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couple - Page 3

  • Jusqu'au lever

    C’est un récit étonnant qui se déroule sous la couverture de Jusqu’au lever du jour, le premier roman de l’actrice Catherine Demaiffe. L’histoire commence en 1957 à Messancy, en province de Luxembourg : le « Vive Jésus Vive Jésus » de la sœur dans le dortoir à l’aube réveille la Petite et les autres internes pour la prière du matin, avant de s’habiller et d’aller assister à la messe. La vie des « pupilles » des Religieuses de la Doctrine chrétienne est réglée en tous points.

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    La Petite n’a plus de famille à part sa tante Maria, qu’elle appelle Yaya. La sœur de son père, très bigote, l’a sauvée de l’orphelinat après l’accident d’avion qui a coûté la vie à ses parents, à son frère et à sa sœur cinq ans plus tôt, « quelque part dans le ciel au-dessus d’Idiofa, province du Kivu, Congo belge ». A la même époque, Louise, qui vit à Lambusart, dans le Hainaut, reçoit une lettre du père de son fils, il s’est marié à Porto Rico :

    Louise ferait croire à son petit garçon
    le plus longtemps possible
    que son père reviendrait

    Voilà comment le texte se présente tout du long (je mets des italiques pour citer ce passage imprimé en caractères droits, les italiques y sont réservées aux paroles), seul l’épilogue comporte des paragraphes. Aucune ponctuation, à part un point et un blanc à la fin de chaque séquence. Cela ne gêne en rien la lecture, le rythme est donné par le découpage de la phrase.

    Un jour, Victor trouve cette lettre de son père dans les affaires de sa mère et comprend pourquoi, bien qu’il soit « studieux et appliqué », les écoliers le traitent de « sale bâtard » ou de « fils de pute ». Quand Louise le découvre avec la lettre prise dans son tiroir, elle hurle avant de s’emparer du martinet suspendu au mur pour le châtier. A l’usine textile, elle-même reçoit les insultes réservées aux filles-mères.

    L’abbé Minot, qui s’occupe des scouts de Lambusart, jette son dévolu sur Victor. D’abord fier d’être son préféré, le garçon n’ose résister aux gestes déplacés du « saint homme ». Victor a une belle voix, l’abbé propose à sa mère de faire son éducation musicale, de le faire chanter dans la chorale, puis de le faire entrer au Collège de Bonne-Espérance. Comme planifié, son protégé entre au Grand Séminaire. Mais on l’y juge trop peu équilibré pour devenir prêtre et Victor est renvoyé à la vie de laïc. Bouleversée, sa mère qui était si fière de lui avale des barbituriques.

    De son côté, la Petite a dû encaisser, elle aussi. Quand après une enfance minée, Victor et Alexandra, se rencontrent en 1968 à l’université, le rapprochement est facile. « Alexandra crevait d’amour / autant que la Petite avait crevé d’ennui / elle  crevait de vivre / autant que la Petite avait crevé de mort / alors elle arrêta ses études de droit / qui la faisaient chier / elle prit son héritage d’orpheline / et elle partit avec Victor / vers un avenir chargé de promesses. »

    On se doute qu’ils ne vivront pas heureux même s’ils auront trois enfants. Victor, en père intransigeant et narcissique, frappe ses enfants et méprise sa femme. Seule compte pour lui sa carrière de chanteur : reçu au Conservatoire, engagé dans les chœurs de la Monnaie, il va devenir un excellent soliste. Pour Alexandra, qui s’est mise comme entre parenthèses dans cette famille, la vie est un enfer.

    En lisant cette histoire dramatique, on se demande bien qui, des parents ou des enfants, réussira à s’en sortir et comment. Quand les malheurs cascadent ainsi, peut-on rebondir ou du moins s’apaiser ? L’heure d’une prise de conscience, bon gré mal gré, arrivera pourtant, et de nouveaux choix. Catherine Demaiffe ouvre une fenêtre sur l’espoir, l’appel d’air est irrésistible – comme un saut dans l’inconnu. On veut y croire.

