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enfance - Page 5

  • Sèchement

    Gibbons Ellen_Foster couverture originale.jpg« La maman de ma maman est venue me chercher dans sa longue voiture qui ressemblait à celle de l’enterrement, sauf que la sienne était couleur crème. J’ai redit à Roy et à Julia encore une fois que je voulais pas y aller.
    Si on doit vivre ensemble, tu pourrais au moins m’adresser la parole et avoir l’air de t’apercevoir que je suis dans ta voiture, j’avais envie de lui dire. J’imaginais qu’elle allait peut-être se dégeler.
    Mais la seule chose qu’elle m’ait demandé
    [sic] pendant le trajet, c’est : quand est-ce que l’école reprend ?
    Mon Dieu mais ça vient à peine de finir, et je me réjouis beaucoup de passer l’été chez toi, j’ai dit pour briser la glace.
    Je t’ai demandé quand l’école reprend. Je n’ai pas besoin de tes commentaires, elle me répond sèchement.
    Bon alors septembre. J’ai dit septembre. »

    Kaye Gibbons, Ellen Foster

  • Ici personne crie

    Lu l’année de sa traduction, en 1988, Ellen Foster de Kaye Gibbons (traduit de l’anglais par Marie-Claire Pasquier), son premier roman, attendait depuis longtemps d’être rouvert. Un de « ces livres qui marquent profondément ceux qui les lisent » écrivait Martine Silber dix ans plus tard dans un article sur la romancière américaine (°1960) retrouvé à l’intérieur.

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    « Quand j’étais petite, j’inventais des façons de tuer mon papa. Je m’en racontais une et puis une autre, et je l’essayais dans ma tête jusqu’à ce que ça devienne facile. » Un tel début ne s’oublie pas. C’est Ellen, dix-onze ans, qui raconte son histoire. Elle rassure le lecteur sur la même page : « Mais je n’ai pas tué mon papa. Il a tellement bu qu’il en est mort, un an après que l’assistance publique m’a enlevée de chez lui. »

    Kaye Gibbons a su garder ce ton, cette voix, tout au long de son récit assez court (167 pages), un texte où les retours à la ligne sont fréquents, la syntaxe approximative. Maintenant que les choses vont « drôlement mieux » pour Ellen, qui habite dans une maison propre où « la plupart du temps on [lui] fiche la paix », maintenant qu’elle n’a plus peur, elle peut raconter comment son père les traitait et criait sur sa mère en mauvaise santé, même à son retour de l’hôpital, encore faible.

    « Ici, personne crie après personne pour lui dire de faire ci ou ça. Ma nouvelle maman pose les plats sur la table et on se sert chacun son tour. Ensuite on mange, et tout le monde est bien content. » Son père buvait, donnait des ordres, criait, réveillait sa mère endormie, s’étalait dans la salle de bains sans savoir se relever – elle veillait sur sa mère, essayait de « ne jamais la laisser seule avec lui » pour lui éviter les coups.

    Un jour, sa maman avale les trois quarts de son flacon de pilules pour le cœur ; le père interdit à Ellen d’aller téléphoner à l’épicerie pour demander de l’aide, prétend qu’elle a juste besoin de dormir. Couchée près de sa mère, la petite se rend compte qu’elle ne respire plus – « Salaud, espèce de salaud, qu’il crève. » Quand les gens viennent les voir après, il se tait – « Elle a fini par lui clouer le bec. »

    Kaye Gibbons mêle, parfois sans transition, le récit du présent – la nouvelle vie d’Ellen dans sa famille d’accueil – et le récit des jours de malheur. A l’enterrement de sa mère, le père craint qu’Ellen raconte « comment les choses se sont passées », sa tante Nadine jacasse ; la riche maman de sa maman, qui ne lui a jamais pardonné son mariage avec celui qu’elle traite de « nègre » et de « racaille », n’a pas un seul geste gentil pour sa petite-fille.

