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  • Songe de cèdre

    Songe de cèdre, voilà un titre qui évoque le Liban, bien que ce roman signé Anna Laura Rucinska (Rucińska) soit traduit du polonais par Krystyna Bourneuf. Un envoi des éditions Deville où il vient de paraître. Cette romancière « née à Varsovie dans les années soixante, sous le régime communiste » s’est installée à Paris en 1981 et a publié en Pologne un premier livre, Zagubieni w Paryzu (2017) où elle raconte « l’état de guerre civile en Pologne et la vie en émigration » (Notice de l'éditeur).

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    Métro, boulot, début de journée. Changer de chaussures, se maquiller, vérifier dans la glace que le rouge à lèvres donne bien l’éclat et l’assurance nécessaires pour sourire aux clients. Marvia vend des cosmétiques de luxe aux Galeries Lafayette à Paris. Déjeuner à l’extérieur avec Angelu, d’origine corse, cheveux blond platine et visage mince, « un être doté d’une grâce unique » ; il s’est encore disputé avec son père, qui n’accepte pas sa manière féminine de s’habiller et l’a traité de « travelotte de Paris ».

    Ce soir-là, « complètement vidée », Marvia est prête à se coucher tôt quand une avalanche de textos tombe sur son téléphone, de Toronto, de New York, la plupart du Liban. Le premier de Louis, son mari policier : « Marvia, allume la télé et essaie de retrouver ta fille. » Aucun message de Sarah. Des images de Saint-Denis, du Stade de France, en boucle. Ce n’est qu’à trois heures du matin que sa fille lui écrit qu’elle va bien. A son tour, Marvia répond « OK » à tous ceux qui s’inquiètent. Nuit blanche des attaques terroristes à Paris. Un texto de la direction la libère du travail le jour suivant

    Louis est rentré épuisé au petit matin et s’est mis au lit. Il sait qu’elle repense sans doute à Beyrouth. Marvia pensait avoir surmonté tout sentiment de haine, elle qui cache depuis des années ses émotions derrière ses sourires. Puis Angelu arrive chez eux, blanc comme un linge. Habitué du Bataclan, il a passé la nuit dehors sans rien avaler. Il a croisé Mme Karmelkova, la concierge, une Polonaise dont la famille a fui la Lituanie à la fin de la guerre, pour échapper à l’URSS. Cette dame est leur amie. Quand la fille de Louis est morte dans un accident de moto, elle leur préparait régulièrement des plats chauds.

    Après le récit de ces journées tragiques à Paris, Anna Laura Rucinska raconte l’histoire de Mme Karmelkova à la laverie avec sa Simca 8, celle d’Angelu qui ne supporte plus les humiliations au travail, celle de Louis qui ne cesse de penser à Claire, sa fille perdue. Un appel téléphonique du Liban ramène Marvia au premier plan du récit. Leila, sa sœur, lui annonce que leur mère, Salma, s’est enfuie de la maison de retraite. La police l’a retrouvée, mais Salma n’est pas bien et réclame constamment Marvia.

    Vers le milieu de Songe de cèdre, on plonge dans l’histoire tourmentée de la famille de Marvia. Dans l’avion pour Beyrouth, celle-ci fait la connaissance d’un journaliste élégant et attentionné, qui l’interroge sur son pays. Janusz se rend au Liban pour enquêter sur l’histoire polonaise au Pays du Cèdre, surtout dans les années 1943-1946 « quand s’étaient établis au Liban quelque six mille Polonais, des réfugiés en provenance de l’Union soviétique, des goulags de Sibérie. » Leur conversation le rend plus conscient de la souffrance des Libanais eux-mêmes et il souhaite la revoir pendant son séjour. A son grand étonnement, sa voisine d’avion est retenue longtemps au poste de contrôle. Il ignore qu’elle voyage avec un passeport palestinien.

    A travers l’histoire de Marvia et celle de sa mère, Anna Laura Rucinska raconte le triste sort d’un beau pays qui fut la Suisse du Proche-Orient (la Fondation Boghossian annonce une conférence intitulée « Le Liban est-il un Etat failli ? »)  Le roman déroule une spirale autour de la fuite, de l’exil, des séparations, dans un va-et-vient avec le présent où la paix reste fragile. Bien que construit de bric et de broc, il témoigne des défis de l’émigration, des difficultés rencontrées par ses personnages, habités par leur passé même s’ils ont reconstruit leur vie ailleurs.

