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séparation

  • Les mots

    De Beul Oscar Maternité recadrée.jpg« Ce sont les mots qui reviennent les premiers, non les femmes qui sont parties. Les mots reviennent à pas de loup, aussi silencieux que des papillons noirs. Les mots ne nous trahissent pas. Ils nous effraient, ils nous fuient. Lorsqu’on a vraiment besoin d’eux, ils entrent dans la maison par les fenêtres et par les portes, par le soleil et par la lune, par toutes les lumières des saisons. Ils se glissent partout, dans les chemises, dans les placards, dans les draps. Violemment ils vous accrochent le ventre, vous poussent vers la table. On ouvre un cahier, on attrape un stylo. Ils sont là, précis et rassurants comme une mère.
    Les mots nous sauvent de tout. Ils remontent de si loin. Ils nous viennent de nos mères.
    Les premiers mots d’abord, les plus simples, les plus forts. Le mot maman, le mot amour, le mot caresse. Tous les mots ne sont pas dans le dictionnaire. Les vrais mots sont dans le regard d’une maman, dans son sourire. C’est le sommeil retrouvé, la grande paix de la nuit, les téléphones inutiles, le vol lent et bleu des rêves. Ecrire c’est aimer sans la peur épuisante d’être abandonné. Seules les mères et l’écriture ne nous abandonnent jamais. »

    René Frégni, Elle danse dans le noir

    Oscar De Beul (Schaerbeek, 1881-1929), Maternité, bronze

  • Un lent adieu

    Le titre semble s’accrocher à ma lecture précédente, mais rien d’Elle danse dans le noir (1998) de René Frégni ne ressemble à La danseuse de Modiano. « A ma mère morte. A ma mère vivante » : en lui dédiant son récit, Frégni amorce ce que j’appellerais un lent adieu à celle qui l’a le plus aimé, qui lui a tout donné.

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    « En quatre ans, j’ai perdu ma mère, puis mon père, la femme avec qui j’ai vécu vingt ans m’a dit un soir : « Je n’ai plus de désir pour toi », le lendemain elle partait. » L’été a heureusement commencé en compagnie de sa fille de six ans, mais depuis le premier août, Marilou est partie avec sa mère. « Dans mon appartement silencieux je vis seul, comme ma mère a vécu les dernières années de sa vie, alors que mon père paralysé était dans une maison de retraite. » Son amour pour sa fille est son rempart contre la tristesse. Alors il se remet à écrire « pour apaiser son cœur ».

    Il rêve d’une femme qui partagerait ses nuits. Mais il lui faut raconter le début, ce matin de juillet, cinq ans auparavant, où sa mère, qui était infirmière, lui a dit sa peur. Le gastro-entérologue chez qui il l’avait accompagnée lui avait chuchoté à l’écart la gravité du mal, il fallait l’opérer rapidement, mais à sa mère il avait parlé, rassurant, d’un simple polype à enlever. « J’ai senti que c’était notre dernier été. » Sa mère n’était pas dupe, elle se laissait guider par lui « comme une enfant s’abandonne ».

    Quand lui échoit la dernière chambre disponible à la clinique d’Avignon où on l’a hospitalisée en urgence et où sur l’autre lit, souffre une femme « en phase terminale », un premier cri de révolte de René Frégni ouvre le récit des douloureuses vicissitudes qui ont marqué les derniers mois de sa mère. Tout ce qu’il peut faire pour l’en distraire, la consoler, il le fait, avec une grande tendresse. Sa mère lui raconte son enfance à Moustiers-Sainte-Marie, elle veut le rassurer comme elle l’a toujours fait.