    Ellen est bonne élève et aime lire, mais elle préfère retrouver sa copine Starletta qu’elle trouve « marrante ». Ses parents sont toujours gentils avec elle : le père de Starletta leur a acheté un manteau à toutes les deux quand il faisait froid. Mais celle-ci ne peut s’inscrire avec elle chez les Eclaireuses – « parce que dans mon quartier, ils n’ont pas de troupes scoutes pour les Noirs. » Elle leur achètera un cadeau pour Noël.

    C’est très petit chez eux, une seule chambre pour eux trois, pas de télé. Heureusement, chez elle, Ellen a sa propre chambre où elle se réfugie quand son père rentre. Il revient de moins en moins souvent et parfois ramène une bande de Noirs qui l’appellent « M'sieu Bill » en buvant son whisky pendant qu’il joue de la guitare. Quand il est ivre et veut la frapper, la prenant pour sa mère, elle s’enfuit chez Starletta.

    Le lendemain, elle rentre et met toutes ses affaires dans une grande boîte en carton, décidée à partir pour de bon. Elle téléphone à la sœur de sa mère, sa tante Betsy, qui accepte de venir la chercher et chez qui elle passe un week-end de rêve. La déception est grande lorsqu’elle comprend qu’elle ne pourra rester plus longtemps. C’est finalement de l’école que viendra la délivrance : la maîtresse remarque le bleu qu’Ellen a au bras et lui promet de faire le nécessaire.

    Mais il faudra du temps avant qu’Ellen arrive à ne plus trop penser à son père. On la suit de maison en maison, jusqu’à ce qu’elle trouve sa nouvelle maman, une « foster family » (famille d’accueil), dont elle choisira de porter le nom. Le récit de Kaye Gibbons est direct, percutant. Son héroïne fait preuve d’une formidable volonté de vivre et d’être heureuse, malgré cette enfance sordide. Avec une certaine dureté de ton héritée de son milieu, elle se montre débrouillarde, créative, curieuse, sensible et follement reconnaissante à qui lui témoigne une véritable affection. On n’oublie pas Ellen Foster.

  • Faux-semblants

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    Léon Tolstoï, Enfance. Adolescence. Jeunesse

  • Jeunesse et paraître

    Quelle distance entre le jeune Nicolas Irténiev d’Enfance. Adolescence. Jeunesse (traduit du russe par Sylvie Luneau) et le vieux Tolstoï connu pour ses engagements humanistes ! Voilà qui illustre bien l’évolution de sa personnalité, à contre-courant, comme l’a décrite Dominique Fernandez dans Avec Tolstoï.

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    Tolstoï à vingt ans (Lev Nikolayevich Tolstoy, 1848)

    Avec son ami Dmitri, « le merveilleux Mitia », une rencontre racontée dans Adolescence, les échanges de « pensées vertueuses » continuent, pensées que Nicolas sait très éloignées de la vie qu’il mène en réalité, « mesquine, confuse et oisive ». A l’approche de ses seize ans, il en a pris conscience et veut désormais « appliquer ces pensées à [sa] vie ».

    Les premiers signes du printemps, comme porteurs d’un message « de beauté, de bonheur, de vertu », le distraient des révisions avant les examens d’entrée à l’Université et l’attirent à la fenêtre. Il prend mille résolutions, rêve d’aimer et d’être aimé, de devenir riche et célèbre, rêves mêlés au dégoût de lui-même et au repentir.

    Avant Pâques, toute la famille se confesse, en commençant par son père qui se montre très gai avec ses enfants : il a beaucoup gagné au jeu cette année-là et s’est fait faire un costume à la mode. Nicolas est heureux de se sentir lavé de ses péchés, mais, saisi de scrupules, il se rend au monastère le lendemain matin pour compléter sa confession – « pour la première fois de [sa] vie seul dans la rue ».

    Malgré ses bonnes intentions, il remet sans cesse l’écriture de ses « règles de vie », peine à se concentrer sur un livre, ne tient pas en place. L’émotion du premier examen à l’Université est surtout liée au plaisir d’être en habit pour la première fois et de porter des vêtements « dernier cri et de la meilleure qualité ». Quelle déception de ne pas attirer l’attention au milieu de centaines de jeunes gens en uniforme ou en habit ! Nicolas reçoit la meilleure note en histoire et aussi en mathématiques, sur un point qu’il ne maîtrisait pas, mais que Dmitri venait juste de lui expliquer. En latin, ce ne sera pas brillant mais « passable ».