  • Présentations

    verena hanf,la fragilité des funambules,roman,littérature française,belgique,bruxelles,société,rapports humains,couple,famille,enfants,culture« Madame la psychologue n’était pas contente en voyant Cosmin. Adriana l’a remarqué tout de suite. Mais comme elle ne disait rien, il ne fallait surtout pas s’excuser et se lancer dans de longues explications. Comme si elles s’étaient rencontrées par hasard dans la rue, Adriana a fait les présentations brièvement. « Cosmin, dis bonjour. C’est Nina, la maman de Mathilde. » Madame avait un sourire forcé, sans bienveillance. « Et voici mon fils, Cosmin. » En le regardant de haut en bas, son sourire est devenu plus naturel. « Hello, jeune homme. » Elle a hoché la tête et tendu la main au petit. Adriana a vite ajouté, tout en le poussant vers la porte : « Il me rend visite pour quelques jours. Allez, Cosmin, il faut qu’on y aille, maintenant. » »

    Verena Hanf, La fragilité des funambules

    Jacob Smits, Petit garçon à la casquette

  • Des vies sur le fil

    Verena Hanf, de livre en livre, dessine la toile des relations humaines dans notre société. La fragilité des funambules, qui vient de paraître à Bruxelles, montre le difficile équilibre à garder dans nos rapports avec les autres, quand les tensions ne manquent pas d’apparaître, parfois pour un rien, le plus souvent pour des raisons profondes. 

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    En voici la belle épigraphe, tirée du Loup des steppes de Hermann Hesse : « En réalité, aucun moi, même le plus naïf, n’est une unité, mais un monde extrêmement multiple, un petit ciel étoilé, un chaos de formes, de degrés et d’états, d’hérédités et de possibilités. »

    Au centre du roman, dont l’histoire se déroule en passant du point de vue d’un personnage à l’autre, Adriana. Cette jeune femme roumaine s’occupe pendant la journée de Mathilde, la petite fille d’un couple d’expatriés allemands, parfois excédée par cette « grenouille grincheuse » née dans « cette famille trop riche, dans cette maison trop vaste, dans cette banlieue trop propre, un biotope de bourges ».

    Six heures et demie. Adriana en veut à son employeuse, Nina, une psychothérapeute, de rentrer à nouveau en retard : elle a besoin de respirer, de prendre le bus assez tôt pour pouvoir téléphoner de chez elle à ses parents ; elle voudrait entendre la voix de son garçon, Cosmin, avant qu’il soit au lit. Elle l’a laissé au pays à la garde de ses grands-parents, elle n’a plus entendu sa voix depuis plusieurs jours.

    Nina, pendant ce temps-là, soupire dans les embouteillages bruxellois, fatiguée de sa dernière patiente « qui ne voulait plus se taire ». En rentrant, elle se préparera « un énorme plat de pâtes » ; il faudra aussi de la salade pour son mari, Stefan, « apôtre du manger-sain » à qui ce genre de nourriture déplaît. Très pris par son travail de juriste, elle le juge trop peu présent auprès de leur fille.

    Heureusement, elle peut compter sur Adriana, « une vraie perle, fiable » que la petite adore – Nina l’admire aussi, pour ses qualités et pour son courage. Adriana lui a confié un jour l’horreur qu’elle a vécue. Cosmin est né d’un viol collectif, onze ans plus tôt. Elle a laissé l’enfant chez ses grands-parents, qui prennent bien soin de lui.

    Mathilde pleure facilement quand elle est contrariée, quand sa nounou la brusque, quand ses parents se disputent, quand sa mère est trop fatiguée pour lui lire une histoire le soir. Bien qu’énervée, Adriana tâche de se radoucir pour rassurer l’enfant. Elle se sait souvent trop sur la défensive. Elle s’inquiète de son garçon qui ne parle pas beaucoup au téléphone,  même si « les mecs ne sont jamais bavards », comme dit son copain Gaston pour la rassurer.

    Une soirée telle que la ressent Nina, s’efforçant à la patience, se versant un grand verre de vin pour se détendre, pour rester conciliante, a peu à voir avec ce que se dit Stefan de son côté. Celui-ci trouve toujours une raison de la critiquer, s’irrite dès qu’elle boit trop ou qu’elle lui reproche de trop peu s’occuper de Mathilde. Il préfère souvent s’isoler à l’étage, aller dormir.

    Ce qui bouleverse leur routine avec son lot de frustrations, c’est la chute de la mère d’Adriana qui s’est cassé le pied. Du coup, son père exige qu’elle vienne chercher le petit, qu’elle s’occupe elle-même de son fils. Adriana est « abasourdie » : comment faire dans son minuscule appartement ? à son travail ? Comment bien s’occuper de lui dans cette ville étrangère et dangereuse pour un enfant pas habitué au trafic ? Comment réagira-t-il en découvrant Gaston ?

