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shoah

  • Troublée

    Bruck Le pain perdu.jpg« En fille adoptive de l’Italie, qui m’a donné beaucoup plus que le pain quotidien, et je ne peux que lui en être reconnaissante, je suis aujourd’hui profondément troublée pour mon pays et pour l’Europe, où souffle un vent pollué par de nouveaux fascismes, racismes, nationalismes, antisémitismes, que je ressens doublement : des plantes vénéneuses qui n’ont jamais été éradiquées et où poussent de nouvelles branches, des feuilles que le peuple dupé mange, en écoutant les voix qui hurlent en son nom, affamé qu’il est d’identité forte, revendiquée à cor et à cri, italianité pure, blanche… Quelle tristesse, quel danger !
    Mon identité même s’est secouée ces derniers temps, et au lieu de jouir de mes titres
    honoris causa, de mes honneurs, de mon élection à l’Académie hongroise, j’ai perçu un sentiment nouveau. Un ressentiment ? Peut-être envers le monde qui, autrefois assassin, m’avait exclue de la communauté civile et avait voulu me supprimer.
    Et je me demandais : « Tout cela, est-ce destiné à l’écrivain, ou bien est-ce une sorte de rachat pour la survivante de la part de ceux qui ne me doivent rien ? » »

    Edith Bruck, Le pain perdu

  • Edith Bruck raconte

    27 janvier 1945 : libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge en Pologne occupée (Wikipedia). Avant de lire le nom d’Edith Bruck sur de nombreux blogs fidèles au devoir de mémoire, je ne savais rien de cette écrivaine italienne d’origine hongroise, née Edith Steinschreiber en 1931. Le pain perdu (2021, traduit de l’italien par René de Ceccatty, 2022) est le récit autobiographique et le témoignage d’une survivante d’Auschwitz.

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    Edith Bruck en janvier 2020 (source)

    Petite fille aux pieds nus et aux tresses blondes, elle a grandi à la campagne, benjamine d’une famille nombreuse. Au lieu de « Ditke », son diminutif, ses frères et sœurs l’appelaient « Boulette ». Sa mère, fatiguée de ses « pourquoi ? », lui répondait souvent « Demande-le-Lui, à Lui » en lui criant dessus, exaspérée de la voir s’approcher des fous, des vieux. On s’en rappellera en lisant la « Lettre à Dieu » à la fin du récit.

    Ditke était « la première de la classe, malgré les lois raciales, que le village n’appliquait pas à la lettre. » Elles étaient trois élèves juives au dernier rang, deux filles de commerçants et elle, « fille de Stein Schreiber », « exclu de l’armée, en 1942 », qui conduisait les bêtes des autres au marché, « pour un gagne-pain de misère ».

    Sa grand-mère maternelle meurt quand Ditke a douze ans. Dans une poche raccommodée de son peignoir, sa mère trouve de l’argent, deux alliances en or et une chaînette avec l’étoile de David. Cela leur permet de construire une petite maison d’une seule grande pièce avec une cuisine. Au premier « Heil Hitler ! » lancé à sa sœur Judit, qui est pour sa petite sœur une seconde mère, leurs parents sont bien forcés de leur expliquer que pour les autres, ils ne sont pas hongrois mais juifs.

    A Noël, le tambour annonce que les Juifs ne pourront plus sortir de chez eux après six heures, « ni quitter le village, ni voyager ». Au treizième printemps d’Edith, ils fêtent la Pâque juive sans joie ni chants. Une brave voisine leur a offert de la farine, la mère a préparé de la pâte pour la fin de la fête quand deux gendarmes font céder la porte sous leurs coups et leur donne cinq minutes pour sortir – « le pain, le pain » répète sa mère, mais les voilà tous jetés dehors. En chariot puis en train, les familles juives sont emmenées dans le ghetto du chef-lieu local. Un oncle arrivera à leur y apporter de la nourriture pour l’anniversaire de Ditke, « fêté avec un gâteau, mais maman soupirait encore pour le pain perdu. »

    Fin mai, « des bandes de corbeaux noirs, armés, d’apparence humaine » les chassent de là pour les entasser dans des wagons à bestiaux. Seule consolation : ils sont tous ensemble. A quarante-huit ans, les parents « ont vieilli d’un coup ». Quatre jours plus tard, ils sont à Birkenau, aussitôt séparés. Ditke se retrouve seule avec sa sœur Judit.

