Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

enfance

  • Tout rejeter

    Edouard Louis Points nouvelle couverture.jpg« Je ne pense pas que les autres – mes frères et sœurs, mes copains – aient souffert autant de la vie au village. Pour moi qui ne parvenais pas à être des leurs, je devais tout rejeter de ce monde. La fumée était irrespirable à cause des coups, la faim était insupportable à cause de la haine de mon père.
    Il fallait fuir. »

    Edouard Louis, Pour en finir avec Eddy Bellegueule

     

    Couverture Points actuelle

  • Signer Edouard Louis

    En finir avec Eddy Bellegueule (2014), ses prénom et nom d’origine, c’est pour le narrateur raconter son ancienne vie et signer ce premier roman Edouard Louis. Le récit, très rude, s’ouvre sur une scène qui se répétera : à l’école, deux garçons, « le premier, grand, aux cheveux roux, et l’autre, petit, au dos voûté » lui crachent au visage – « Prends ça dans ta gueule » – avant de le rouer de coups : « C’est toi le pédé ? » Nouveau au collège, il avait dix ans.

    edouard louis,en finir avec eddy bellegueule,roman,littérature française,récit de vie,autobiographie,enfance,violence,homosexualité,misère,famille,école,culture

    « La violence ne m’était pourtant pas étrangère, loin de là. J’avais depuis toujours, aussi loin que remontent mes souvenirs, vu mon père ivre se battre à la sortie du café contre d’autres hommes ivres, leur casser le nez ou les dents. » Son père avait vu son propre père devenir violent dans l’ivresse, insulter et battre sa femme, avant de les abandonner, elle et son fils de cinq ans. Pour lui, il y eut peu d’école, beaucoup de bagarres – « J’étais un dur quand j’avais quinze ou seize ans » –, puis il était devenu ouvrier dans l’usine du village « comme son père, son grand-père et son arrière-grand-père avant lui. »

    A la naissance d’Eddy, sa mère avait déjà un fils et une fille d’un premier mariage avec un alcoolique ; pour le père, c’était le premier fils à qui transmettre ses « valeurs viriles » « il allait faire de moi un dur ». Très vite, il déchante. Une voix aux intonations féminines, plus aiguë que celle des autres garçons, des réactions différentes, alors ses parents l’insultent : « Pourquoi Eddy il se comporte comme une gonzesse. » Au village, on le trouve bien élevé, même s’il est spécial, bizarre, efféminé. Pour lui, l’enfance dans la campagne picarde était sinon agréable.

    Mais au collège, les « durs » ne lui passent rien. Eddy préfère entrer dans le couloir sans surveillance où les deux garçons l’attendent chaque jour dans l’espoir qu’ainsi « personne ne nous verrait, personne ne saurait ». Pour donner « une image de garçon heureux », il est en quelque sorte « complice » de cette violence et il espère s’habituer à la douleur.

    « Pour un homme la violence était quelque chose de naturel, d’évident. » Son père, pour ne pas répéter le schéma de ses parents, déchaînait sa colère contre les murs, couverts de trous à la longue. Son grand frère avait l’alcool méchant, sa sœur recevait des coups de son compagnon. Pour protéger Eddy du fils aîné, le père avait dû s’interposer, s’était retrouvé au sol, paralysé ; il avait fallu appeler le médecin. Violence, pauvreté, survie.

    Sa mère fumait beaucoup, s’emportait souvent, allumait la télévision dès le matin, toussait. Elle lui racontait sa vie, celle de son père. « Sa vie l’ennuyait et elle parlait pour combler le vide de cette existence qui n’était qu’une succession de moments d’ennui et de travaux éprouvants. » Quand le père s’était retrouvé au chômage, elle avait commencé à faire la toilette des personnes âgées. A Eddy, elle disait être simple, aimer rire, ne pas vouloir jouer à la madame, mais il sentait sa honte.

