une époque, d’un couple, d’une famille à l’autre. Les personnages sont nombreux, il vaut mieux prendre le temps de bien les situer dès le départ. On finit par s’y retrouver en avançant. A travers les recherches de Kit, Julia Glass aborde de nombreux thèmes : la quête des origines, bien sûr, l’art et la musique, la vie de couple, l’éducation, les relations entre parents et enfants, les liens familiaux, les problèmes de santé, les choix et les modes de vie différents selon le lieu et le milieu…

    Bien que parfois décousu, ce long roman retient par les multiples situations où sont plongés ses personnages de tous âges. L’abondance de détails narratifs est à double tranchant : cela facilite l’immersion dans l’intrigue, en revanche cela met les émotions à distance. Pour ma part, j’ai préféré Jours de juin, le premier roman de Julia Glass. Celui-ci, je l’ai lu avec l’esprit un peu ailleurs, cela joue aussi dans mon ressenti. A vous de voir. Un extrait bientôt.

  • Tensions

    adam haslett,imagine que je sois parti,roman,littérature anglaise,etats-unis,famille,dépression,anxiété,apprentissage,musique,culture,psychiatrie« De quoi a-t-on peur quand on a peur de tout ? Du temps qui passe et du temps qui ne passe pas. De la mort et de la vie. Je pourrais dire que mes poumons n’étaient jamais assez remplis d’air, quel que soit le nombre de bouffées que j’inhalais. Ou que mes pensées étaient trop rapides pour aboutir, tronquées par des accès de vigilance. Mais même dire ça serait encourager le mensonge selon lequel on peut décrire la terreur, alors que tous ceux qui l’ont connue savent qu’elle n’a pas de composants, mais se trouve partout en vous en même temps, jusqu’à ce qu’on n’arrive plus à se reconnaître autrement que par les tensions qui enchaînent une minute à la suivante. Et pourtant je continue de mentir en la décrivant, car comment pourrais-je, sinon, éviter cette seconde, et celle qui va suivre ? Et c’est en ça que consiste cet état : le besoin incessant d’échapper à un instant qui n’a jamais de fin. »

    Adam Haslett, Imagine que je sois parti

  • Au cœur de l'anxiété

    Aurais-je emprunté ce roman si j’avais lu plus attentivement la quatrième de couverture ? Imagine que je sois parti d’Adam Haslett (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier) raconte l’histoire d’une famille où l’on s’aime, mais où rôde l’anxiété. Depuis Face aux ténèbres de William Styron, c’est sans doute le texte le plus terrible que j’aie lu sur la dépression.

    adam haslett,imagine que je sois parti,roman,littérature anglaise,etats-unis,famille,dépression,anxiété,apprentissage,musique,culture

    Les cinq membres d’une famille racontent des séquences de leur histoire. Alec, en premier, le plus jeune, sorti du chalet dans le Maine où il séjourne avec son frère, si bouleversé qu’il n’arrive pas à téléphoner à ses proches – « Dès que je parlerais, ça deviendrait réel ». Le marchand de homards qui le voit lui demande s’il a besoin d’aide. « Il est arrivé quelque chose, ai-je dit, à voix haute pour la première fois. C’est mon frère. » Michael, son frère aîné, a laissé sur la boîte vocale un dernier message, absurde et sincère comme il aime en écrire, disant qu’il a vraiment tout essayé et aimé sa famille du plus profond de son cœur.

    Flash-back. C’est par Margaret, la mère, qu’on découvre l’histoire de cette famille, installée dans le Maine depuis que John, le père, y a été envoyé pour son travail. Ses tenues impeccables, son sérieux, ses manières l’avaient séduite en Angleterre et, malgré un séjour de John à l’hôpital où elle avait retrouvé son fiancé dans un état méconnaissable, le visage inexpressif, fatigué, à son retour de New York, elle l’avait épousé. Quinze ans avaient passé, ils avaient trois enfants : Michael, Celia et Alec.