    A Auschwitz, Ditke est « 11152 ». Quand elle s’inquiète de sa mère, une kapo polonaise lui montre la fumée : voilà ce qu’est devenue sa mère. Au camp, il leur faut s’habituer à la nourriture immangeable comme à la faim, aux poux, à la peur. « Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute on mourait : l’une par sélection, une autre à l’appel, une autre de faim, une autre de maladie » ou foudroyée par le courant du fil barbelé.

    Après la Pologne, ce sera l’Allemagne : Dachau, où elles sont mises au travail. Judit et Ditke sont affectées à un petit commando de quinze femmes choisies pour travailler dans la cuisine d’un château pour les officiers de terre et leurs familles. Elles y volent parfois un supplément de nourriture. Puis on les déplace d’un endroit, d’un camp à l’autre. L’enfer sur terre.

    « Nous avons vécu dans l’agonie, au milieu des morts, dans le froid, la faim jusqu’au dernier appel du 15 avril, mais de l’aube à neuf heures, personne n’est venu nous compter. La kapo qui nous mettait en rangs à coups de bâton, parce que certaines d’entre nous ne pouvaient tenir debout, avait disparu. » Quand Judit se risque dehors, elle revient en criant que les Allemands sont partis. Des soldats arrivent pour les libérer et les emmènent à l’hôpital militaire de Bergen-Belsen. On y augmente très lentement leur nourriture. Le jour de ses quatorze ans, Ditke reçoit un sachet de sucre.

    « Ils nous ont rendu nos noms, inscrits sur des papiers, avec nos dates de naissance, nos origines, nos numéros de déportées, nos lieux de captivité : nous avions l’impression de renaître, libres et dispersées dans le monde des vivants. » Et le reste de leur famille ? Sans attendre leur tour de rapatriement, les deux sœurs se mettent en route dans la confusion générale. Elles ne se doutent pas des difficultés à venir.

    A Budapest où vit leur sœur Mirjam, elles la trouvent avec un petit garçon, « déjà veuve ». Son mari « est mort congelé en marche vers les camps, après des années de travaux forcés ». Puis elles retrouvent leur sœur Sara, enceinte, ensuite David, leur frère de vingt ans, qui leur apprend la mort de leur père au camp. Au village, quand elles y retournent, les voisins les regardent avec stupeur, se défendent d’avoir fait du mal ; leur maison a été vidée, dévastée.

    La deuxième partie de Pain perdu raconte leur « nouvelle vie ». Judit veut absolument rejoindre la Palestine – le rêve de leur mère – et ne comprend pas que sa sœur ne veuille pas l’y accompagner. Ditke n’a qu’un objectif en tête : écrire, tenir la promesse qu’elle a faite à des mourants de Bergen-Belsen de raconter ce qu’ils ont vécu. Elle sera un témoin de la Shoah comme son ami Primo Levi. « L’écriture d’Edith Bruck est à l’image de sa volonté et de sa force. Claire et directe, elle ne laisse aucune place aux atermoiements ou aux dérobades. » (Gabrielle Napoli)

    Survivre est une chose, vivre en est une autre. Trouver un travail, peu importe lequel, se marier et divorcer, plusieurs fois, voyager, et finalement se fixer en Italie pour commencer une carrière d’écrivaine. A 90 ans, sa vue baissant, sa mémoire aussi, Edith Bruck décide de « survoler, rétrospectivement » son existence dans Il pane perduto : « Et aujourd’hui, mon long chemin me semble à moi-même invraisemblable, un conte dans la « forêt obscure «  du XXe siècle, avec sa longue ombre sur le troisième millénaire. »