    « C’est pas une baraque c’est une ruine », disait-elle de la maison : humidité, moisissures, cloisons minces. Ni lumière ni bureau dans les chambres, le travail scolaire entre le père qui regarde la télévision et la mère qui vide un poisson sur la table. Pour Eddy, le seul répit était « la salle de classe », avec des enseignants respectueux. Sa mère se soucie de bien l’élever, mais l’heure des repas, c’est « l’heure de bouffer » : à la maison on parle une langue populaire, brutale, raciste ; on se moque des gens qui « dînent », « ceux qui ont les moyens, les riches ». (Les paroles sont indiquées dans le texte en italiques, sans guillemets.)

    Eddy fait du théâtre au collège le vendredi soir, ça ne plaît pas à son père qui le laisse marcher quinze kilomètres à travers champs pour rentrer. Après s’être tenu à l’écart « de tout ce qui se rapprochait plus ou moins de l’homosexualité », Eddy et un petit groupe d’amis sont invités par leur « chef de bande », plus âgé qu’eux, à venir chez lui en l’absence de ses parents voir un film « de cul ». Il les encourage à se masturber. Puis, dans un hangar, à jouer les scènes du film, entre garçons – jusqu’à ce que la mère d’Eddy les découvre.

    « Je pensais que la honte que nous partagions, moi, mes parents et mes copains, était trop puissante, qu’elle empêcherait qui que ce soit d’en parler et qu’elle me protégeait. Je me trompais. » Alors vient l’idée de fuir, faute de réussir à « être comme tout le monde ». Eddy se rapproche de filles, veut donner le change, en vain. Du secours viendra de la proviseure du collège qui, vu ses succès lors des représentations théâtrales, lui renseigne un lycée d’Amiens et sa filière d’art dramatique au baccalauréat. Il y découvrira une autre façon de se comporter.

    Edouard Louis interrogé sur En finir avec Eddy Bellegueule : « Toute cette violence en moi, je ne pouvais plus la garder. Il fallait que ça sorte (…). C’était écrire ou mourir. Ce qui ne veut pas dire que je n’avais pas peur. J’avais peur. De ne pas être à la hauteur. De blesser. J’ai fait en sorte qu’il y ait le moins d’autocensure possible, mais il y a des limites à la littérature et des limites à ce que j’étais en mesure d’écrire. Certaines choses, je ne pouvais tout simplement pas les écrire. C’était trop vulgaire. J’avais peur de ne pas être pris au sérieux.» (Entretien avec Nathalie Petroswski, La Presse, 28/5/2014)

    Photo de couverture : Kiki Smith, Girl With Globe (Points, 2015)

  • Pente naturelle

    Wauters lisant (Brut Book).jpg« Tu vas là contre ta pente naturelle », dit ma mère à chaque fois que j’entame une période de promo. C’est partiellement vrai. J’ai beau faire de mon mieux pour rester sincère, la répétition de l’exercice finit par me donner l’impression de mentir. Pire, de mentir avec sincérité. Comme à l’école et puis à l’université, quand répéter des choses par cœur finissait par m’en dégoûter. Mes livres s’éloignent quand j’en parle trop, je n’en sens plus le point d’origine ni la nécessité, ils deviennent des entités vides, abstraites. C’est pourquoi je préfère en lire des extraits. Offrir au public un peu du souffle qui m’a traversé. Offrir mon souffle. Ce sont les seuls moments où je retrouve ma pente naturelle. »

    Antoine Wauters, Le plus court chemin 

    Photo d'après la vidéo Brut Book

  • Le plus court chemin

    De vieilles maisons et leurs jardins vus de l’arrière, l’illustration de la jaquette me rappelle irrésistiblement la maison de ma grand-mère paternelle, les grandes vacances pendant lesquelles nous, enfants de la ville, passions tant de temps à la ferme, où les enfants avaient notre âge. Le plus court chemin, dernier roman d’Antoine Wauters (°1981), prix Rossel 2023, est ma première rencontre avec cet écrivain belge dont Mahmoud ou la Montée des eaux (2021, roman composé en vers libres) a reçu de nombreux prix.

    antoine wauters,le plus court chemin,roman,littérature française,belgique,enfance,écriture,culture

    Sans le savoir, après avoir lu Nicole Malinconi, j’ai emprunté à la bibliothèque des livres qui avancent ainsi par fragments, séquences, signés Emma Doude van Troostwijk, J.M.G. Le Clézio, et maintenant Antoine Wauters : un paragraphe par page dans Le plus court chemin, roman autobiographique où tout découle de la première phrase : « J’ai vécu jusqu’à mes dix-huit ans dans un petit village d’Ardenne où mon imagination se trouve encore. »

