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enfance

  • Ma chambre

    Proust 10 18.jpg« A la juger d’après les principes de cette esthétique [celle de W. Morris telle que décrite par P.], ma chambre n’était nullement belle, car elle était pleine de choses qui ne pouvaient servir à rien et qui dissimulaient pudiquement, jusqu’à en rendre l’usage extrêmement difficile, celles qui servaient à quelque chose. Mais c’est justement de ces choses qui n’étaient pas là pour ma commodité, mais semblaient y être venues pour leur plaisir, que ma chambre tirait pour moi sa beauté. Ces hautes courtines blanches qui dérobaient aux regards le lit placé comme au fond d’un sanctuaire ; la jonchée de couvre-pieds en marceline, de courtepointes à fleurs, de couvre-lits brodés, de taies d’oreillers en batiste, sous laquelle il disparaissait le jour, comme un autel au mois de Marie sous les festons et les fleurs, et que, le soir, pour pouvoir me coucher, j’allais poser avec précaution sur un fauteuil où ils consentaient à passer la nuit ; à côté du lit, la trinité du verre à dessins bleus, du sucrier pareil et de la carafe […] »

    Marcel Proust, Journées de lecture

  • Journées de lecture

    Avec « Longtemps je me suis couché de bonne heure », une autre première phrase célèbre de Proust suffit à nous introduire dans son univers : « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. » La première phrase de Journées de lecture (1906), préface à la traduction par Proust de Sésame et les lys (un essai de John Ruskin), est reprise par Pascal Lemaître dans la même écriture que le titre (fort éloignée de celle de l’auteur) en quatrième de couverture d’une édition illustrée pour les éditions de l’Aube (2022).

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    C’est d’abord une superbe évocation par Marcel Proust de son enfance, en particulier de ses heures de lecture pendant les vacances : « le matin, en rentrant du parc, quand tout le monde était parti « faire une promenade » et qu’il pouvait se glisser dans la salle à manger – « deux grandes heures » avant le déjeuner, à condition de ne pas être dérangé ; après le déjeuner, quand chacun se retirait dans sa chambre ; après le goûter, dans une charmille du parc ; après le dîner, dans son lit « seulement les jours où [il était] arrivé aux derniers chapitres d’un livre », au risque d’être découvert et puni.

    En même temps, Proust décrit qui passe ou s’installe dans la salle à manger, comment les préparations de la cuisinière sont appréciées ou non par sa grand-tante, comment sa chambre est meublée et décorée (en désaccord avec les théories de William Morris selon lesquelles « une chambre n’est belle qu’à la condition de contenir seulement des choses qui nous soient utiles »)  et puis les sentiments qui l’envahissent une fois le livre fini, l’adieu aux personnages « à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu’aux gens de la vie ».

    En préfaçant « Trésors des Rois » (première des deux conférences de Ruskin, la seconde étant « Des Jardins des Reines »), son traducteur a voulu mettre à part les « charmantes lectures de l’enfance » avant d’exprimer son désaccord avec Ruskin sur « le rôle prépondérant » de la lecture dans la vie, ainsi qu’avec les mots de Descartes : « la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs. » Et Proust de développer en quoi « la lecture ne saurait être ainsi assimilée à une conversation » puisque le lecteur reste seul pour recevoir « communication d’une autre pensée » ou ressentir « l’ivresse » d’une belle phrase comme quelques-unes qu’il aimait dans Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier.  

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    Illustration de P. Lemaître

    « Et c’est là en effet un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l’auteur ils pourraient s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre. »

    Quelle clarté dans l’analyse d’un Marcel Proust, à quelque trente-cinq ans : « La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas. » La lecture est pour lui « une amitié » sincère et désintéressée, qui n’a rien à voir avec les politesses et manières des relations de sympathie. « Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. »

    A la recherche de ce que j’ai souligné dans mon vieil exemplaire des Journées de lecture (en 10/18), je trouve ceci : « La puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne pouvons la développer qu’en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre vie spirituelle. Mais c’est dans ce contact avec les autres esprits qu’est la lecture, que se fait l’éducation des « façons » de l’esprit. » L’écrivain plaide aussi pour la lecture des grands auteurs du passé et en donne des exemples.