  • On se croira

    Lafon Quand tu écouteras.jpeg« Mes camarades de classe avaient raison : écrire est un mélange de n’importe quoi, en périphérie du réel, loin de la vérité, car elle n’existe pas. Et ces précieux n’importe quoi nous lient les uns aux autres, écrivains aux lecteurs, comme un serment, un contrat dont on ne respecterait qu’un terme : on se croira.
    Nous sommes les enfants des romans que nous avons aimés, ils se déposent au creux de nos peines, de nos manques, ils contiennent tout ce qui se dérobe à nous, qui passe sans qu’on ait pu le comprendre, nous sommes faits d’histoires qui ne nous appartiennent pas, elles nous irriguent et nous hantent, nous qui « marchons dans la nuit au-dessous de ce qui est écrit là-haut, également insensés dans nos souhaits, dans notre joie, notre affliction » (Diderot). »

    Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson

  • La nuit de Lola Lafon

    De sa nuit au musée Anne Frank le 18 août 2021, Lola Lafon avait parlé avec émotion à La Grande Librairie. La lecture de Quand tu écouteras cette chanson m’a bouleversée. Elle y rend hommage à la jeune fille juive qui a tenu son journal dans « l’annexe », où sa famille a vécu cachée des nazis pendant plus de deux ans, une jeune autrice à part entière.

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    Fac-similé du Journal d'Anne Frank exposé au Anne Frank Zentrum de Berlin en 2008.

    Quand tu écouteras cette chanson touche à l’intime, au non-dit. Lola Lafon s’y dévoile avec pudeur, avec intensité. Elle parle de ses origines, de sa famille, de ses rapports avec la « judaïté », de la jeune fille qu’elle a été, de choses et de personnes sur qui elle n’avait jamais écrit jusque-là. « Anne Frank, que le monde connaît tant qu’il n’en sait pas grand-chose. » Lors d’un entretien préalable, le directeur du Musée lui demande ce que la jeune Anne représente pour elle, ce qui la met mal à l’aise. Elle lui envoie un mail qui se termine sur cette citation de Duras : « Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. »

    Laureen Nussbaum est « l’une des dernières personnes en vie à avoir bien connu les Frank, […] une pionnière : elle étudie le Journal en tant qu’œuvre littéraire depuis les années 1990. » Elle raconte à Lola Lafon combien Anne, onze ans, la sœur de son amie Margot, était bavarde, « pénible et adorable » pour les adultes. Les deux sœurs étaient très gâtées par leur père Otto, « un homme moderne, pour l’époque », attaché à ce que ses filles soient éduquées et critiques.

    Après avoir fui l’Allemagne en 1933, leurs familles s’étaient  rencontrées à Amsterdam. La capitulation de la Hollande en mai 1940 les prend au piège, puis les premières mesures antijuives. Anne Frank énumère le 20 juin 1942 tout ce que les juifs doivent faire et tout ce qui leur est interdit – première page où elle rend compte « d’autre chose que de son quotidien d’écolière ». Tous craignent la « convocation » envoyée aux jeunes juifs de seize à vingt ans. Le 6 juillet 1942, Margot, seize ans, n’étant pas au cours, Laureen passe chez elle : « La porte de l’appartement des Frank est entrouverte. Les pièces sont vides, les lits défaits. »

    Laureen Nussbaum invite Lola L. à lire les quatrièmes de couverture du Journal (Het Achterhuis en néerlandais), « extrêmement révélatrices » de ce que les éditeurs ont souligné et des mots qu’ils ont évités. En laissant dans l’ombre l’essentiel : Anne écrivait pour être lue, et non « vénérée » comme une sainte ou un symbole. En mars 1944, dans l’Annexe, Anne Frank avait entendu à la radio le ministre de l’Education en exil demander aux Hollandais de « conserver leurs lettres, leurs journaux intimes » comme futurs témoignages précieux. Aussitôt elle s’était mise à retravailler son texte.

    Autorisée à passer la nuit dans l’Annexe, Lola Lafon sait qu’elle passera dix heures dans un lieu vide – Otto Frank, le seul survivant, a exigé que l’appartement reste dans l’état. « On dira : dans l’Annexe, il y a rien et ce rien, je l’ai vu. » Huit personnes sont restées vingt-cinq mois ensemble dans cette cachette au-dessus des bureaux de l’entreprise, où cinq employés leur fournissaient « vivres, livres et encouragements ». Silencieux, immobiles, sauf une heure pendant la pause du déjeuner.