  • Une nouvelle vie

     Strout Olive enfin.jpg« – Madame Kitteridge, est-ce que vous vous êtes mariée ? Tom m’a raconté que vous aviez épousé Jack Kennison, mais je me suis dit : ça ne doit pas être vrai.
    Olive Kitteridge s’immobilisa, la serviette au-dessus de la tête, et regarda le mur.
    – Si, c’est vrai. J’ai épousé Jack Kennison.
    Cindy la scruta.
    – Eh bien… félicitations, alors. Ça ne vous fait pas bizarre ?
    – Oh si, c’est bizarre.
    Olive la regarda et hocha la tête.
    – Bizarre, touuuuuut à fait.
    Elle hésita, reprit son séchage de cheveux. Et ajouta :
    Mais nous sommes assez vieux, lui et moi, pour savoir comment ces choses marchent, alors ça va.
    – Quelles choses ?
    – Avant tout : savoir quand la fermer.
    – Et sur quels sujets vous la fermez ?
    Olive sembla réfléchir à la question.
    – Eh bien, par exemple, quand il prend son petit déjeuner. Je ne lui dis pas : Jack, bon Dieu, pourquoi tu racles ton bol si fort ?
    – Et vous êtes mariés depuis combien de temps ?
    Ça va faire bientôt deux ans. Tu te rends compte, à mon âge, commencer une nouvelle vie…
    Olive posa la serviette sur ses genoux et leva légèrement la main, paume ouverte.
    – Sauf que ce n’est jamais une nouvelle vie qui commence, Cindy. C’est la vie qui continue. » »

    Elizabeth Strout, Olive, enfin

  • Olive & Co

    « Grande, forte. Mon Dieu, quelle femme étrange. » C’est dans ces termes que Jack Kennison pense à Olive Kitteridge au début de Olive, enfin d’Elizabeth Strout (2019, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Brévignon, 2021). Comme le roman précédent, celui-ci déroule une série d’histoires concernant les habitants de Crosby, sur la côte du Maine, où la prof désormais retraitée est mêlée d’une manière ou d’une autre, le plus souvent à l’avant-plan, parfois comme un personnage secondaire.

    Strout-OliveAgain.jpg

    Jack, professeur d’université à la retraite, longtemps bel homme, 74 ans, s’est installé dans une belle maison de Crosby où il vit seul depuis la mort de sa femme Betsy. Leur fille Cassie vit à  San Francisco et répond assez froidement à son coup de téléphone quand il reconnaît avoir été « une merde » avec elle (pendant des années, il a refusé de lui parler, n’acceptant pas son homosexualité) : « Tu dis ça à cause de la façon dont tu t’es comporté avec moi ou à cause de ta liaison avec Elaine Croft, pendant toutes ces années ? » Dans un bar de Portland, déçu par les réponses convenues du barman, il sent qu’Olive lui manque et se demande pourquoi elle ne lui fait plus signe.

    Le whisky aidant, une fois rentré chez lui, il écrit un message à l’amant de sa femme pour l’informer de son décès quelques mois avant, puis un petit mot manuscrit à Olive pour lui demander de reprendre contact avec lui. A la supérette, elle lui avait parlé d’un enfant sur le point de naître chez son fils ; il ignore qu’en réalité, c’est à Crosby qu’elle a aidé une femme à accoucher sur la banquette arrière de sa voiture ! Quand Olive le raconte à Jack au téléphone, il l’invite à le rejoindre chez lui ; elle y passe finalement la nuit, dans la chambre d’amis.

    Kayley Callaghan, une élève de quatrième, fait le ménage chez plusieurs personnes de Crosby, chez sa prof d’anglais notamment, pour aider sa mère, veuve depuis deux ans. Quand elle remarque comment le mari de Mme Ringrose la regarde, elle découvre une nouvelle manière de toucher une enveloppe, mieux garnie que celle du ménage, sans se douter de ce que cet argent gagné en secret va provoquer.