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    Verena Hanf / photo © Mareille Landau

    Verena Hanf campe ses personnages dans leur situation à la fois personnelle et sociale, nous rend curieux du sort de chacun. Adriana ne se comporte pas en victime, souvent la boule au ventre la rend prompte à la colère, mais elle tâche de garder le contrôle, tout en ruminant une vengeance. Nina n’est pas heureuse avec son mari distant, égocentrique, bien que leur vie soit confortable. Le sympathique Gaston se montre plein d’empathie pour Adriana. La place des enfants, le rôle des grands-parents roumains, tout cela est rendu avec justesse et sensibilité.

    La fragilité des funambules de Verena Hanf est « un roman actuel qui évoque la diversité sociale d’une grande ville et le pouvoir des préjugés », indique l’éditeur bruxellois. Le titre convient à tous ces personnages sur le fil de leur vie (comme Alma dans La griffe) et d’abord à Adriana, dans un pays étranger où les regards sur elle ne sont pas toujours bienveillants.

  • Ce qui nous manquait

    margriet de moor,au premier regard,roman,littérature néerlandaise,couple,solitude,culture« Une fois au restaurant, nous avons commencé à parler du passé, chez nous, et nous nous sommes demandé l’un l’autre ce qui nous manquait le plus. Nos plats n’étaient pas encore arrivés mais le vin était déjà débouché sur une soucoupe en argent, il a rempli mon verre et me l’a tendu, et j’ai répondu, sans aucune hésitation : « Les petites attentions ». Et lui, qui avait l’air de venir d’une famille de sept enfants, a dit : « L’intimité. »

    Margriet De Moor, Au premier regard

  • Au premier regard

    Au premier regard de Margriet de Moor, « considérée comme la grande voix des lettres néerlandaises » (deuxième de couverture) a d’abord été publié dans un recueil de trois nouvelles en 1989 (Dubbelportret), puis réédité séparément en 2017, sous un titre original proche de la phrase initiale : « Me voilà repartie pour une nuit d’insomnie » (Slapeloze nacht, traduction de Françoise Antoine).

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    Ce court « roman » (comme mentionné) est raconté à la première personne : une jeune femme ne trouve pas le sommeil et se lève, descend l’escalier, en bas duquel l’attend déjà son chien, Anatole, entre dans la cuisine et se met à préparer de la pâte, met le four à préchauffer. Elle est reconnaissante à son mari pour ce four « à hauteur de visage », pour le plan de travail adapté à sa taille, pour le « doux parquet de bois » sous ses pieds nus. Dans son lit dort un homme, ce n’est pas le premier qu’elle y invite depuis que Ton, son mari, est mort.

    « Tout le monde ici s’attendait à ce que je m’en aille après les obsèques. » Seule Lucia, la sœur de Ton, lui a dit de rester. La seule à lui avoir rendu visite ce jour-là, quand elle commençait à comprendre qu’elle devrait « amadouer ce silence » et l’apprivoiser. Et puis le village s’était habitué à sa présence. Lucia lui avait été d’un grand secours en l’appelant à ne pas mépriser ses « désirs élémentaires » et en l’aidant à rédiger une petite annonce : « Une seule phrase, mais qui avait le mérite d’être claire. »

    Au lieu d’une dure journée à affronter « un parfait inconnu », elle l’a regardé s’avancer vers elle, le matin à la gare, d’un air « calme et familier ». Ils ont pris un café en s’observant avec curiosité, elle, l’institutrice en quatrième primaire, lui, le rédacteur d’une encyclopédie d’histoire, tous deux disposés à ce dialogue inévitable en forme d’interrogatoire. C’est ainsi qu’on apprend qu’elle est seule depuis treize ans et demi, que son mariage n’a duré que quatorze mois, et comment son mari est mort, brutalement.

    Le récit nocturne juxtapose tous les temps : celui de la préparation du kouglof dans la cuisine, les souvenirs d’une trop courte vie à deux, de la journée fatale, le déroulement de cette journée-ci entre la gare et le lit, les circonstances dans lesquelles Ton et elle se sont rencontrés, un jour de grand froid, après que Lucia l’avait réveillée pour aller patiner avec les autres sur les canaux gelés.

    Comme le dit Sophie Creuz dans sa chronique littéraire sur Musiq3, le ton du récit est très particulier. Margriet de Moor privilégie les faits et gestes dans Au premier regard, environ cent cinquante pages lues quasi d’une traite. Avec une grande économie de moyens, la romancière fait ressentir l’état d’esprit d’une femme qui regarde la solitude en face, qui a tenu le choc, mais continue à vivre avec les mystères d’une disparition que rien n’annonçait. Une nuit d’insomnie, traversée par le proche et le lointain – les choses de la vie, en somme.