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couple - Page 2

  • Edward et Susan

    Julie Wolkenstein a écrit une thèse sur Henry James, dont le fantôme hante un peu L’heure anglaise, son deuxième roman (2000) qui m’avait beaucoup plu à la première lecture. Elle y raconte une journée d’été d’Edward et Susan Sanders, qui vivent dans une belle maison à la campagne, en 1911. Je me souvenais surtout de la longue promenade clandestine d’Edward, averti par un télégramme à la gare d’un rendez-vous annulé, qui le laisse libre pour la journée. Il décide de rentrer à pied en longeant la rivière, tandis que Susan se rend à Londres, sans qu’il le sache.

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    Motif "Chèvrefeuilles" du papier peint par William Morris

    « Edward », la première partie, remonte à la veille au soir : en secouant les cendres de son cigare à la fenêtre, il regarde les rectangles de lumière sur la pelouse et descend éteindre l’électricité à la cave. Deux cents bouteilles de vin ramenées de Provence – il les collectionne depuis dix ans – y témoignent de sa véritable passion, alors que ses amis louent davantage la qualité de ses cigares, hérités de son père. Dans leur chambre, Susan dort déjà.

    Le matin, une fois qu’il a vu ses enfants, Miles et Flora, au petit déjeuner, et Susan qui a rempli un panier de fleurs blanches pour la soirée chez les Porter, leurs voisins, Edward va prendre le train pour se rendre à l’étude Closely, Sanders & Co. Au téléphone, on lui a confirmé qu’il était « inutile de venir » : le voilà libre pour la journée. Sans avertir chez lui, Edward emprunte le sentier qui borde la Sheldon River et se souvient, en marchant, de son enfance solitaire.

    Sa mère, « née Lady Virginia, fille du dix-septième duc de Coolingham », a mis quatre filles au monde, toutes décédées avant la naissance de son fils. Féministe militante qui réunissait des femmes du monde chez elle, elle n’entrait quasi jamais dans la nursery où Edward jouait seul avec ses soldats de plomb. Livré aux nurses, il ne voyait guère son père, retranché dans son bureau où il se faisait même porter ses repas.

    Sa mère s’était tuée dans un accident d’automobile, son père ne lui avait pas survécu longtemps. Il avait vendu leur maison. Ne fait-il pas comme son père, au fond, en laissant derrière lui chaque matin sa famille et les domestiques ? Tout à sa flânerie inopinée, il ne se montre pas quand il entend les voix de deux d’entre elles, ni quand il aperçoit ses enfants avec leur gouvernante. Rentré dans la salle à manger ouverte sur le jardin, que prolongent les chèvrefeuilles de William Morris sur le papier peint, il épie la maisonnée à cette heure où il n’est jamais là.

    La cuisinière a préparé un gigot d’agneau qui doit cuire sept heures, il s’en délecte, lui à qui on ne sert d’habitude que de la volaille ou du poisson maigre. Dans leur chambre, Susan a laissé traîner un roman d’Edith Wharton ; il en tombe un carton : l’annonce du décès de Miss Amanda Closely à trente ans, celle qu’il avait failli épouser.

    « Susan », la deuxième partie , deux fois plus courte, débute dans le bureau d’Edward à Londres, où son épouse pensait lui faire la surprise, après son rendez-vous chez Asquith, d’un déjeuner ensemble. Au rez-de-chaussée, dans la vitrine d’un magasin de nouveautés, elle a remarqué d’emblée une écharpe en soie brochée, bordée de velours écarlate. Elle décide de l’acheter pour la porter le soir même.

    Elle aussi est assaillie par ses souvenirs, de ses amies de jeunesse dont l’une était morte accidentellement lors d’une sortie en voilier. En déjeunant seule dans le salon de thé où elles se retrouvaient jadis, elle pense à ce qu’elle doit annoncer à Edward. Ses pensées croisent celles d’Edward, les éclairent d’un autre jour. Elle ne sait pas encore qu’elle va le retrouver à la maison en rentrant.

    Le couple en couverture du Folio (un détail d’une peinture de Cucuel) a peut-être été choisi pour ce regard non échangé ou par allusion à l’endroit où les Sanders passent leurs vacances, dans le Midi. J’ai préféré reprendre ce motif de William Morris dans leur salle à manger, où se déroule la dernière partie de ce roman où Julie Wolkenstein excelle à peindre des atmosphères, un saut dans le temps inattendu et révélateur. « Une intrigue faussement simple », selon le billet de Keisha, fan de cette romancière, qui m’a donné envie de relire L’heure anglaise.