    On retrouve bien sûr Christopher, le fils unique des Kitteridge, qui vient rendre visite à sa mère avec Ann, sa nouvelle compagne, et leurs quatre enfants, ceux d’Ann, petit Henry qui a deux ans et le bébé de six semaines. Christopher est très étonné des changements dans la maison, débarrassée des bibelots et de beaucoup d’affaires. Sa première impression est plutôt favorable, et leur séjour se déroule cahin-caha malgré l’animosité entre les deux femmes. Mais quand Olive, le dernier jour, annonce son prochain mariage et qu’arrive Jack, celui qu’elle va épouser, la réaction de son fils est très différente de ce qu’elle attendait. Olive va comprendre de mieux en mieux pourquoi il la rejette depuis si longtemps.

    La mort d’un habitant dans l’incendie de sa maison et les révélations de son avocat à sa fille venue l’enterrer, la rencontre entre Olive et une ancienne élève traitée contre le cancer, la promenade nocturne d’un mari qui se sent seul, toutes les chroniques de Olive, enfin sont racontées sans faux-fuyant. Avec le temps, la vie de couple ou la vie de famille connaissent bien des vicissitudes. Cinq ans après leur mariage, Olive et Jack n’y échappent pas.

    Des anciens élèves qu’Olive Kitteridge rencontre par hasard, la plus intéressante est celle d’Andrea L’Rieux dans un café. Elle a reconnu le visage triste qu’Andrea portait déjà dans sa jeunesse. Au grand étonnement d’Olive, elle a été nommée « poète officielle des Etats-Unis », une célébrité dont les habitants de Crosby sont fiers. Olive et elle se parlent très franchement de leur vie. La chute de ce chapitre est formidable.

    Elizabeth Strout parvient, dans Olive, enfin comme dans Olive Kitteridge à nous rendre toutes ces tranches de vie, ces situations captivantes par sa manière directe de dire les choses, le franc-parler de son héroïne, la drôlerie souvent des réactions, des paroles ou des faits inattendus. Avec l’âge (d’un chapitre à l’autre, il y a parfois plusieurs années), Olive découvre les ennuis de la vieillesse, affronte la solitude et l’invisibilité des personnes âgées, tout en prenant conscience de ses erreurs. Son goût intact de la compagnie des autres et des conversations « honnêtes » à rebours des convenances sociales est son meilleur allié.

  • Histoire

    Adebayo J'ai lu.jpg« Les raisons pour lesquelles nous accomplissons certains actes ne sont pas toujours celles dont [sic] les autres se rappelleront. Parfois, je me disais qu’on avait des enfants parce qu’on voulait laisser derrière soi quelqu’un qui puisse expliquer qui nous étions une fois que nous ne serions plus là. Si Oluronbi avait vraiment existé, je ne pensais pas qu’elle aurait eu  d’autres enfants après Aponbiepo. L’histoire aurait été plus indulgente à son égard si quelqu’un avait été là pour conserver son souvenir. Je racontai ainsi beaucoup d’histoires à Olamide, en espérant qu’elle aussi, un jour, raconte la mienne. »

    Ayobami Adebayo, Reste avec moi

  • Epouse et mère

    Le succès de son premier roman, Reste avec moi (2019, traduit de l’anglais par Josette Chicheportiche, 2021), a fait connaître Ayobami Adebayo, une journaliste et romancière nigériane qui « a étudié l’écriture aux côtés de Chimamanda Ngozi Adichie et Margaret Atwood » (4e de couverture). Il y a dans ce roman sur le désir d’enfant des phrases difficiles à lire pour qui n’en a pas, comme ce sentiment de l’héroïne quand elle est enfin enceinte : « J’étais devenue immortelle, un maillon de la chaîne des êtres humains. »