    Il en est malade, perd l’appétit, passe des nuits sans trouver le sommeil, imagine une femme qu’il rencontrerait dans les rues désertes et qui lui parlerait, à qui il ferait l’amour. Ou bien il hurle, met la musique à fond, s’effondre, puis ouvre un cahier, attrape un stylo : « Chaque cahier qui s’ouvre est un berceau calme et blanc. Chaque cahier fait de nous un enfant. »

    René Frégni revient sur les séances d’écriture avec les détenus des Baumettes à Marseille – « les hommes que je comprends le mieux. » Pour Polo, un Corse de cinquante ans sorti de prison il y a quelques mois et qui comptait sur sa visite, il traverse la ville jusqu’au Bar César qu’il tient avec sa femme. Tournée générale. Un Polo bouleversé le présente à tous, et c’est parti pour une série de pastis sans eau, jusqu’à la fermeture. Après, il lui prépare des pâtes et ils restent « sans parler, égarés et heureux dans une nuit et une ville qui n’existaient plus. »

    Tant qu’elle peut marcher, il se promène dans le parc avec sa mère, de plus en plus maigre. Elle le supplie de la ramener chez elle, convaincue que la radiothérapie lui brûle le ventre. Lui, « aveuglé par la peur de la perdre », résiste jusqu’au jour où on la transporte en ambulance à Manosque avec une brûlure au troisième degré dans le dos. Grande colère contre les médecins qui maltraitent les malades et contre ceux qui parlent à leurs proches sans humanité.

    Chez lui, il retrouve cette année-là Marilou dans son petit lit blanc, son bébé qui ramène la paix en lui. Mais près de sa mère, malgré quarante ans de tendresse, il n’ose lui caresser les cheveux ni lui prendre la main. « J’étais devenu un homme ; une forteresse de pudeur. » Les pages les plus douces d’Elle danse dans la nuit décrivent les tendres moments de l’enfance, de la sienne avec sa mère, de sa fille avec lui. Elles alternent avec le récit de la bataille contre la maladie.

    Lors d’un bref séjour à Paris, à la demande de son éditeur, Frégni trompe sa solitude un soir chez un marchand de vin, invite une jeune femme seule à partager sa bouteille ; sensible à son accent du Sud, celui de son enfance, elle accepte et il découvre de près le petit tatouage noir sur sa paupière droite – un cafard ! Elle l’invitera dans sa minuscule chambre de bonne et chantera pour lui en jouant du tampura avant de lui faire l’amour, avec une lenteur inédite.

    L’œuvre de René Frégni est une traversée de la nuit et un chant d’amour. L’histoire d’un fils, l’histoire d’un père. Chaque matin, il conduit Marilou à l’école. Dans leur petite ville, il apercevait régulièrement sa femme avec son nouveau compagnon, le cœur à vif ; elle finit par décider d’elle-même de déménager. On lit le cœur serré le récit de la fin d’une mère aimée, les mots d’un fils qui perd pied, qui vit ce qu’il a toujours craint le plus, sa mort. Elle danse dans le noir lui rend hommage, comme l’avait fait Minuit dans la ville des songes. Comment se perdre et se retrouver, comment continuer à aimer.

  • N'importe où

    Kokantzis Gioconda poche.jpg« Tant que durait l’été, la nuit tardait à venir, et avec elle arrivait l’heure du couvre-feu. Se glisser en douce hors de la maison après cette heure-là ? Nos parents nous l’avaient depuis longtemps interdit à cause du danger. Mais l’été avait un avantage : on pouvait se trouver un coin presque n’importe où, s’asseoir dans les herbes sèches, s’allonger. Nous devenions prudents comme des conspirateurs. Notre comportement dut bien des fois déconcerter nos amis, et je surpris souvent – du moins me sembla-t-il – des regards soupçonneux. »

    Nìkos Kokàntzis, Gioconda

  • Nikos & Gioconda

    Nìkos Kokàntzis (1930-2009) offre dans Gioconda (traduit du grec par Michel Volkovitch) un récit amoureux qui m’a beaucoup plus émue, je le reconnais, que celui de Laurine Roux lu juste avant. Non seulement parce que « Ceci est une histoire vraie », comme indiqué en première page, mais parce que l’auteur a raconté ce magnifique amour de jeunesse dans un style limpide, « vibrant de naturel et de sensualité » (Antoine Pamiers dans Télérama).