    Celia se rappelle une sortie en mer avec son père et son petit frère. En revenant vers l’île, John avait coupé le moteur et s’était allongé dans le fond du bateau en fermant les yeux : « Imaginez que je sois parti, imaginez que vous êtes seuls tous les deux. Qu’est-ce que vous faites ? » Un test ? Un jeu ? Celia avait tout de suite pris une rame, mais Alec, trop petit pour tenir l’autre, l’avait laissé partir dans l’océan. Seule, Celia n’y était pas arrivée, Alec pleurait – « le jeu était presque terminé. »

    La tension entre leurs parents, les enfants la ressentent tous les trois. Ils savent à quel point leur mère est exaspérée par l’attentisme de leur père au sujet d’un retour en Europe, qu’elle voudrait leur faire découvrir. John, lui, s’en fait surtout pour Michael, malheureux à l’école, inquiet de tout, parti étudier à Londres et qui s’éloigne à présent « dans des mondes parallèles ». Le père a l’impression de leur voler leur vie à tous. « Ce que j’essaie de faire est impossible. Leur dire adieu sans les prévenir que je m’en vais. »

    C’est après le suicide de John (à la fin de la première partie) qu’on va en apprendre davantage sur le monde intérieur de Michael, à travers ses réponses à un questionnaire médical sur sa santé mentale. Les goûts musicaux et les tenues vestimentaires comptent énormément à ses yeux, il sait quoi porter pour être à la hauteur et entrer dans les meilleures boîtes de nuit où la musique répond à son besoin de se tenir « au cœur de l’ouragan ». Refusé ailleurs à cause de ses piètres résultats scolaires au lycée, il est finalement admis à l’université de Boston. Là, « à l’aube de la techno », il obtient de tenir une plage horaire de deux à quatre heures du matin et d’y diffuser de la musique électronique, avec de plus en plus de succès.

    La musique est le ressort principal de sa vie et lui vaut ses plus belles rencontres. Mais ses tentatives de « vraie liaison » ne résistent pas au fil du temps. L’injustice sociale et la mémoire de l’esclavage le hantent. Michael s’est mis à voir le Dr Gregory qui soignait son père et « dégainait facilement l’ordonnance ». La première dose de Klonopin lui a fait un effet inoubliable, tout son corps s’est mis à sourire – « j’ai rarement été plus heureux ». L’inquiétude l’a quitté, un long « sursis ». Puis d’autres médicaments ont suivi, dont il raconte les effets dans des pages sidérantes.

    On découvrira la vie de Celia, thérapeute sociale, avec Paul, auteur de scénarios ; il travaille à la maison et s’occupe de l’intendance. On suivra la vie d’Alec, gay, journaliste en matière financière, et sa vie amoureuse. Michael écrit un compte rendu désopilant de la thérapie familiale qu’ils ont fini par tenter tous ensemble, préoccupés par leur mère qui manque d’argent pour conserver la maison familiale, ce qui leur donne à tous un sentiment de culpabilité, amplifié par les souffrances et les addictions de leur frère aîné.

    Adam Haslett avait déjà traité de la maladie mentale dans un recueil de nouvelles remarqué, Vous n’êtes pas seul ici (You Are Not A Stranger Here), et des problèmes sociaux et financiers dans un roman, L’intrusion (Union Atlantic). Imagine que je sois parti (Imagine me gone) est inspiré par sa propre vie familiale, son père s’est suicidé quand il avait quatorze ans. Un roman bouleversant, écrit sur un ton original, que je suis contente de ne pas avoir laissé de côté.

  • Je ne sais pas

    Schlink_Die-Enkelin.jpg« Kaspar sentait comme Sugrun était fière de répondre à chacune de ses questions, de parer chaque objection. Il était fatigué. Cette fille qui s’échauffait, son ignorance, sa prétention hors d’atteinte et son propre désarroi dans ce dialogue l’avaient fatigué. Que lui dire, comment l’atteindre ?
    « Il y a des choses pour lesquelles tu es forcée de te fier à d’autres. Quand tu es malade, le médecin en sait plus que toi, et quand la voiture tombe en panne, le mécanicien. Mais ne te fie pas aux autres quand tu peux toi-même accéder aux faits. Rencontre des étrangers, des musulmans et des Juifs, avant de porter un jugement sur eux. Du reste, tu en connais déjà un.
    – Un Juif ?
    – Ton professeur de piano vient d’Egypte. Ses parents étaient monarchistes et se sont enfuis avec lui lorsque le roi a été détrôné. » Kaspar eut un petit rire. « Peut-être est-il musulman, je ne lui ai pas posé la question. Tu peux l’interroger, et si c’est oui et qu’il va à la mosquée, tu pourrais lui demander une fois de t’y emmener.
    – Tu veux dire à la mosquée ?
    – Pourquoi pas ?
    – Je ne sais pas. »
    Elle dit cela en hésitant, comme si tout d’un coup il y avait beaucoup de choses qu’elle ne savait pas […] »

    Bernhard Schlink, La petite-fille