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    Le récit s’ouvre en 2008, quand Yejide, la narratrice, ses valises prêtes pour un déménagement, s’adresse à son mari, Akin, qu’elle va revoir avant de quitter la ville. Puis leur histoire remonte à 1985, quand Iya (mère, en dialecte yoruba) Martha et ses trois autres mères (sa mère biologique étant morte à sa naissance) rendent visite au jeune couple à Ilesha pour « discuter de choses importantes ». Avec leurs maris, elles viennent présenter une jeune femme à la peau claire et aux lèvres fines : « Eh bien, première femme d’Akin, voici la nouvelle épouse de ton mari. C’est une enfant qui appelle un autre enfant à venir au monde. (…) Une fois qu’elle tombera enceinte et aura une progéniture, nous sommes persuadés que tu en auras une aussi. »

    Yejide s’attendait à de nouvelles plaintes sur l’absence d’enfant, quatre ans après leur mariage, et s’était armée de sourires, mais pas à l’arrivée de la toute jeune Funmi ni au calme apparent d’Akin qui ne lui avait parlé de rien. Après qu’il a reconduit leurs visiteurs chez eux, la dispute éclate à son retour. On découvre son point de vue dans les chapitres où il devient le narrateur, en contrepoint des états d’âme de sa femme.

    Pour lui, parmi « la kyrielle de filles » que sa mère a fait défiler dans son bureau, Funmi était le choix idéal : « elle était la seule qui ne tenait pas à emménager avec Yejide et moi. Et qui ne demandait pas grand-chose. Du moins au début. » Le compromis prévoyait qu’elle vive dans son propre appartement, à des kilomètres, qu’il passe un week-end par mois avec elle et lui verse une pension « raisonnable », sans plus.

    Akin travaille dans une banque à Lagos, du moins quand il n’y a ni troubles ni coup d’Etat. Yejide possède un salon de coiffure – elle tressait déjà des cheveux pendant ses trois années d’université – où l’ambiance est chaleureuse : les clientes racontent des blagues, y passent des heures. Ses « filles » (les coiffeuses) la retiennent quand Funmi se présente au salon et parle devant les autres de sa stérilité.

    La sérénité du couple a pris fin. Yejide ne supporte pas la trahison de son mari qui cherche surtout à ne pas avoir d’ennuis. Quand la mère d’Akin finit par la supplier, elle aussi, de ne pas laisser son fils « sans enfants », Yejide se décide à gravir la Montagne de l’Epoustouflante Victoire pour consulter « un faiseur de miracles », qui la rassure. Quelque temps plus tard, Yejide annonce qu’elle est enceinte.

    Akin lui reproche d’être allée chez un charlatan et s’inquiète quand elle n’a plus ses règles – est-elle allée avec un autre homme ? Il ne l’a plus touchée depuis des mois. Partout elle annonce sa grossesse, mais à la première échographie, les machines montrent qu’il n’y a « pas de bébé » dans son utérus, ce qui la rend furieuse. Elle dit sentir ses coups de pied, son ventre s’arrondit, Yejide ne veut pas croire à cette grossesse nerveuse qui dure… plus de neuf mois.

    Reste avec moi (traduction du prénom d’Olamide, sa première fille) raconte les multiples épreuves que Yejide rencontre sur son parcours d’épouse et mère – on découvrira comment elle tombera vraiment enceinte et comment les enfants mis au monde lui seront arrachés d’une manière ou d’une autre, pour son malheur. Si Akin est lui aussi sommé de devenir père, l’infertilité est d’office mise au compte de sa femme.

    Cette histoire dramatique témoigne à la fois des problèmes de couple et des prétendus arrangements (qui n’arrangent rien) dus à la pression familiale et sociale. « Intelligent, subtil, bien écrit, audacieux, neutre. On ne peut que saluer le choix du jury du Prix les Afriques pour l’édition 2020 » écrit Gangoueus sur son blog de lecture.