    Lola Lafon raconte comment elle s’est préparée, ce qu’elle a lu, elle qui « depuis l’adolescence, détourne les yeux ; celle qui ne regarde pas de documentaire sur la Shoah. Celle qui n’a lu que peu de livres à ce sujet. » Mais elle « sait » cette histoire. L’histoire des familles russes, polonaises, qui ont tout quitté pour rejoindre « une France de fiction, celle d’Hugo, de Jaurès et de la Déclaration des droits de l’homme ». C’est l’histoire de sa famille, « l’abîme » auquel elle a tourné le dos à l’adolescence.

    Aspirant plus que tout à être « normale », elle restait vague sur ses origines russo-polonaises – « ma blondeur était un passeport vers la tranquillité. » Jamais elle ne disait qu’elle était juive. Elle a grandi en Bulgarie et en Roumanie, elle est trilingue : français, anglais, roumain, mais « aucun accent, aucune appartenance ».

    Au Musée Anne Frank, Teresien da Silva lui raconte les préparatifs d’Otto Frank jusqu’au 5 juillet 1942 : Margot a reçu la convocation redoutée, ils partiront le lendemain matin, Anne « ne pourra emporter que l’essentiel. » C’est dans la chambre étroite des parents et de Margot qu’un lit de camp a été installé pour l’écrivaine, la chambre d’Anne est juste à côté.

    Pourquoi elle écrit, son enfance en Roumanie et son arrivée à Paris à l’âge de douze ans, pourquoi on tient un Journal, la publication du Journal d’Anne, l’arrestation et le sort des Frank, la rencontre d’une déportée… La nuit passe et Lola Lafon n’arrive pas à franchir la porte de la chambre d’Anne Frank. Rien de convenu dans Quand tu écouteras cette chanson, plutôt des battements de la sensibilité, de la mémoire – d’où surgiront des mots qu’elle n’avait jamais écrits. Entrer dans la nuit de Lola Lafon au musée Anne Frank est une lecture à part, intime, troublante, au cœur de l’absence et de la présence.

  • Simon Gronowski

    « J’ai pardonné à mon geôlier nazi… » Quatre pages dans La Libre Belgique du week-end pour Simon Gronowski, formidable ! Linda, avec qui j’ai visité la Kazerne Dossin, m’a fait connaître ce « Passeur de mémoire » qui vient de fêter ses 90 ans. Francis Van de Woestyne l’a rencontré chez lui à Ixelles. Leur entretien parle de sa vie exceptionnelle, « l’histoire d’un petit garçon qui s’est évadé à 11 ans du vingtième convoi qui emmenait 1600 Juifs à Auschwitz… »

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    Simon Gronowski jouant du jazz au piano à sa fenêtre en Belgique durant le confinement, 2021
    © Ksenia Kuleshova for The New York Times

    Simon Gronowski est né à Bruxelles, où son père polonais, qui avait fui l’antisémitisme, tenait un commerce. Celui-ci était absent quand la Gestapo est venue les arrêter en mars 1943, sa mère, sa sœur et lui. Enfermés un mois à la Caserne Dossin, ils reçoivent leur numéro de déporté, sa mère et lui ensemble, sa sœur dans un autre convoi.

    Trois jeunes résistants ont attaqué le train à Boortmeerbeek et ont fait descendre 17 personnes dans la nuit. Plus loin, sa mère lui a demandé de sauter du train en marche par la porte ouverte, mais elle ne l’a pas suivi. Aidé par plusieurs personnes, dont un gendarme, il a pu rejoindre son père là où il se cachait. Sa mère et sa sœur ne sont jamais revenues. Son père malade est mort en 1945.

    Au récit de sa vie, « faite de miracles », s’ajoute un témoignage sur l’engagement magnifique de Simon Gronowski : un livre, L’Enfant du XXe convoi (repris aussi en bédé) ; les rencontres avec les jeunes dans les écoles, en Belgique et à l’étranger, comme le faisait Kichka ; l’amitié avec Koenraad, fils d’un collabo flamand, qui a souhaité le rencontrer et est devenu son « frère ». « Il est plus dur d’être le fils du criminel que le fils d’une victime », selon Simon Gronowski. Pour lui, qui n’a jamais eu de haine en lui, « la leçon est qu’il faut pardonner ».