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    Kokàntzis se souvient avec nostalgie de son ancien quartier à Thessalonique, « connu du temps de sa beauté », où il est né et a grandi, où il a vécu la guerre et l’Occupation allemande. « Il y avait alors là-bas une maison pauvre, devenue très importante pour moi. » Et un semblant de jardin avec un grand figuier qu’il a conservé dans son cœur.

    Le terrain vague entre cette maison et la sienne était le lieu de rendez-vous de leur bande : deux cousins et lui, plus quatre filles et deux garçons plus jeunes, les enfants de la famille voisine. Ceux-ci, des juifs, étaient pauvres, bien que propriétaires de leur maison, et accueillants. La mère avait de beaux grands yeux bruns, « pleins de chaleur et de gaieté », comme ses enfants, sauf Gioconda, la quatrième, d’un an plus jeune que lui, aux yeux « gris-bleu qui louchaient un peu », sa compagne de jeux préférée.

    « Elle fut mon amie la plus proche depuis que nous sûmes parler jusqu’au jour où elle partit, à quinze ans, avec toute sa famille, emmenée par les Allemands. Deux ans avant cette séparation, elle fut la première femme qui me lança un sourire différent de tous ceux que j’avais connus jusqu’alors, et dont elle-même devait ignorer le sens, levant les yeux jusqu’aux miens quelques instants, dans la pénombre d’une soirée de printemps, tandis que nous étions debout, vaguement mal à l’aise, sous l’abricotier de son jardin – un sourire timide, fugitif, qui m’emplit d’un trouble, d’un vertige inconnus. »

    Le rapprochement entre eux deux, la jalousie ressentie par rapport à un cousin de Gioconda plus âgé et séduisant, les premiers troubles du corps, le premier baiser et l’éveil de la sexualité, tout est raconté avec une telle délicatesse qu’on redoute d’arriver aux pages terribles de leur séparation. J’ignorais le sort des familles juives de Thessalonique, déportées à Auschwitz, où Gioconda est morte. On pourrait rapprocher ce livre d’autres récits courts et intenses comme L’Ami retrouvé de Fred Uhlman ou Inconnu à cette adresse de Kathrine Kressmann Taylor pour la qualité de la narration, sobre et prenante.

    C’est trente ans après, en 1975, que Nìkos Kokàntzis s’est décidé à raconter cet amour si parfait, si tragique, comme un « mémorial » qui lui survivrait. Gioconda est le seul livre qu’il ait écrit. Il nous a fait ainsi ce précieux cadeau de raconter si justement les émois de l’adolescence, ce pas à pas de la première relation amoureuse, avec pudeur et intensité. Beaucoup de lecteurs et de lectrices, sans doute, y prendront un bain de jeunesse.

  • Mensonge

    besson,l'arrière-saison,roman,littérature française,hopper,nighthawks,huis clos,peinture,culture« Louise est soulagée d’avoir prononcé le mot. Mensonge. A la fin, ce dont elle fait grief à Stephen, ce n’est pas de l’avoir quittée : après tout, c’était son droit. Non, c’est de lui avoir menti, de l’avoir flouée, manipulée peut-être, de lui avoir dissimulé d’abord ce qui survenait dans sa vie à lui, de l’avoir sciemment minimisé ensuite quand il s’est agi de passer aux aveux, d’avoir protesté de sa bonne foi alors que son insincérité était accablante, de s’être engagé à mettre un terme au désordre qu’il avait lui-même provoqué, de lui avoir enfin laissée nourrir des espoirs qu’il n’a jamais concrétisés. Elle aurait horriblement souffert, bien entendu, d’une rupture brutale qu’elle n’aurait pas vue arriver mais moins, infiniment moins, que de cette affreuse agonie, que de ce chemin de croix pavé d’humiliations. »

    Philippe Besson, L’arrière-saison