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boualem

  • Improviser

    boualem sansal,harraga,roman,littérature française,algérie,alger,femmes,islam,culture« La réalité est autre. J’avais peur, horriblement peur, je retombais dans la solitude, trente-six étages plus bas. Celle-ci était trop grande, Dieu lui-même n’y résisterait pas. Je me suis ramassée dans un coin et j’ai fait le dos rond. Puis j’ai bondi, j’ai ouvert portes et fenêtres et j’ai respiré à pleins poumons. Je n’allais pas m’enterrer vivante ! Non, non et non !
    C’est une nouvelle vie qu’il me faut, improviser, rebondir, c’est ça. »

    Boualem Sansal, Harraga

  • L'oiseau de Lamia

    Du Ki kii kii chez Murakami au Cui-cui, cui-cui chez Sansal, des oiseaux nichent dans nos lectures. Parmi les Romans 1999-2011 de Boualem Sansal (excellent Quarto), Harraga (2005) donne la parole à une femme d’Alger, Lamia – une histoire « véridique » (Au lecteur, à lire en ligne). Le premier des cinq actes s’ouvre sur un poème « Bonjour, oiseau ! » dont la chute est un avertissement : « Un oiseau, c’est beau / Hélas, il a des ailes. / Comme elles lui servent pour se poser / Elles lui servent pour s’envoler. C’est tout le drame avec les oiseaux. »

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    Alger / Source : http://diaressaada.alger.free.fr/index.html

    Quand une inconnue frappe à la porte de Lamia, « menue, vêtue à la Star’Ac », un « scandale ambulant », celle-ci ne peut qu’ouvrir à la jeune fille visiblement enceinte de plusieurs mois qui cherche « Tata Lamia ». Chérifa, seize ans, est envoyée par Sofiane, le frère de Lamia « parti pour ne jamais revenir » et qui lui manque tant, de même que sa « tendre et douce » Louiza, son amie d’enfance, mariée à seize ans « à un clochard d’une lointaine banlieue maintes fois sinistrée qui lui a fait une ribambelle de filles et pas un garçon. » La jeune inconnue va bouleverser sa vie.

    D’abord celle-ci a vite fait de s’installer et de semer des affaires un peu partout dans la grande maison ; Lamia, arrachée à ses habitudes, est en même temps « folle de rage » et « ravie de sa présence ». Chérifa a rencontré Sofiane à Oran et il a dû, imagine-t-elle, lui recommander sa sœur « toubib » en ces termes : « Elle est vieille, grincheuse comme un cactus, mais c’est bon pour le petit. Il filera droit. »

    Pédiatre à l’hôpital Parnet, Lamia est attachée à sa « bonne vieille solitude » et à sa « vieille demeure deux fois centenaire ». Bâtie et habitée par un officier turc puis par un vicomte français, un Juif, des pieds-noirs, enfin par ses parents « descendus de la Haute Kabylie après l’indépendance », elle est pleine de mystères, de fantômes même. En quelques mois, Lamia a perdu toute sa famille. Ce qui la sauve, ce sont ses huit à douze heures de travail par jour. A trente-cinq ans – on l’appelle « la Vieille » – , elle n’est pas de ceux qui restent debout à rêvasser.

    Très vite, les escapades, les caprices de Chérifa ruinent sa tranquillité d’esprit et elle l’enguirlande, la met dehors sur un coup de tête. Aussitôt le vide s’accroît « vertigineusement », l’inquiétude aussi. La gamine ne sait rien des dangers d’Alger. Lamia doit retrouver sa trace, mais ne la trouve ni près de la gare, ni du côté de l’université. Comme sa maison dans le quartier de Rampe Valée, elle se sent au bord de l’effondrement, à force de chagrin, de peur et de solitude. « Nous sommes tous, de tout temps, des harragas, des brûleurs de routes, c’est le sens de notre histoire. Mon tour de partir serait-il arrivé ? »

    Chérifa réapparaît un jour, ramenée par un conducteur de bus qui la dépose devant la porte. Cette fois, elles se parlent ; Chérifa a fui sa famille qui voulait l’enfermer, lui faire porter le hidjab. Celui qui l’a séduite est devenu vizir et ne donne plus de nouvelles. Lamia décide de s’occuper d’elle sérieusement : achats de vêtements plus corrects, de quoi arranger sa chambre, d’un trousseau pour le bébé. « Et il y a le reste, du basique, qu’elle devra se caser dans le crâne une fois pour toutes : l’ordre, la discipline, la gentillesse, la propreté, et j’en passe. J’ai grande confiance dans les vertus élévatrices du calme, de l’hygiène et de la douceur dans le propos. »

    Lamia se rend aussi à l’Association algérienne pour l’aide aux familles, espérant des nouvelles de son frère disparu – peine perdue. Quand elle rentre de l’hôpital, désormais, c’est avec de l’appréhension : Chérifa sera-t-elle à la maison ? Pour éviter l’ennui, elle essaie le ménage à fond, la grande musique, la culture, le Jardin d’Essai, les musées, mais Chérifa ne s’intéresse à rien. « C’est là que j’ai compris ce que désespérer veut dire. La culture est le salut mais aussi ce qui sépare le mieux. » Lamia redoute qu’un jour sa protégée ne soit pas là à son retour, une nouvelle fugue.

