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shoah - Page 6

  • Remuer le passé

    Sansal folio.jpg« Et puis, pourquoi remuer le passé, papa est mort, assassiné, égorgé comme un mouton, et maman aussi, et leurs voisins, par de vrais criminels, les plus haineux que la terre ait portés, qui sont là, bien vivants, en Algérie, partout dans le monde, que beaucoup soutiennent, encouragent, félicitent, ils sont à l’ONU, ils font l’affiche à la télé, ils interpellent qui ils veulent, comme cet imam de la 17 qui a toujours le doigt pointé vers le ciel pour terroriser les gens, les empêcher de penser. Je comprends la douleur de Rachel, c’est tout un monde qui s’écroule, on se sent coupable, crasseux, on se dit que quelque part, quelqu’un doit expier. Rachel l’a fait, lui qui n’a jamais fait de mal à personne. »

    Boualem Sansal, Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller

     

  • Les fils d'Hassan

    Le village de l’Allemand ou Le journal des frères Schiller de Boualem Sansal, roman publié en 2008, croise les récits des deux fils d’Hassan Schiller, un Algérien d’origine allemande. Malrich, le plus jeune, commence le sien en octobre 1996, six mois après le suicide de son frère Rachel, à trente-trois ans : « Un jour, il y a deux années de cela, un truc s’est cassé dans sa tête, il s’est mis à courir entre la France, l’Algérie, l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne, la Turquie, l’Egypte. Entre deux voyages, il lisait, il ruminait dans son coin, il écrivait, il délirait. »

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    M’Hamed Saci, Village au sud, 2004

    Les deux frères se voyaient peu. Rachel, avec un bon emploi de cadre, avait réussi ; Malrich évitait son « prêchi-prêcha » sur l’ambition – « moi je ramais H24 avec les sinistrés de la cité ». Ophélie, l’ex-compagne de Rachel, ne sait rien des raisons de son suicide, mais le commissaire du quartier, Com’Dad, remet un mois après à Malrich quatre cahiers, le journal de son frère : « Faut lire, ça te mettra du plomb dans la tête. Ton frère était un type bien. » Dès qu’il commence à le lire, Malrich tombe malade de douleur et de honte en découvrant la vérité sur le passé de leur père.

    Nés au bled, à Aïn Deb, « un douar du bout du monde », les deux fils d’Aïcha et Hans Schiller, Rachel (pour Rachid et Helmut) et Malrich (pour Malek et Ulrich) sont arrivés en France en 1970 pour le premier, à sept ans, en 1985 pour le second, à huit ans. Tonton Ali, un copain de leur père, les avait accueillis chez lui, ils n’ont quasi plus revu leurs parents depuis lors. A vingt-cinq ans, Rachel avait obtenu la nationalité française et s’était démené pour que son petit frère l’obtienne aussi.

    Le journal de Rachel commence par « un drame qui en entraîne un autre qui en révèle un troisième, le plus grand de tous les temps » : le 25 avril 1994, Rachel qui suit les nouvelles d’Algérie à la télévision (« une guerre sans visage, sans pitié, sans fin ») apprend qu’un massacre a eu lieu dans leur village natal et pressent que cette barbarie a atteint les siens. L’ambassade d’Algérie à Paris ne trouve pas les noms de ses parents sur la liste de victimes, mais bien ceux d’Aïcha Majdali et de « Hassan Hans dit Si Mourad ». Ce sont eux. La première question de Rachel porte sur leurs noms, pourquoi pas Aïcha et Hans Schiller, leur identité officielle ?

    Il n’en a pas parlé alors à Malrich, qui ne regarde jamais la télé, mais a décidé de se rendre à Aïn Deb malgré les difficultés rencontrées au consulat algérien d’abord, puis à Air France qui ne dessert plus l’Algérie, puis à Alger où personne ne veut le conduire au village – trop dangereux. Plus il avance dans le journal de son frère, plus Malrich se rend compte à quel point Rachel était différent de l’image qu’il se faisait de lui et il admire son sens du devoir, sa volonté d’aller se recueillir sur la tombe de leurs parents, où il retrouve les noms donnés par l’ambassade. Hans s’était converti à l’islam en 1963, et sa participation à la guerre de libération, son titre d’ancien moudjahid, son mariage à 45 ans avec la jeune fille du cheikh, Aïcha, 18 ans, tout cela lui avait valu de devenir l’homme respecté qu’on appelait aussi « cheikh Hassan ».

    Les pages du journal sur la religion du père ennuient Malrich, qui en a « soupé » des discours islamistes dans la cité, même s’il a fréquenté un temps une cave « où les frères tenaient mosquée ouverte ». Appel au djihad, haine des chrétiens, voire de l’école, il a réussi à échapper aux manigances de l’imam pour l’enrôler. A son retour d’Algérie, Rachel avait changé : dans la chambre du père, il avait trouvé des photos, des lettres et trois médailles : l’insigne des Jeunesses hitlériennes, une médaille de la Wehrmacht, l’insigne des Waffen SS et un morceau de tissu avec leur emblème. Leur père, ce « type formidable, dévoué à son village, aimé et respecté », était un criminel de guerre et Rachel a décidé de mener l’enquête sur son passé.

    « Basé sur une histoire authentique, ce roman relie trois épisodes dissemblables et pourtant proches : la Shoah ; la sale guerre des années 1990 en Algérie ; la situation des banlieues françaises, de plus en plus délaissées par la République. » (Quatrième de couverture) Le titre s’inspire directement d’une rencontre faite par l’auteur en Algérie, comme il l’a expliqué dans un entretien au Nouvel Observateur où il ne fait mystère ni de  son engagement ni de sa critique du pouvoir dans son pays et des islamistes (Grégoire Leménager, Boualem Sansal : "La frontière entre islamisme et nazisme est mince", BibliObs, 9/1/2008 – des propos d’une terrible actualité).

    Sur les traces de son frère aîné, Malrich qui ne s’est jamais intéressé à grand-chose, va être confronté aux violences de l’histoire et au poids des secrets. Rachel n’y a pas survécu, Malrich trouvera-t-il la force, lui, de continuer à vivre ? En plus d’une dénonciation des « fanatiques en tous genres, religieux, politiques » (Martine Laval, Télérama), le roman aborde la difficile question des secrets de famille, du mensonge ou des silences entre parents et enfants et des désastres qui peuvent s’ensuivre.

    En racontant les choses du point de vue de l’ignorant qui les découvre peu à peu, en simplifiant parfois l’analyse, Boualem Sansal se montre à son tour le témoin de son époque, reprenant à son compte l’avertissement de Primo Levi au début de Si c’est un homme : « Vous qui vivez en toute quiétude / Bien au chaud dans vos maisons… » (cité in extenso) L’écrivain algérien, né en 1949, a été récompensé par de nombreux prix littéraires, pas moins de quatre pour Le village de l’Allemand. Il a été fort critiqué pour avoir pris la défense de Kamel Daoud, l’auteur de Meursault, contre-enquête, accusé d’islamophobie : « L'écrivain que je suis, hyper attaqué dans son pays, sait depuis son premier roman l’intelligence et la ténacité des assassins de la liberté et de la pensée. De tout ils font un crime. » (Info AFP)

  • Handicap

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    « Nous sommes pratiquement incapables de comprendre ce dont nous n’avons pas, personnellement, fait l’expérience et c’est, selon moi, ce handicap qui constitue l’une des sources les plus certaines de la barbarie. »

    Agnès Desarthe, Le remplaçant

     

     

     

     

    En partance pour le Midi, je vous laisse pour quelque temps en compagnie de poètes et de poétesses.
    Des poèmes choisis pour "mettre l'eau à la bouche, pratiquer la poésie en tous sens et à tous vents"
    (Colette Nys-Mazure).

     

    Tania

     

  • BBB le remplaçant

    « Chez nous, écrit Agnès Desarthe, ce qui permet de sortir du lot, c’est la façon de raconter des histoires. » Le remplaçant (2006) raconte celle du grand-père Bousia (Bouse, Bouz) qui s’appelait en réalité Boris et aussi Baruch, bref, « B.B.B. » ou « triple B » – « Mais peut-être ferais-je mieux de commencer par expliquer que mon grand-père n’est pas mon grand-père. » 

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    Après que le père de sa mère « a été tué à Auschwitz en 1942 », sa grand-mère maternelle a décidé de vivre avec un de leurs amis, devenu veuf de la même façon : « Triple B avait le bon goût de n’être pas à la hauteur du disparu ; ni aussi beau, ni aussi intelligent, ni aussi poétique que le mort qu’il remplaçait. » D’où cette atmosphère amicale que ressentait chez eux leur petite-fille, sans « la malédiction de la conjugalité ».

     

    Ces choses étant dites (ce n’est pas une autobiographie), ne vous méprenez pas sur le ton de ce récit court (moins de cent pages) où la narratrice égrène avec délicatesse le collier des souvenirs du grand-père à la Peugeot 204 vert bouteille, de la même façon qu’elle aimait, fillette, retrouver les « objets typiques » chez ses grands-parents : petit vase en Vallauris, décapsuleur-guitare, service à thé chinois en porcelaine ultrafine, poupée chauffe-théière à la jupe matelassée – une « princesse russe », jeune fille et non matrone, « bref, mon modèle ».

     

    C’est le portrait d’un artisan peu doué, d’un papi qui a reçu des électrochocs pour le guérir d’une dépression – sa mère lui en dira plus long un jour, à elle qui a du mal à retenir : « Un mélange de distraction, de propension à la rêverie, de manque d’esprit de synthèse et d’absence de mémoire fait que je suis incapable de fixer l’information, à la manière de certains organismes qui ne parviennent pas à fixer le magnésium. Je ne comprends jamais ce qu’on me dit. Je comprends autre chose. Il me faut des images, il me faut des métaphores. »

     

    Quand elle écrit son récit, son grand-père, 96 ans, est alité dans une tour du treizième arrondissement à Paris, endormi la plupart du temps. Triple B lui a toujours raconté des histoires, mais elle n’y prêtait pas toujours assez d’attention. « J’aimais l’idée de pouvoir être sa petite-fille, alors que ma mère n’était pas sa fille, comme s’il avait été permis de sauter une case. » Il lui avait confié qu’à Kichiniev, en Bessarabie, il avait appris à sculpter la pierre, à graver des noms sur des tombes, mais qu’au lieu de devenir sculpteur, il était devenu communiste.

     

    Parfois il parlait roumain, yiddish, mais toujours français en présence de ses petits-enfants. Il avait ses expressions favorites : « tout ce qu’il y a de… », « fameux », « pas fameux », « bernique » ou encore « Silence, la queue du chat balance »... Il parlait à sa petite-fille de son frère Refoul, très pauvre ; de son cousin Léon, qui « a crevé la faim » en Belgique avant d’être expulsé, essayant en vain de retourner en Bessarabie. « Les histoires racontées par triple B sont rapides et elliptiques. On saute d’une époque à l’autre comme à l’aide d’un projecteur de diapositives. »

     

    L’intérieur des grands-parents était plus moderne que celui de ses parents : couteau électrique, ventilateur, « placard intégré qui avait tout d’une caverne d’Ali Baba », ascenseur à miroir et rampes en aluminium. Dans la tour de triple B, beaucoup de ses amis s’étaient installés, on lisait sur les boîtes aux lettres « de plus en plus de noms imprononçables,  bourrés de consonnes qui se télescopaient. »

     

    Le remplaçant raconte – raconte ou invente, peu importe ici – l’histoire d’une vie, avec ses détours et ses surprises, ses drôleries et ses larmes. Agnès Desarthe a écrit cette « fiction » sur son grand-père au lieu du livre qu’elle projetait de consacrer à un pédagogue polonais, mais elle arrivera à établir un lien, vous pouvez compter sur la conteuse qui sait que « l’enchantement ne doit pas jaillir de la chute, mais plutôt agir tout au long de la narration ».

  • Surtout pas

    « Mais n’allez pas contre votre époque. Surtout pas. A moins d’être un Sammler et de penser que la place d’honneur se situe en dehors. Quoi qu’il en soit, ce que permettent la distance, l’état de vestige, une lucidité de passage qui se trouve résider dans une chambre du West Side ne donne pas droit aux honneurs. De plus, le monde actuel est si vaste et englobe tant de monde que, habitant du côté des 90e rues Ouest, quand on est réellement là, on est américain. Et le charme, le prestige effréné, l’agitation presque insupportable résultant du fait de pouvoir se définir comme un Américain du XXe siècle sont à la portée de tous. bellow,saul,la planète de mr. sammler,roman,littérature américaine,new york,shoah,juif,cultureDu moins de tous ceux qui ont des yeux pour lire les journaux ou regarder la télévision, de tous ceux qui partagent les extases collectives que sont les informations, les crises, le pouvoir. A chacun selon son excitabilité. Peut-être s’agit-il aussi de quelque chose de plus profond. L’homme s’observe et se décrit en fonction du cours de son propre destin. A la fois sujet, existant ou se noyant dans la nuit, et objet, qu’on voit vivre et succomber, sentant en lui les poussées de l’énergie et les faiblesses de la paralysie – la passion de l’homme qui est dans le même temps le grand spectacle de l’homme, une étrange et profonde manière de s’engager, à tous les niveaux, depuis le mélodrame et le simple bruit jusqu’aux replis les plus inaccessibles de l’âme et les silences les plus rares, là où se loge la connaissance inexplorée. » 

    Saul Bellow, La planète de Mr. Sammler