    Quant à la fin du texte, après une dernière explication de « cette prédilection des grands esprits pour les ouvrages anciens », Proust y décrit de manière éminemment poétique – sur le thème du Temps qu’il développera dans la Recherche – les deux colonnes qu’on peut contempler à Venise sur la Piazzetta, « double élan léger de granit rose » : « Tout autour, les jours actuels, les jours que nous vivons circulent, se pressent en bourdonnant autour des colonnes, mais là brusquement s’arrêtent, fuient comme des abeilles repoussées ; car elles ne sont pas dans le présent, ces hautes et fines enclaves du passé, mais dans un autre temps où il est interdit au présent de pénétrer. »

  • Jean Santeuil (II)

    Jean Santeuil compte plus de huit cents pages. Après « Les Réveillon », voici « Beg-Meil » : Jean a séjourné dans la petite station bretonne en septembre et octobre 1895. Des amis de sa mère y allaient souvent et vantaient cet endroit : « Là où nous menons une vie saine et heureuse, nous aimons à croire que réside [sic] en effet le secret de la force et le privilège de la beauté. »

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    Couverture actuelle

    Puis le voilà à Trouville (où Proust s’est souvent rendu durant son enfance et son adolescence), à l’hôtel des Roches-Noires – une note indique que l’auteur aurait hésité entre les deux endroits pour situer cette scène. Alors que sa chambre à Paris l’accueille gaiement  et qu’il y entend les pas de sa mère venant lui faire « une petite visite », celle de l’hôtel lui semble étouffante, étrangère, une prison. Aussi en sort-il immédiatement pour aller lui téléphoner et c’est « comme la première fois » qu’il entend sa voix « si douce, si fragile, si délicate, si fondue – un petit morceau de glace brisée », toute de tendresse.

    A la plage en compagnie d’Henri, souvenirs de lecture (Stevenson, George Eliot, Emerson), clairs de lune, voyage sous le vent et la pluie pour se rendre à Penmarch voir « une grande tempête », rencontres… Les fragments de ce chapitre se rapportent à divers moments et endroits. Proust passe sur une page de la troisième personne à « nous » et puis « je » pour des réflexions générales, prêtant à la nature « seule » le pouvoir de nous faire sentir « ce monde fabuleux de nos souvenirs qui est devenu le monde de la vérité. »

    « Villes de garnison » montre Jean suivant « le troisième régiment d’infanterie de Fontainebleau  » où Henri de Réveillon devait s’engager l’année suivante. Journées à la caserne, exercices dans les bois, dîners, Jean se plaît « dans la société de tous ces officiers qui étaient si aimables pour lui ». Il observe leurs airs, leurs manières, les différences d’éducation et de milieu qui définissent leurs fréquentations, leurs codes d’honneur.

    « Le scandale Marie » concerne le plus vieux camarade de Santeuil (le père de Jean), « député, ancien ministre et l’homme politique le plus influent du monde parlementaire » à l’époque où il venait « dîner à l’improviste chez les Santeuil ». Ceux-ci ne lui voyaient pas de défauts, certains le disaient malhonnête. « Ainsi du jour au lendemain, à la suite d’un mandat d’amener, toute la France sut que Marie était un voleur, bien qu’on ignorât toutes ses opérations coupables ». Voilà qui reste actuel et ceci aussi : « On vient de clore la discussion sur les massacres d’Arménie : il est convenu que la France ne fera rien. » L’intervention de Couzon, un orateur d’extrême-gauche (le discours de Jean Jaurès est cité en annexe) est racontée avec force, et les campagnes de presse, les questions de Justice et d’Injustice. « Autour de « L’Affaire » » se rapporte à l’affaire Dreyfus.

    « La Vie mondaine de Jean » : arrivée des voitures, échange de nouvelles des uns sur les autres, étonnement de croiser ici ou là des invités inhabituels, Jean observe tous les manèges du « monde ». On l’y prend pour un « artiste » ou pour « un homme de lettres », on le trouve « charmant », quoique trop aimable avec les domestiques. Qui inviter, qui éviter, cela donne lieu à des situations cocasses, comme quand il comprend être le quatorzième à table ou qu’on l’invite pour combler une absence puis le désinvite. La description des petitesses du snobisme et des ridicules est magistrale.

    A une soirée chez la duchesse de Réveillon où il se promène avec « le roi de Portugal », M. de Lemperolles s’étonne auprès d’elle de voir Sa Majesté « avec ce petit Santeuil » : « Vraiment on gâte aujourd’hui les jeunes gens d’une manière ! sans se douter de ce dont ils sont capables. Ah, ma cousine, si vous connaissiez la vie comme moi ! qu’est-ce que cette fleur que ce Santeuil a à la boutonnière ! Moi, à mon âge, je n’oserais pas porter une fleur à ma boutonnière, et lui un jeune homme ! Mais ce n’est pas un homme, une vraie femme, une vraie femme, gronda-t-il en prenant un marron glacé. »

    « Figures mondaines » atteste du flux et du reflux dans le désir d’être invité. Dans le monde, Jean « se sentait comme de l’âge, de la bravoure et du talent ». Mais il apprécie davantage les soirées amicales, comme chez le duc d’Etampes où des musiciens jouaient « les quatuors de Beethoven, de Franck, de d’Indy préférés du duc » ou d’être reçu chez un collectionneur de Monet. Nous le verrons même dans les affres d’un duel après avoir été insulté en public. 