    « Je suis une grande personne » : un magnifique uniforme, de l’argent, un cocher, un cheval bai et un « drojki » à sa disposition font le bonheur de Nicolas qui se réjouit d’être sur le même pied que son frère Volodia et l’imite en faisant quelques achats futiles. Nicolas et Dmitri se rendent dans le bel appartement de Doubkov, l’ami de Volodia, avant de dîner tous ensemble au restaurant en l’honneur de Nicolas, qui s’enivre et se comporte stupidement.

    Dès le lendemain, le jeune étudiant a des devoirs à remplir : faire des visites (son père lui en a fait la liste), en particulier au riche prince Ivan Ivanovitch. Il vient d’apprendre qu’il fait partie de ses héritiers et cela le met mal à l’aise. Obsédé par l’impression qu’il donne en société, il joue un rôle et observe les comportements. Puis il se rend quelques jours dans la famille de Dmitri, à la campagne, averti par son ami des caractères de sa mère, de sa tante, de sa sœur Varenka et de la « petite rousse », une « demoiselle entre deux âges » qui vit avec eux et dont Dmitri fait grand cas, ce qui inquiète sa mère.

    Nicolas, qui pense beaucoup à l’amour, fait connaissance avec les Nekhlioudov et retombe dans ses travers : tantôt discutant avec les dames, tantôt silencieux, tantôt se ridiculisant à paraître intelligent et original, à mentir même. Il essaie de comprendre l’amour de Dmitri pour la petite femme qu’il trouve quelconque, s’interroge sur ses propres sentiments envers Sonia, son amour d’enfance qu’il a revue, et envers Varenka, qui lui plaît aussi.

    Chez lui, les filles sont méprisées, comme si on ne pouvait discuter avec elles de quoi que ce soit. Mais elles jouent du piano, et Nicolas s’y met aussi, après la visite d’un voisin passionné de musique – serait-ce « un moyen de charmer les jeunes filles » ? Il lit des romans français et se retrouve dans les personnages, veut être « passionné ».

    Une notion l’obsède. Il classe les gens en « comme il faut » et « pas comme il faut ». Ses critères ? Bien prononcer le français, des ongles impeccables, « l’art de saluer, de danser et de faire la conversation », un air « d’ennui distingué et méprisant ». S’y ajoutent des codes d’élégance vestimentaire. Alors que Nicolas se sait inapte à remplir ces conditions, le « comme il faut » l’obsède et il envie aux autres, à son frère, leur aisance en toutes circonstances.

    Quel contraste avec le récit d’une journée dehors à la campagne dans le chapitre XXXII, « Jeunesse » – un chapitre dont Tolstoï était « particulièrement content » (Sylvie Luneau), – à contempler la nature et à se sentir envahi par la même « force vitale », si heureux près des vieux bouleaux ! Puis ce sera le remariage inattendu de son père, l’université, les affaires de cœur, les plaisirs mondains : le jeune Nicolas se disperse, au risque de perdre sa voie.

  • Pitoyable

    tolstoï,enfance,adolescence,jeunesse,roman,littérature russe,autobiographie,russie,culture« Quel pitoyable et fragile pivot de l’activité morale est l’esprit de l’homme !
    Ma faible intelligence ne pouvait pénétrer l’impénétrable et, dans ce labeur au-dessus de mes forces, je perdais l’une après l’autre les convictions auxquelles pour mon bonheur je n’aurais jamais dû oser toucher.
    De tout ce pénible labeur moral je ne sortis rien, si ce n’est une agilité d’esprit qui affaiblit en moi la volonté et une habitude de l’analyse morale perpétuelle qui détruisit la fraîcheur de mes sentiments et la clarté de mon jugement. »

    Léon Tolstoï, Enfance. Adolescence. Jeunesse