  • Sous l'eau

    juli zeh,décompression,roman,littérature allemande,thriller,plongée sous-marine,lanzarote,couple,séduction,violence,malaise,jugement,culture« Nos genoux touchèrent fond à trois mètres à peine. Ils respiraient tous les deux un peu trop précipitamment en gardant une main sur le détendeur comme s’ils craignaient que celui-ci tombe de leur bouche. Mais c’était normal pour des débutants. La plupart des clients vivaient un petit choc quand ils respiraient pour la première fois sous l’eau. Ensuite, il y avait deux catégories de gens. Les premiers ressentaient une euphorie incroyable, une sorte d’orgasme cérébral déclenché par l’impression de faire la nique aux éléments hostiles grâce à la technique. Entièrement entourés d’eau et pourtant aussi libres de respirer qu’un poisson. Tels des hôtes dans un univers étranger. Les seconds se sentaient mal à l’aise. Ils avaient le sentiment de ne pas appartenir à ce monde, ne faisaient pas confiance à l’appareil qui les approvisionnait en oxygène, et étaient mus par un besoin irrésistible de remonter à la surface. Ceux-là manquaient de sérénité sous l’eau. Il leur fallait beaucoup de pratique pour devenir de bons plongeurs.
    Je sus immédiatement qui appartenait à quelle catégorie. »

    Juli Zeh, Décompression

  • Plongée à Lanzarote

    La fille sans qualités de Juli Zeh m’avait laissé un assez bon souvenir, c’est ce qui m’a poussée à emprunter Décompression à la bibliothèque (2012, Nullzeit (Temps zéro), traduit de l’allemand par Matthieu Dumont, 2013). La couverture n’apparaît plus sur le site de l’éditeur, celle de l’édition anglaise est plus explicite. La plongée sous-marine ne m’attire pas du tout, mais bien le « thriller intelligent et jubilatoire » annoncé en quatrième de couverture.

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    Parc national de Timanfaya à Lanzarote (source)

    Novembre à Lanzarote. A l’aéroport, Sven Fiedler attend Theodor Hast et Jolante von der Pahlen, de nouveaux clients très élégants. Dans le minibus, il propose comme d’habitude de se tutoyer, Theo et Jola sont d’accord. Cela fait quatorze ans que Sven et Antje se sont installés à Lahora, au bord de l’Atlantique. Sven y possède deux maisons : la « Residencia », où il habite avec Antje, et la « Casa Raya », plus petite, « logement de villégiature ».

    Antje avait fait émerger là une « oasis » où il y avait des fleurs toute l’année « à la lisière du désert de pierres ». C’était elle qui  installait les clients, gérait les réservations, se chargeait de l’entretien, pour laisser Sven à ses activités de moniteur de plongée. Ils forment un couple discret en contraste avec Theo et Jola, l’écrivain et l’actrice attirent les regards.

    Le récit dont Sven est le narrateur alterne avec le Journal de Jola. Dès le premier jour, son état d’esprit y apparaît : le goût de la contradiction, le mépris du « vieil homme » (Theo) – « Je ne le provoquerai pas, et il ne se laissera pas provoquer. Cessez-le-feu. » – et sa motivation, décrocher le rôle de Lotte Hass, célèbre photographe et plongeuse sous-marine, une pionnière. Elle trouve Sven « rayonnant », s’interroge sur ses relations avec Antje, une jolie blonde.

    Quand Sven « google » le nom de Jola, il est surpris du nombre de résultats : l’actrice allemande, d’origine aristocratique, trente ans, est recensée partout, célèbre pour son rôle dans une série télévisée. Theo, son compagnon écrivain, a douze ans de plus qu’elle. Dès le repas de bienvenue, Jola parle du livre sur Lotte Hass qu’elle est en train de lire, elle veut améliorer ses compétences pour mieux jouer la célèbre plongeuse dans un film.

    Bien que la vie privée de ses clients ne le concerne pas, Sven comprend vite que ces deux-là, en désaccord sur presque tout, ne sont pas « faits l’un pour l’autre ». Antje trouve que Jola, qui n’a pas mangé grand-chose, a « l’œil un peu hagard », et qu’une femme comme elle serait moins nerveuse si elle avait des enfants – une remarque que Sven n’apprécie pas, il n’a pas envie d’en avoir et n’aime pas les jugements sur les autres. De son côté, dans son Journal, Jola écrit qu’elle les trouve « normaux » et « sains », contrairement à eux deux.

    Lors de la première sortie en mer, Sven découvre la silhouette parfaite et musclée de l’actrice, « une statue vivante », tout le temps en train de provoquer son compagnon, qui lui rend coup pour coup. Pendant l’exercice de surplace à huit mètres sous l’eau, Theo est soudain privé d’air et se propulse vers la surface. Aucun danger à cette profondeur, mais Sven est furieux : il a compris que Jola a fermé un robinet dans le dos de son compagnon. De retour sur la plage, il éclate. Il leur laisse une dernière chance. Si l’un d’eux fait encore une telle « connerie », il arrête l’entraînement, « peu importe qui ils étaient, pour qui ils se prenaient et combien ils payaient. »

    Les réactions des uns et des autres confirment rapidement que Décompression est bien un « thriller », en raison des risques de la plongée et de l’atmosphère de perpétuel règlement de compte entre Jola et Theo. Sven, que Jola cherche ouvertement à séduire pour susciter la jalousie, n’a probablement pas encore compris à quel point la compagnie de ces deux-là est risquée – pour eux, mais aussi pour sa relation avec Antje qui observe leur manège.

