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couple

  • Sous l'eau

    juli zeh,décompression,roman,littérature allemande,thriller,plongée sous-marine,lanzarote,couple,séduction,violence,malaise,jugement,culture« Nos genoux touchèrent fond à trois mètres à peine. Ils respiraient tous les deux un peu trop précipitamment en gardant une main sur le détendeur comme s’ils craignaient que celui-ci tombe de leur bouche. Mais c’était normal pour des débutants. La plupart des clients vivaient un petit choc quand ils respiraient pour la première fois sous l’eau. Ensuite, il y avait deux catégories de gens. Les premiers ressentaient une euphorie incroyable, une sorte d’orgasme cérébral déclenché par l’impression de faire la nique aux éléments hostiles grâce à la technique. Entièrement entourés d’eau et pourtant aussi libres de respirer qu’un poisson. Tels des hôtes dans un univers étranger. Les seconds se sentaient mal à l’aise. Ils avaient le sentiment de ne pas appartenir à ce monde, ne faisaient pas confiance à l’appareil qui les approvisionnait en oxygène, et étaient mus par un besoin irrésistible de remonter à la surface. Ceux-là manquaient de sérénité sous l’eau. Il leur fallait beaucoup de pratique pour devenir de bons plongeurs.
    Je sus immédiatement qui appartenait à quelle catégorie. »

    Juli Zeh, Décompression

  • Plongée à Lanzarote

    La fille sans qualités de Juli Zeh m’avait laissé un assez bon souvenir, c’est ce qui m’a poussée à emprunter Décompression à la bibliothèque (2012, Nullzeit (Temps zéro), traduit de l’allemand par Matthieu Dumont, 2013). La couverture n’apparaît plus sur le site de l’éditeur, celle de l’édition anglaise est plus explicite. La plongée sous-marine ne m’attire pas du tout, mais bien le « thriller intelligent et jubilatoire » annoncé en quatrième de couverture.

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    Parc national de Timanfaya à Lanzarote (source)

    Novembre à Lanzarote. A l’aéroport, Sven Fiedler attend Theodor Hast et Jolante von der Pahlen, de nouveaux clients très élégants. Dans le minibus, il propose comme d’habitude de se tutoyer, Theo et Jola sont d’accord. Cela fait quatorze ans que Sven et Antje se sont installés à Lahora, au bord de l’Atlantique. Sven y possède deux maisons : la « Residencia », où il habite avec Antje, et la « Casa Raya », plus petite, « logement de villégiature ».

    Antje avait fait émerger là une « oasis » où il y avait des fleurs toute l’année « à la lisière du désert de pierres ». C’était elle qui  installait les clients, gérait les réservations, se chargeait de l’entretien, pour laisser Sven à ses activités de moniteur de plongée. Ils forment un couple discret en contraste avec Theo et Jola, l’écrivain et l’actrice attirent les regards.

    Le récit dont Sven est le narrateur alterne avec le Journal de Jola. Dès le premier jour, son état d’esprit y apparaît : le goût de la contradiction, le mépris du « vieil homme » (Theo) – « Je ne le provoquerai pas, et il ne se laissera pas provoquer. Cessez-le-feu. » – et sa motivation, décrocher le rôle de Lotte Hass, célèbre photographe et plongeuse sous-marine, une pionnière. Elle trouve Sven « rayonnant », s’interroge sur ses relations avec Antje, une jolie blonde.

    Quand Sven « google » le nom de Jola, il est surpris du nombre de résultats : l’actrice allemande, d’origine aristocratique, trente ans, est recensée partout, célèbre pour son rôle dans une série télévisée. Theo, son compagnon écrivain, a douze ans de plus qu’elle. Dès le repas de bienvenue, Jola parle du livre sur Lotte Hass qu’elle est en train de lire, elle veut améliorer ses compétences pour mieux jouer la célèbre plongeuse dans un film.

    Bien que la vie privée de ses clients ne le concerne pas, Sven comprend vite que ces deux-là, en désaccord sur presque tout, ne sont pas « faits l’un pour l’autre ». Antje trouve que Jola, qui n’a pas mangé grand-chose, a « l’œil un peu hagard », et qu’une femme comme elle serait moins nerveuse si elle avait des enfants – une remarque que Sven n’apprécie pas, il n’a pas envie d’en avoir et n’aime pas les jugements sur les autres. De son côté, dans son Journal, Jola écrit qu’elle les trouve « normaux » et « sains », contrairement à eux deux.