    Ce monde « presque disparu » de son enfance l’a « marqué à vie », l’emplit « et de peine et de joie ». Il écrit pour « ne pas arrêter de faire signe » à celui qu’il a été, à ce temps où son frère jumeau qu’il considérait comme son aîné vivait tout cela avec lui. C’est la campagne : la ferme, les vaches, leur maison dans le bas du village, le bois… C’est sa mère, « fan absolue d’Elvis Presley et des Beatles », qui enseigne les langues, peint, et son père banquier, que tout intéressait.

    « On vivait la vie que les gens vivaient alors, une vie où s’il y avait bien une chose qui n’existait pas, c’était l’envie de se mettre en avant », une vie effacée, sobre, sans confort, sans voyages à l’étranger. « Le cri, le tu, le chant, la morsure, le chaos. Et s’il ne s’agissait que de ça ? Tenter de laisser ressurgir, dans tout ce qu’on a écrit, ce que la faculté de nommer nous a pris ? »

    A présent l’homme qui écrit entre aujourd’hui et ce temps-là d’avant les études, les livres, les films, les villes, tend vers ce présent-là, « avec le sentiment que les mots sont la seule vraie présence en [lui] ». L’écriture n’est pas une activité, mais « un pays » : « le seul endroit où l’on peut me trouver – et le seul où je me trouve. Partout ailleurs, je n’y suis pas. » Il cite Joan Didion ouvrant son carnet, son « Péage de retour vers le monde d’alors » et commente : « L’écriture comme un raccourci ? Oui. L’écriture comme le plus court chemin. »

    Vers ce qu’ils disaient alors, ce qu’ils faisaient là-bas, les oncles flamands, les Pépé, Mémé, Papou, Nénène, sa famille, et lui, avec ses colères et son asthme – « Etrange de passer sa vie à s’effacer, à tracer des signes. Etrange que les gens lisent ces signes comme des signes nous appartenant, alors qu’ils appartiennent à autre chose, à nous en tant qu’oiseaux, rapaces, silex, enfant. »

    A présent il a ses propres enfants, une famille qui ont leur place dans le récit, ainsi que son travail d’écrivain chargé de promouvoir ses livres. J’aime ce qu’il dit de la lecture : « Avant d’écrire, je lis, une heure au moins, tous les matins. Je prépare mon cerveau. […] Lire prépare à faire face au bruit général. C’est une armure de sens. Je ne vais nulle part sans avoir lu. »

    Ce livre-ci, écrit « sans réfléchir », c’est pour lui comme faire un puzzle sans avoir de modèle, « un mélange de mémoire et d’oubli ». Des noms de village lui reviennent, Antoine Wauters nous en donne à la page 131 une liste de joie toponymique à la JEA – vous vous souvenez ? – qui se termine par « Becco, où nous vivons. »

    Le plus court chemin se présente comme un roman, ce qui laisse à l’auteur, sans doute, plus de liberté dans la manière d’évoquer un univers si personnel. Non par nostalgie mais pour une quête plus essentielle. Pour le lire, peu importe d’où l’on est. Ce qui compte, c’est d’entendre une voix, des silences. Ici une enfance se ranime en même temps qu’Antoine Wauters s’interroge, tout du long, sur le sens de ce travail qu’est l’écriture, son chemin pour y aller et pour se retrouver.

  • Curriculum vitae

    Modiano coffret.jpg« J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. Il ne s’agit que d’une simple pellicule de faits et gestes. Je n’ai rien à confesser ni à élucider et je n’éprouve aucun goût pour l’introspection et les examens de conscience. Au contraire, plus les choses demeuraient obscures et mystérieuses, plus je leur portais de l’intérêt. Et même, j’essayais de trouver du mystère à ce qui n’en avait aucun. Les événements que j’évoquerai jusqu’à ma vingt-et-unième année, je les ai vécus en transparence – ce procédé qui consiste à faire défiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d’autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie. »

    Patrick Modiano, Un pedigree