    Un  soir où il se retrouve seul avec Theo, celui-ci lui explique le milieu où est née Jola, fille d’un important producteur de cinéma, qui attend toujours « qu’on lui donne ce qu’elle veut ». « Pour elle, je ne suis qu’un substitut dans la quête de l’amour paternel. Tant que je ne lui en donne pas, elle reste avec moi. Et se venge un millier de fois par jour. » Pourtant il l’aime. Et il recommande à Sven d’être prudent. Le moniteur paraît naïf dans cette affaire.

    Juli Zeh sait comment « fabriquer » le malaise, l’attiser, compliquer les situations, faire douter le lecteur de la réalité des choses, surtout quand le récit de Sven et le Journal de Jola donnent des versions contradictoires sur ce qui s’est passé dans la journée. La description froide de la violence dérange. Bref, Décompression met en scène les pièges de la manipulation. Le roman m’a paru fort long, mais m’a tout de même tenue jusqu’au bout, par curiosité. S’il divertit, sans plus, ce roman ne m’a pas donné envie de poursuivre avec son autrice.

  • Sophie Taeuber

    TaeuberArp (64) animaux.jpgLongtemps dans l’ombre de Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp est à présent redécouverte comme une artiste à part entière.

    La journaliste et réalisatrice Safia Kessas propose sur le site de Bozar une série de podcasts passionnants en six épisodes, dont le premier s’intitule « l’ange muet se révèle près de 80 ans après sa mort ».

    Sophie T. a exécuté des danses modernes au Cabaret Voltaire de Zurich devant les dadaïstes. Formée aux arts appliqués, notamment à la technique du bois tourné, elle a fait sensation avec ses marionnettes « dada » traitées de manière abstraite.

    Entre 1925 et 1942, Sophie Taeuber-Arp a participé à plus de quarante expositions en Europe, aux Etats-Unis et au Japon. Son activité d’enseignante à l’École des arts appliqués de Zurich a souvent permis au couple de vivre et de créer librement.

    TaeuberArp (101) Sophie Equilibre.jpg

    L’exposition Arp à Bozar met bien son œuvre en valeur. Depuis la publication de la correspondance de Sophie Taeuber en 2021, on connaît mieux la vie qu’elle a menée : elle s’occupait de tout, maison et administration.

    Dans le magazine Bozar de la saison ’24-’25 (en ligne), je vous recommande l’article de Safia Kessas, « Sophie Taeuber, une voix retrouvée, aux côtés de Jean Arp » (pp. 13-18), une réflexion sur son rôle de femme artiste et de femme d’artiste.

    Sophie rêvait Sophie peignait Sophie dansait, poème écrit par Jean Arp après sa mort, est repris dans les Morceaux choisis (pp. 26-27).


    sophie taeuber-arp,exposition,bozar,art abstrait,couple,peinture,dessin,sculpture,design,femme artisteSophie Taeuber-Arp, Sienne, maisons, animaux, 1921,
    gouache et crayon sur papier brun,
    Etienne Bréton / Saint-Honoré Art Consulting

    Sophie Taeuber-Arp, Equilibre, 1932,
    huile sur toile,
    Stiftung Arp e.V., Berlin / Rolandswerth

    Sophie Taeuber-Arp, Forme bleue, 1935,
    gouache et crayon sur papier, collection privée

  • Acrimonie

    Ferrante les jours Folio.jpg« Ma mère disait à voix basse à ses ouvrières, l’une brune, l’autre blonde : « La pauvrette avait cru que son mari se repentirait et accourrait aussitôt à son chevet pour se faire pardonner. » Au contraire, il était resté loin, prudemment, avec cette autre femme que maintenant il aimait. Et ma mère riait amèrement de l’acrimonie de cette histoire et d’autres en tous points semblables qu’elle connaissait. Les femmes sans amour mouraient vives. C’est ce qu’elle disait tandis qu’elle cousait des heures et des heures et, entre-temps, elle coupait des vêtements sur ses clientes qui, à la fin des années soixante, venaient encore chez elle faire tailler leurs habits sur mesure. Récits, médisances et couture : j’écoutais. Le besoin d’écrire des histoires, c’est là que je l’ai découvert, sous la table, tandis que je jouais. »

    Elena Ferrante, Les jours de mon abandon