    Harraga est un très beau roman de femmes. Boualem Sansal y glisse son amour d’Alger, ses révoltes contre l’incurie. Lamia l’indépendante a choisi le célibat, les études, la médecine et rien ne la met plus en colère que la manière dont trop de musulmans traitent les femmes. Cette rencontre avec une jeune femme bohème et vulnérable réveille quelque chose de fort en elle. Un espoir.

  • L'aîné

    boualem,sansal,rue darwin,roman,littérature française,algérie,famille,identité,passé,mère,culture« Quelque chose s’était brisé, qui avait disparu depuis longtemps en vérité, j’avais seulement tardé à le voir et à le reconnaître. Avec maman s’éteignait ce sentiment très fort chez moi qui m’a toujours fait dire ces mots avec émotion et même de la transcendance : mes frères, mes sœurs, ma famille. J’étais l’aîné, je me sentais investi. Parfois ce sentiment me pesait et je me disais que moi aussi j’avais une vie, ma vie, et que je pouvais m’y consacrer entièrement, égoïstement, sans en mourir de honte. Nous étions dispersés dans le monde depuis longtemps, nos liens avaient eu le temps de se distendre, de se rompre, et je ne le voyais pas. Je vivais sur une illusion, une autre histoire, et peut-être ne faisais-je que me conformer à la loi de l’espèce. Je crois bien en définitive que j’ai seulement aidé maman à porter l’immense amour qu’elle vouait à ses enfants. J’ai dû sentir, à un moment ou à un autre, que ce poids était en train de l’écraser. Alors, j’ai aimé mes frères et mes sœurs d’un amour de forçat, si fort que j’en ai oublié de vivre. »

    Boualem Sansal, Rue Darwin

  • Sansal rue Darwin

    Dédié à sa mère, à ses frères et sœurs « de par le monde », Rue Darwin (2011), un roman de mémoire écrit par Boualem Sansal après la mort de sa mère, n’est pas pour autant une autobiographie. Ce roman intime possède une tout autre tonalité que Le serment des barbares. Yazid ou Yaz, le narrateur, ressemble beaucoup à Sansal. A Paris, où il est venu faire soigner sa mère très malade, il a entendu à son chevet, alors qu’elle est dans le coma, cet appel : « Va, retourne à la rue Darwin ».

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    Hacène Benaboura, La Casbah d'Alger, 1958 (source)

    C’est la première fois qu’il revoit ses frères et sœurs avec qui il a vécu dans la « pauvre venelle de son enfance » à Alger. Yazid voulait offrir à sa mère une fin « digne et propre », impossible au pays, et la réalisation de son rêve, revoir tous ses enfants autour d’elle : Karim le Marseillais ; Souad qui vit à San Francisco ; Mounia, à Montréal ou à Ottawa ; Nazim le Parisien, qui les accueille dans sa riche demeure du Marais. Il ne manque qu’Hédi, le plus jeune, parti au djihad sans laisser d’adresse – « ma douleur et ma honte ».

    En sortant de l’avion à Orly, sa mère qui s’est endormie pendant le voyage, respire tranquillement, « discrète et courageuse jusqu’au bout », mais elle est déjà inconsciente. Elle meurt à l’hôpital une semaine plus tard. Yaz, l’aîné, sera le seul à rentrer au pays où sa dépouille est rapatriée. Ensuite, embarrassé par tout ce temps qui lui est accordé pour lui-même, maintenant qu’elle n’est plus, il décide de suivre l’appel entendu et se rend dans le quartier populaire de Belcourt, royaume de cette enfance où pour les petits, pauvreté rimait avec liberté.