    Lors de la première sortie en mer, Sven découvre la silhouette parfaite et musclée de l’actrice, « une statue vivante », tout le temps en train de provoquer son compagnon, qui lui rend coup pour coup. Pendant l’exercice de surplace à huit mètres sous l’eau, Theo est soudain privé d’air et se propulse vers la surface. Aucun danger à cette profondeur, mais Sven est furieux : il a compris que Jola a fermé un robinet dans le dos de son compagnon. De retour sur la plage, il éclate. Il leur laisse une dernière chance. Si l’un d’eux fait encore une telle « connerie », il arrête l’entraînement, « peu importe qui ils étaient, pour qui ils se prenaient et combien ils payaient. »

    Les réactions des uns et des autres confirment rapidement que Décompression est bien un « thriller », en raison des risques de la plongée et de l’atmosphère de perpétuel règlement de compte entre Jola et Theo. Sven, que Jola cherche ouvertement à séduire pour susciter la jalousie, n’a probablement pas encore compris à quel point la compagnie de ces deux-là est risquée – pour eux, mais aussi pour sa relation avec Antje qui observe leur manège.

    Un  soir où il se retrouve seul avec Theo, celui-ci lui explique le milieu où est née Jola, fille d’un important producteur de cinéma, qui attend toujours « qu’on lui donne ce qu’elle veut ». « Pour elle, je ne suis qu’un substitut dans la quête de l’amour paternel. Tant que je ne lui en donne pas, elle reste avec moi. Et se venge un millier de fois par jour. » Pourtant il l’aime. Et il recommande à Sven d’être prudent. Le moniteur paraît naïf dans cette affaire.

    Juli Zeh sait comment « fabriquer » le malaise, l’attiser, compliquer les situations, faire douter le lecteur de la réalité des choses, surtout quand le récit de Sven et le Journal de Jola donnent des versions contradictoires sur ce qui s’est passé dans la journée. La description froide de la violence dérange. Bref, Décompression met en scène les pièges de la manipulation. Le roman m’a paru fort long, mais m’a tout de même tenue jusqu’au bout, par curiosité. S’il divertit, sans plus, ce roman ne m’a pas donné envie de poursuivre avec son autrice.

  • Sophie Taeuber

    TaeuberArp (64) animaux.jpgLongtemps dans l’ombre de Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp est à présent redécouverte comme une artiste à part entière.

    La journaliste et réalisatrice Safia Kessas propose sur le site de Bozar une série de podcasts passionnants en six épisodes, dont le premier s’intitule « l’ange muet se révèle près de 80 ans après sa mort ».

    Sophie T. a exécuté des danses modernes au Cabaret Voltaire de Zurich devant les dadaïstes. Formée aux arts appliqués, notamment à la technique du bois tourné, elle a fait sensation avec ses marionnettes « dada » traitées de manière abstraite.

    Entre 1925 et 1942, Sophie Taeuber-Arp a participé à plus de quarante expositions en Europe, aux Etats-Unis et au Japon. Son activité d’enseignante à l’École des arts appliqués de Zurich a souvent permis au couple de vivre et de créer librement.

    TaeuberArp (101) Sophie Equilibre.jpg

    L’exposition Arp à Bozar met bien son œuvre en valeur. Depuis la publication de la correspondance de Sophie Taeuber en 2021, on connaît mieux la vie qu’elle a menée : elle s’occupait de tout, maison et administration.

    Dans le magazine Bozar de la saison ’24-’25 (en ligne), je vous recommande l’article de Safia Kessas, « Sophie Taeuber, une voix retrouvée, aux côtés de Jean Arp » (pp. 13-18), une réflexion sur son rôle de femme artiste et de femme d’artiste.

    Sophie rêvait Sophie peignait Sophie dansait, poème écrit par Jean Arp après sa mort, est repris dans les Morceaux choisis (pp. 26-27).


    sophie taeuber-arp,exposition,bozar,art abstrait,couple,peinture,dessin,sculpture,design,femme artisteSophie Taeuber-Arp, Sienne, maisons, animaux, 1921,
    gouache et crayon sur papier brun,
    Etienne Bréton / Saint-Honoré Art Consulting

    Sophie Taeuber-Arp, Equilibre, 1932,
    huile sur toile,
    Stiftung Arp e.V., Berlin / Rolandswerth

    Sophie Taeuber-Arp, Forme bleue, 1935,
    gouache et crayon sur papier, collection privée

  • Acrimonie

    Ferrante les jours Folio.jpg« Ma mère disait à voix basse à ses ouvrières, l’une brune, l’autre blonde : « La pauvrette avait cru que son mari se repentirait et accourrait aussitôt à son chevet pour se faire pardonner. » Au contraire, il était resté loin, prudemment, avec cette autre femme que maintenant il aimait. Et ma mère riait amèrement de l’acrimonie de cette histoire et d’autres en tous points semblables qu’elle connaissait. Les femmes sans amour mouraient vives. C’est ce qu’elle disait tandis qu’elle cousait des heures et des heures et, entre-temps, elle coupait des vêtements sur ses clientes qui, à la fin des années soixante, venaient encore chez elle faire tailler leurs habits sur mesure. Récits, médisances et couture : j’écoutais. Le besoin d’écrire des histoires, c’est là que je l’ai découvert, sous la table, tandis que je jouais. »

    Elena Ferrante, Les jours de mon abandon

  • Pas une femme rompue

    Lire Frantumaglia. L’écriture et ma vie d’Elena Ferrante m’a poussée à ouvrir son deuxième roman, Les jours de mon abandon (2002, traduite de l’italien par Italo Passamonti, 2004). Un jour d’avril, Mario, le mari d’Olga, « tandis que les enfants se chamaillaient comme à l’ordinaire dans une autre pièce », lui annonce qu’il veut la quitter et il s’en va.