    « De l’amour » nous montre Jean amoureux puis Jean jaloux (annonce d’« Un amour de Swann »), Bergotte, « Françoise » qui annonce Albertine. On y entend « cette phrase de la sonate de Saint-Saëns que presque chaque soir au temps de leur bonheur il lui demandait et qu’elle lui jouait sans fin ».

    Jean Santeuil se termine avec « La vieillesse des parents de Jean ». Quelle maturité chez ce jeune écrivain : « Nous ne laissons rien de nous que ce qui a pu prendre vie dans les autres. » Les thèmes de la Recherche sont déjà là. On mesure le travail qu’il a fallu pour relier tout cela – basé sur ce que Proust a vécu entre 24 et 29 ans – dans une structure harmonieuse et parachevée, un parcours de la naïveté à l’analyse, de l’observation à la réflexion – hommage à la vie, à la nature, à la beauté, à l’art – une vocation littéraire.

  • Transmutation

    « Entre le lac qu’il voit et lui, qu’y a-t-il donc qui n’était pas entre la mer et lui, qui ne serait pas entre le lac et lui s’il n’avait pas été autrefois ainsi à la mer ? Serait-ce que la beauté, le bonheur pour le poète, c’est dans cette substance invisible qu’on peut appeler l’imagination, qui ne peut s’appliquer à la réalité présente, qui ne peut s’appliquer non plus à la réalité passée que nous rend la mémoire, et qui flotte seulement autour de la réalité passée qui se trouve prise dans une réalité présente ? De sorte qu’entre elle et l’œil qui la voit, qui la voit aujourd’hui et autrefois, flotte cette imagination divine qui est peut-être notre joie et que nous trouvons dans les livres et si difficilement autour de nous.

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    Ferdinand Hodler, Le lac Léman au départ de Chexbres, vers 1898

    Ce lac qui est devant moi n’est plus un spectacle dont j’aie à chercher la beauté, c’est l’image d’une vie longtemps vécue et dont la beauté et le charme retentissent trop vivement dans mon cœur pour que j’aie besoin de chercher en quoi elle consiste. C’est, par-delà le spectacle indifférent de la vie présente, de trouver tout d’un coup dans le souvenir ressuscité du passé, le sentiment qui l’animait, un charme d’imagination qui nous attache définitivement à la vie et nous l’incorpore, comme si notre passé laissé fuir par la jouissance, incompris par la pensée, présenté si vague par la mémoire, était à jamais ressaisi par la contemplation. Ce sont là les belles heures de la vie du poète, celles où le hasard met sur son chemin une sensation qui enferme un passé et qui promette à son imagination de faire connaissance avec le passé qu’elle n’avait pas connu, qui n’était pas tombé sous son regard et que l’intelligence, l’effort, le désir, rien ne pouvait lui faire connaître. Il lui fallait le souvenir, non point précisément le souvenir, mais la transmutation du souvenir en une réalité directement sentie. »

    Marcel Proust, Jean Santeuil (Beg-Meil)

  • Clarté

    Proust Soudan Octave Rayon de soleil sur la ferme.jpg« Est-ce pour cela qu’il s’était senti si heureux ? Nous ne savons pas pourquoi le vif éclat du soleil matinal nous donne tant d’espérances, les premiers froids de l’hiver tant de gaieté, pourquoi la clarté longue et dorée du soleil de cinq heures, même étendue pendant une classe ennuyeuse sur un pupitre noir tout fouillé par les canifs des élèves, a tant de charme pour nous. Mais pourvu que nous ne soyons pas torturés par une angoisse trop douloureuse qui nous empêche de participer à aucune douce impression et nous fait passer au milieu d’une belle journée d’été comme un enfant qui pleure au milieu d’enfants qui courent et qui jouent, ce charme garde toujours sur nous le même pouvoir. Grâce à lui, sans avoir besoin pour cela d’en retrouver les jeux, le jardin, la santé, les espérances, nous retrouvons pour un moment la douceur même de notre enfance. »

    Marcel Proust, Jean Santeuil (A Illiers)

    Octave Soudan (1872-1947), Rayon de soleil sur la ferme