    Les rues d’Alger font surgir des images de sa mémoire, même si tout a changé « de noms et de manières ». La rue Darwin est devenue rue Benzined Mohamed (il ignore qui c’est). C’est là qu’à huit ans, enlevé du bled à trois cents kilomètres de là, Yazid a débarqué en août 1957 « pour commencer une nouvelle vie ». Sa mère, Karima, occupait une chambre dans une pension de famille avec son nouveau mari et sa demi-sœur Souad. Il ignore pourquoi il a grandi séparé d’elle. Puis viendront deux autres frères, une sœur, un petit dernier – dans vingt mètres carrés. Yaz vit surtout dehors, au grand air. « Ces années-là, j’ai toujours vu ma mère enceinte, allaitant des bébés, et hurlant après de petits enragés. »

    « Le seul véritable inconnu, c’est soi-même. » Son pèlerinage à Belcourt, six mois après la mort de sa mère, va faire de lui un autre homme. Son passé, il le reconstitue par bribes. Une image le hante depuis longtemps : le 6 septembre 1954, au village, quand il a cinq ans, son père Kader meurt dans un accident de voiture. Beau et bon vivant, il rentrait d’une tournée des loyers et arriérés pour le compte de sa tante qui l’avait adopté à la mort de sa sœur. Il était donc l’héritier de la « riche et puissante » grand-mère de Yaz.

    L’enfant est impressionné par le désordre qui s’ensuit, les rituels, les religieux en burnous engagés pour réciter le Coran, sales et gloutons – « De ce jour date ma phobie des imams et autres pénibles sorciers à qui je prête par instinct les pires vilenies du monde ». De l’autre côté de la rue vit la grand-mère Djéda, devenue à dix-huit ans le « chef craint et vénéré du clan des Kadri » à la mort du patriarche, « une première dans l’histoire de la tribu ». Son patrimoine est gigantesque. Dotée du sens du commerce et de la diplomatie, elle a restitué au clan puissance et fierté et en a fait « le plus puissant d’Afrique du Nord ».

    Cette richesse comporte un « compartiment noir » : après la première guerre mondiale, elle provient principalement de la prostitution en maison de tolérance dont Djéda est « la reine » maquerelle. Pour elle, « les hommes sont sur terre pour travailler et mériter leur pain quotidien, pas pour prier, dormir et revendiquer des droits. » Autour d’elle, des artisans, de la petite main-d’œuvre, des « lettrés patentés, français et arabes » ; au pied de son lit, une camériste pour veiller sur son sommeil.

    « Plus tard, je comprendrais le pourquoi du branle-bas : j’étais l’héritier, elle me voulait à côté d’elle, sous bonne garde. Je n’étais plus un enfant comme les autres. Tout assommée et meurtrie qu’elle était, Djéda tenait bien la bride de l’empire. » Dans sa cour, « quelques spécimens de la misère humaine pour étayer sa réputation de sainteté militante » lui servent aussi de « souffre-douleur ».

    Yaz vit là avec d’autres enfants « du sérail », une petite dizaine qu’on appelle « les pupilles » et dont on lui demande de rester à l’écart. Mais Faïza, dix-onze ans, l’aînée de la bande, est une vraie fouine qui comprend tout. C’est elle qui lui dit : « T’as pas de raison de chialer, imbécile, ton père c’est pas ton père, et ta mère la Karima c’est pas ta mère non plus d’ailleurs » !

    Nous n’en sommes qu’au début des mystères de cette famille. Pourquoi Djéda l’a-t-elle éloigné ? Comment est-il arrivé rue Darwin ? Quels changements viendront avec la guerre ? Qu’est devenue la fortune de sa grand-mère ? Qu’est-ce qu’il savait ou n’a pas voulu voir, savoir ? « Mémoire vivante de la famille », Yazid est très troublé par tout ce qu’il découvre concernant Djéda et les autres, côtoyés sans vraiment les connaître, dans une Algérie que la seconde moitié du XXe siècle a bouleversée. Boualem Sansal : « Rien ne protège les enfants de ce qui leur est dissimulé. » Rue Darwin, prix du roman arabe 2012, est un roman très attachant marqué par la volonté de comprendre d’où il vient, le sens d’une existence.

  • Remuer le passé

    Sansal folio.jpg« Et puis, pourquoi remuer le passé, papa est mort, assassiné, égorgé comme un mouton, et maman aussi, et leurs voisins, par de vrais criminels, les plus haineux que la terre ait portés, qui sont là, bien vivants, en Algérie, partout dans le monde, que beaucoup soutiennent, encouragent, félicitent, ils sont à l’ONU, ils font l’affiche à la télé, ils interpellent qui ils veulent, comme cet imam de la 17 qui a toujours le doigt pointé vers le ciel pour terroriser les gens, les empêcher de penser. Je comprends la douleur de Rachel, c’est tout un monde qui s’écroule, on se sent coupable, crasseux, on se dit que quelque part, quelqu’un doit expier. Rachel l’a fait, lui qui n’a jamais fait de mal à personne. »

    Boualem Sansal, Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller