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shoah - Page 2

  • Nakache, le nageur

    « Stehen : tenir, se tenir, résister » (d’après Paul Celan), c’est la première citation sur laquelle s’ouvre Le nageur, un formidable récit de Pierre Assouline consacré à Alfred Nakache (1915-1983). En plus de raconter l’apprentissage et les triomphes de ce nageur français fameux, sa vie quasi détruite par les nazis (contrairement à lui, ni son épouse ni sa fille ne survivront à Auschwitz), Assouline décrit les rivalités de pouvoir et les enjeux politiques dans le sport – une lecture intéressante à moins d’un an des Jeux olympiques de Paris 2024.

    Assouline Nakache.jpg
    En 1938, dans la piscine des Tourelles (Paris 20e), Alfred Nakache remporte le 100  mètres nage libre. 

    Né à Constantine, il a eu peur de l’eau jusqu’à l’adolescence. Après avoir assisté à un championnat de natation au bassin Aïn Sidi M’Cid, il va s’entraîner à la Jeunesse nautique constantinoise – « Dès lors, nager, ce n’est plus seulement se baigner. » Son style n’est pas conventionnel, mais on remarque sa puissance, on le fait concourir. Le voilà « espoir ». S’il veut progresser, il faut qu’Alfred Nakache aille à Paris.

    Depuis le décret Crémieux en 1870, les « israélites d’Algérie » sont tous devenus citoyens français. Boursier comme interne en terminale, le garçon « poisson » intègre en 1933 le lycée Janson-de-Sailly et le Racing Club de France. Il nage avec plaisir à la piscine des Tourelles, l’eau est son élément. On le surnomme « Artem » (prénom slave,  l’« énergique »). Nakache rencontre Cartonnet, de quatre ans son aîné, « long, haut, blond, blanc, fin, les traits réguliers, élégant, hautain » alors que lui est « mat, ramassé, râblé, musculeux, familier […], un éternel sourire accroché au visage ». Nakache sera plusieurs fois champion de France du 100 mètres nage libre.

    Son modèle, c’est Jean Taris, qui lui apprend beaucoup. Repéré par la Fédération, par les journalistes sportifs qui voient dans le jeune nageur son successeur, Nakache n’est pourtant pas envoyé aux championnats d’Europe de 1934 en Allemagne – le règlement implique qu’il faut être né sur le sol français. En Algérie, le climat politique est tendu : les colons européens de Constantine veulent la mairie, mais sans les juifs. Un pogrom y éclate en août 1934. En 1936, lassé des remarques antisémites au Racing, Nakache intègre le Club des nageurs de Paris.

    Avant même les Jeux olympiques de Berlin, les deux sphères de combat du nageur sont dessinées : les rivalités sportives, l’antisémitisme nazi. Alors que de nombreuses délégations ont exclu des juifs, la Fédération française envoie Nakache aux Jeux. Avec Le nageur, Pierre Assouline réussit à nous captiver, non seulement par le parcours personnel et sportif de Nakache, mais par toutes les composantes de sa vie : l’entraînement, la natation, l’art de concourir, les rapports avec les autres, sa relation au judaïsme, son sens de l’amitié, de l’engagement, sa solidarité…

    « Tenir, se tenir, résister » : cela vaut pour le sport, cela vaudra pour la guerre. « Si je le revois je le tue. » Ce leitmotiv du récit – Nakache est pourtant « un doux dans son genre, bienveillant, maître de ses nerfs » renvoie à Jacques Cartonnet (1911-1967), son coéquipier devenu son adversaire et pire, son ennemi. Condamné par contumace pour collaboration, celui-ci réussira à effacer sa trace.

    En décembre 1943, accusé de « propagande antiallemande », Nakache a été arrêté à Toulouse où il s’était installé, on a cherché aussi sa femme et sa fille. On le suit à Auschwitz puis à Buchenwald. Lui seul en reviendra. Certains avaient annoncé sa mort. Alfred Nakache est devenu un autre homme, Pierre Assouline le suit jusqu’au bout, jusqu’à Cerbère où il va vivre après sa retraite. « Le récit de son existence pourrait tenir en une phrase : il est né, il a nagé, il est mort. » Comme les précédentes, si pas plus encore, cette nouvelle biographie, l’histoire d’un homme et de son époque, est solidement documentée (la liste des sources prend huit pages). C’est passionnant.

  • Déstabilisée

    anne berest,la carte postale,roman,littérature française,juifs,shoah,enquête,famille,culture,histoire« – Si tu étais vraiment juive, tu ne prendrais pas cela à la légère.
    Sa phrase avait rasé les visages de chacun avant de m’atteindre. Tout le monde fut surpris de la violence de sa remarque.
    – Qu’est-ce que tu veux dire ? a demandé Georges. Elle t’a dit que sa mère est juive. Sa grand-mère est juive. Sa famille est morte à Auschwitz. Tu veux quoi en plus ? Il te faut un certificat médical ?
    Mais Déborah ne s’est pas démontée.
    – Ah oui ? Tu parles du judaïsme dans tes livres ?
    Je n’ai pas su quoi répondre, j’étais déstabilisée. Je me suis mise à bafouiller. Alors Déborah m’a fixée droit dans les yeux pour me dire :
    – En fait, si je comprends bien, toi tu es juive quand ça t’arrange. »

    Anne Berest, La carte postale

  • Quatre prénoms

    Le dernier roman d’Anne Berest, La carte postale, a été largement primé et recommandé dans la blogosphère. Le passage de la romancière à La Grande Librairie en avril dernier m’a tout à fait décidée à le lire. La carte éponyme figure sur la couverture du Livre de Poche, une photo en couleurs de l’Opéra Garnier et au dos, quatre prénoms.

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    Edition en gros caractères (2 volumes)

    Le roman s’ouvre sur l’arrivée de cette carte en janvier 2003 dans la boîte aux lettres de sa mère et l’effroi ressenti par celle-ci en découvrant les prénoms, « ceux de ses grands-parents maternels, de sa tante et de son oncle », tous les quatre morts à Auschwitz en 1942. Le dimanche suivant, toute la famille se rassemble – les parents d’Anne B. et ses sœurs : une photo de l’Opéra dans les années 90, le cachet de la poste du Louvre. Que peut signifier ce message anonyme ?

    Anne Berest, la narratrice, avait alors 24 ans  « et la tête occupée par une vie à vivre et d’autres histoires à écrire ». Ses parents ont glissé la carte dans un tiroir. Ce n’est que dix ans plus tard, quand Anne B. se repose chez ses parents en attendant d’accoucher, que Lélia, sa mère, se met à lui raconter ce qu’elle sait de la vie de ces quatre parents : Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques.

    Dans leur famille, tout commence par un amour contrarié à Moscou, celui d’Ephraïm Rabinovitch pour Anna Gavronsky, fille d’une cousine germaine. On lui cherche une autre fiancée. Ce sera Emma Wolf, la fille d’un grand industriel, venue de Lodz, à plus de mille kilomètres, pour épouser Ephraïm. En avril 1919, les jeunes mariés vont fêter Pessah, la pâque juive, chez les parents d’Ephraïm – Emma est enceinte.

    Ephraïm, socialiste avant tout, n’accorde pas d’importance à la religion, mais il aime cette fête traditionnelle. Ses parents ont exceptionnellement invité tous leurs cousins (sauf les Gavronsky). Le soir de Pessah, après la lecture du récit de la sortie d’Egypte et les prières, son père les surprend. Nachman tient, en tant que chef de famille, à les avertir : il est temps pour eux tous de quitter la Russie où l’antisémitisme renaît, malgré la Révolution. Nachman et sa femme Esther ont décidé de partir en Palestine et voudraient qu’ils les suivent là-bas.

    Emmanuel, leur plus jeune fils, préfère Paris, même si Nachman déconseille l’Europe. Quand Ephraïm sera recherché par la police, il choisira la Lettonie, tout juste indépendante, où les Juifs peuvent s’installer sans problème. Myriam (la grand-mère d’Anne B.) naît à Moscou en août, pendant qu’ils préparent leur départ pour Riga, où naîtra sa petite sœur, Noémie.

    « Terres promises », le Livre I, est le récit par Lélia des péripéties vécues par le couple, lettres et photos à l’appui. Les affaires tournant mal en Lettonie, Ephraïm et Emma vont rejoindre les parents en Palestine. Mais Ephraïm ne se fait pas à ce pays ; ils décident de repartir à Paris où Emmanuel est heureux de ses débuts au cinéma et où naîtra leur troisième enfant, Jacques.

    C’est l’histoire d’une famille heureuse jusqu’au 13 juillet 1942. Ce soir-là, les gendarmes viennent chercher les enfants, Noémie et Jacques. Ephraïm a eu le temps de chasser Myriam dans le jardin. Mariée en 1941 avec le beau Vicente Picabia (fils du peintre), elle ne figurait pas sur la liste. Elle seule survivra à la guerre.

    On n’est pas encore au milieu du roman quand la véritable enquête sur la carte postale débute, au Livre II, « Souvenirs d’un enfant juif sans synagogue ». La mère d’Anne qui s’occupe le mercredi de sa fille Clara, six ans, lui téléphone un soir, inquiète des mots de sa petite-fille : « Parce qu’on n’aime pas trop les Juifs à l’école ». L’image de la carte anonyme reçue par Lélia seize ans plus tôt lui revenant comme un flash, Anne B. veut « coûte que coûte » en retrouver l’auteur. Elle va avoir quarante ans, « cet âge où une force vous pousse à regarder en arrière, parce que l’horizon de votre passé est désormais plus vaste et mystérieux que celui qui vous attend devant. »

    Alors qu’on pensait lire la tragédie d’une famille juive parmi tant d’autres, le roman devient une quête pleine de suspens, de détours prévisibles et de hasards imprévisibles, passionnante, même si tant de pistes n’aboutissent pas. Des informations vont peu à peu permettre à Anne d’avancer, grâce aux archives de sa mère, qui a fait ses propres recherches et mis tant de choses par écrit.

    Dans cette traversée du XXe siècle, on croise autour des Rabinovitch des personnes sympathiques et d’autres beaucoup moins. Le temps d’un livre, Anne Berest rend son épaisseur à la vie de sa famille et reconstruit son histoire, tellement romanesque dirait-on – si elle n’était pas vraie ni si tragique. Formidable !

  • Troublée

    Bruck Le pain perdu.jpg« En fille adoptive de l’Italie, qui m’a donné beaucoup plus que le pain quotidien, et je ne peux que lui en être reconnaissante, je suis aujourd’hui profondément troublée pour mon pays et pour l’Europe, où souffle un vent pollué par de nouveaux fascismes, racismes, nationalismes, antisémitismes, que je ressens doublement : des plantes vénéneuses qui n’ont jamais été éradiquées et où poussent de nouvelles branches, des feuilles que le peuple dupé mange, en écoutant les voix qui hurlent en son nom, affamé qu’il est d’identité forte, revendiquée à cor et à cri, italianité pure, blanche… Quelle tristesse, quel danger !
    Mon identité même s’est secouée ces derniers temps, et au lieu de jouir de mes titres
    honoris causa, de mes honneurs, de mon élection à l’Académie hongroise, j’ai perçu un sentiment nouveau. Un ressentiment ? Peut-être envers le monde qui, autrefois assassin, m’avait exclue de la communauté civile et avait voulu me supprimer.
    Et je me demandais : « Tout cela, est-ce destiné à l’écrivain, ou bien est-ce une sorte de rachat pour la survivante de la part de ceux qui ne me doivent rien ? » »

    Edith Bruck, Le pain perdu

  • Edith Bruck raconte

    27 janvier 1945 : libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge en Pologne occupée (Wikipedia). Avant de lire le nom d’Edith Bruck sur de nombreux blogs fidèles au devoir de mémoire, je ne savais rien de cette écrivaine italienne d’origine hongroise, née Edith Steinschreiber en 1931. Le pain perdu (2021, traduit de l’italien par René de Ceccatty, 2022) est le récit autobiographique et le témoignage d’une survivante d’Auschwitz.

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    Edith Bruck en janvier 2020 (source)

    Petite fille aux pieds nus et aux tresses blondes, elle a grandi à la campagne, benjamine d’une famille nombreuse. Au lieu de « Ditke », son diminutif, ses frères et sœurs l’appelaient « Boulette ». Sa mère, fatiguée de ses « pourquoi ? », lui répondait souvent « Demande-le-Lui, à Lui » en lui criant dessus, exaspérée de la voir s’approcher des fous, des vieux. On s’en rappellera en lisant la « Lettre à Dieu » à la fin du récit.

    Ditke était « la première de la classe, malgré les lois raciales, que le village n’appliquait pas à la lettre. » Elles étaient trois élèves juives au dernier rang, deux filles de commerçants et elle, « fille de Stein Schreiber », « exclu de l’armée, en 1942 », qui conduisait les bêtes des autres au marché, « pour un gagne-pain de misère ».

    Sa grand-mère maternelle meurt quand Ditke a douze ans. Dans une poche raccommodée de son peignoir, sa mère trouve de l’argent, deux alliances en or et une chaînette avec l’étoile de David. Cela leur permet de construire une petite maison d’une seule grande pièce avec une cuisine. Au premier « Heil Hitler ! » lancé à sa sœur Judit, qui est pour sa petite sœur une seconde mère, leurs parents sont bien forcés de leur expliquer que pour les autres, ils ne sont pas hongrois mais juifs.