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    Olga (la narratrice) se souvient de deux moments où leur vie, en quinze ans de mariage, a déjà été troublée de cette façon, du fait de Mario : après six mois de vie commune et puis cinq ans plus tôt, quand ils habitaient Turin depuis quelques mois et que son mari était attiré par Gina, sa collègue à l’Institut polytechnique, qui leur avait trouvé « un bel appartement donnant sur le fleuve » et avait une fille de quinze ans.

    Au début, Mario revient régulièrement rendre visite à leurs enfants, Gianni et Ilaria. A trente-huit ans, Olga fait front ; il n’est pas question pour elle de ressembler à cette voisine de Naples complètement ravagée par le départ de son mari que sa mère appelait toujours « la pauvrette ». Elle est convaincue, puisque Mario a dit n’avoir rien à lui reprocher, que tout finira par rentrer dans l’ordre. Mais ses visites aux enfants s’espacent, elle sent monter la rancœur et l’angoisse.

    Son désarroi la rend désordonnée, maladroite, et elle décide de mettre son mari « au pied du mur » en l’interrogeant. Elle prépare un repas qu’il aime, mais nerveuse, elle laisse une bouteille de vin lui échapper des mains, puis le sucrier ; elle se coucher avant d’aller chercher les enfants à l’école. Ce soir-là, elle insiste pour savoir s’il y a une autre femme dans sa vie : Mario finit par reconnaître que oui. Puis la situation dégénère : il se blesse la bouche à cause d’un morceau de verre tombé dans la sauce tomate des pâtes et s’en va en hurlant.

    Bouleversée, Olga veut réagir et d’abord sauver les apparences : ne pas laisser voir son désespoir comme « la pauvrette », éviter « de ressembler aux femmes rompues d’un livre célèbre » (La femme rompue de Simone de Beauvoir) que lui avait fait lire son prof de français quand elle avait proclamé, vingt ans plus tôt, qu’elle voulait « être écrivain ».

    Malgré elle, Olga commence à se négliger, se surprend à utiliser un langage obscène, elle qui a toujours veillé à s’exprimer de façon soignée. Elle observe avec terreur comment les choses lui échappent, jusqu’à lui faire craindre d’oublier ce qu’elle a à faire et même ses enfants. Pour se calmer, la nuit, elle écrit des lettres à Mario, et dort le jour. Sa vie devient de plus en plus confuse et les enfants s’en rendent compte.

    Après un appel de Mario sur son portable – la ligne fixe est sans cesse en dérangement –, elle tâche de s’arranger un peu et met l’appartement en ordre pour sa visite, mais la dispute éclate. Il lui faut trouver où il vit Mario avec qui, même si les amis à qui elle a téléphoné sont restés évasifs. Olga se met à errer la nuit, observe leur voisin Carrano rentrer tard dans leur immeuble et trouve par terre son permis de conduire.

    Tous les problèmes domestiques dégénèrent, que ce soit une invasion de fourmis ou qu’Olga se fasse insulter au parc où elle promène Otto, leur chien-loup, qui fait peur aux gens. Après que les enfants, oubliés, sont rentrés seuls de l’école et disent avoir trouvé la porte entrouverte, elle fait changer la serrure. Elle est de plus en plus confuse et sans patience.

    Lorsqu’elle aperçoit un jour Mario et sa nouvelle compagne devant la vitrine d’une bijouterie et qu’elle reconnaît Carla, la fille de Gina, à présent majeure, elle frappe violemment son mari, déchire sa chemise, sans se soucier des gens qui regardent la scène. « Que pouvais-je faire après tout, j’avais tout perdu, tout ce qui était à moi, tout, irrémédiablement tout. »

    Cette dernière phrase du chapitre quinze, à peu près au milieu des Jours de mon abandon, marque le début d’une dérive dans le comportement d’Olga : vis-à-vis de son voisin, de ses enfants, du chien, d’elle-même – qui s’abandonne. Il ne s’agit plus seulement de distraction, d’oubli, mais d’hallucinations, d’une sorte de cauchemar éveillé à côté de sa vie, aux franges de la folie.

    Comme Elena Ferrante l’explicite dans Frantumaglia, il n’était pas question pour la romancière de laisser son héroïne se dissoudre dans l’abandon : au contraire d’Anna Karenine ou d’Emma Bovary, Olga souffre mais lutte, résiste. On ne lâche pas le récit de plus en plus intense de ses débordements et au bout du compte, on verra comment, peu à peu, elle trouve une issue.