    A Noël, le tambour annonce que les Juifs ne pourront plus sortir de chez eux après six heures, « ni quitter le village, ni voyager ». Au treizième printemps d’Edith, ils fêtent la Pâque juive sans joie ni chants. Une brave voisine leur a offert de la farine, la mère a préparé de la pâte pour la fin de la fête quand deux gendarmes font céder la porte sous leurs coups et leur donne cinq minutes pour sortir – « le pain, le pain » répète sa mère, mais les voilà tous jetés dehors. En chariot puis en train, les familles juives sont emmenées dans le ghetto du chef-lieu local. Un oncle arrivera à leur y apporter de la nourriture pour l’anniversaire de Ditke, « fêté avec un gâteau, mais maman soupirait encore pour le pain perdu. »

    Fin mai, « des bandes de corbeaux noirs, armés, d’apparence humaine » les chassent de là pour les entasser dans des wagons à bestiaux. Seule consolation : ils sont tous ensemble. A quarante-huit ans, les parents « ont vieilli d’un coup ». Quatre jours plus tard, ils sont à Birkenau, aussitôt séparés. Ditke se retrouve seule avec sa sœur Judit.

    A Auschwitz, Ditke est « 11152 ». Quand elle s’inquiète de sa mère, une kapo polonaise lui montre la fumée : voilà ce qu’est devenue sa mère. Au camp, il leur faut s’habituer à la nourriture immangeable comme à la faim, aux poux, à la peur. « Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute on mourait : l’une par sélection, une autre à l’appel, une autre de faim, une autre de maladie » ou foudroyée par le courant du fil barbelé.

    Après la Pologne, ce sera l’Allemagne : Dachau, où elles sont mises au travail. Judit et Ditke sont affectées à un petit commando de quinze femmes choisies pour travailler dans la cuisine d’un château pour les officiers de terre et leurs familles. Elles y volent parfois un supplément de nourriture. Puis on les déplace d’un endroit, d’un camp à l’autre. L’enfer sur terre.

    « Nous avons vécu dans l’agonie, au milieu des morts, dans le froid, la faim jusqu’au dernier appel du 15 avril, mais de l’aube à neuf heures, personne n’est venu nous compter. La kapo qui nous mettait en rangs à coups de bâton, parce que certaines d’entre nous ne pouvaient tenir debout, avait disparu. » Quand Judit se risque dehors, elle revient en criant que les Allemands sont partis. Des soldats arrivent pour les libérer et les emmènent à l’hôpital militaire de Bergen-Belsen. On y augmente très lentement leur nourriture. Le jour de ses quatorze ans, Ditke reçoit un sachet de sucre.

    « Ils nous ont rendu nos noms, inscrits sur des papiers, avec nos dates de naissance, nos origines, nos numéros de déportées, nos lieux de captivité : nous avions l’impression de renaître, libres et dispersées dans le monde des vivants. » Et le reste de leur famille ? Sans attendre leur tour de rapatriement, les deux sœurs se mettent en route dans la confusion générale. Elles ne se doutent pas des difficultés à venir.

    A Budapest où vit leur sœur Mirjam, elles la trouvent avec un petit garçon, « déjà veuve ». Son mari « est mort congelé en marche vers les camps, après des années de travaux forcés ». Puis elles retrouvent leur sœur Sara, enceinte, ensuite David, leur frère de vingt ans, qui leur apprend la mort de leur père au camp. Au village, quand elles y retournent, les voisins les regardent avec stupeur, se défendent d’avoir fait du mal ; leur maison a été vidée, dévastée.

    La deuxième partie de Pain perdu raconte leur « nouvelle vie ». Judit veut absolument rejoindre la Palestine – le rêve de leur mère – et ne comprend pas que sa sœur ne veuille pas l’y accompagner. Ditke n’a qu’un objectif en tête : écrire, tenir la promesse qu’elle a faite à des mourants de Bergen-Belsen de raconter ce qu’ils ont vécu. Elle sera un témoin de la Shoah comme son ami Primo Levi. « L’écriture d’Edith Bruck est à l’image de sa volonté et de sa force. Claire et directe, elle ne laisse aucune place aux atermoiements ou aux dérobades. » (Gabrielle Napoli)

    Survivre est une chose, vivre en est une autre. Trouver un travail, peu importe lequel, se marier et divorcer, plusieurs fois, voyager, et finalement se fixer en Italie pour commencer une carrière d’écrivaine. A 90 ans, sa vue baissant, sa mémoire aussi, Edith Bruck décide de « survoler, rétrospectivement » son existence dans Il pane perduto : « Et aujourd’hui, mon long chemin me semble à moi-même invraisemblable, un conte dans la « forêt obscure «  du XXe siècle, avec sa longue ombre sur le troisième millénaire. »