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  • Amour ou solitude

    La beauté dure toujours : le titre du dernier roman d’Alexis Jenni m’intriguait, aussi l’ai-je emprunté à la bibliothèque pour découvrir ce qu’il cache. Son narrateur, un écrivain pressé par son éditeur de lui présenter son travail en cours, a décidé d’écrire une histoire d’amour. Pas la sienne, mais celle de son ami Noé et de Félicité. J’ai tiqué à la manière dont le narrateur se présente, « un cismâle blanc de plus de cinquante ans » – j’ignorais tout, je l’avoue, de la cisidentité – curieux des femmes mais vivant seul.

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    S’il persiste à vouloir écrire sur l’amour qui dure entre cet ami dessinateur et sa belle avocate qui travaille comme « commis d’office »,  c’est parce qu’il a dépassé la limite de trois ans fixée par un roman-film d’un auteur contemporain à succès et s’inscrire en faux contre ce déni de l’amour durable. (Jenni ne nomme ni Beigbeder ni Houellebecq qu’on reconnaît plus loin dans un portrait à charge durant un dîner mondain.)

    Contrairement aux personnages de L’arrière-saison de Philippe Besson, ce trio est rarement réuni dans le roman ; chaque chapitre donne la parole successivement à chacun des protagonistes. Le narrateur et son ami se retrouvent régulièrement au parc, à observer ensemble les allées et venues. Chez lui, Noé est le plus souvent seul dans son atelier dont il ferme la porte, à dessiner du matin au soir. Félicité, qu’il trouve toujours aussi belle à cinquante ans, celle-ci s’en étonne mais aime qu’il la dessine, se réveille souvent seule et cette porte fermée l’exaspère, ainsi que le « chaos » de l’atelier.

    Le narrateur, lui, écrit face à un mur nu, à l’exception d’une carte postale de La Valse de Claudel. Il ne comprend pas bien pourquoi Noé ajoute un trait « qui ne représente rien » à son dessin ni en quoi consiste « l’équilibre » dont il parle. « Quand on écrit, on peut toujours essayer d’expliquer ce que l’on fait, parce que par le verbe on peut comprendre ce que l’on construit par le verbe. C’est illusoire, mais cela s’envisage ; en dessin on marmonne, on se contente de faire. »

    Cette citation tirée du premier chapitre annonce assez bien la manière dont est construit La beauté dure toujours : le narrateur désire raconter, montrer, voire expliquer ce couple qui continue à s’aimer. Le dessinateur aime – interrogé sur l’amour, il répond : « ça se vit, c’est tout » – et dessine ; Félicité cherche comment mieux s’accorder au tempo de l’homme qui l’a sauvée d’un premier mariage calamiteux, d’un mari qui l’utilisait comme objet de parade et de jouissance.

    « Le monde est chaos, mais il y a l’art et l’amour » : cette déclaration du narrateur résume l’intention du roman, situé à l’époque des manifestations des gilets jaunes. Expositions en galerie, discussions sur la littérature et l’édition, ressenti des corps et sensualité – le narrateur et le dessinateur se rejoignent dans ce « récit de l’amour parcouru de tempêtes ».

    « La beauté dure toujours » : la contemplation mutuelle est-elle l’explication d’un couple qui continue à s’aimer ? Alexis Jenni m’a paru moins à l’aise dans la construction de ce roman que dans L’art français de la guerre, dont on retrouve des thématiques, dans un autre contexte. Le point de vue désabusé du narrateur y fait de l’ombre. Le bandeau de couverture me semble incongru.

    J’hésitais à rendre compte de cette lecture quand j’ai lu dans La Libre Eco une chronique de Laurence Dessart intitulée « Le « grégaire anonyme » à l’heure digitale : toujours connecté, mais toujours seul ». Cet article pose une question bien de notre temps : « Si l’hyperconnectivité favorisée par les technologies multiples et variées n’était qu’un leurre ? » Le « grégaire anonyme » veut à la fois être seul et se présenter comme hypersocial, populaire et connecté. Les relations qu’il noue avec des inconnus à travers le monde, avec qui il partage ses centres d’intérêt, permettent d’être à la fois acteur et spectateur, libre de faire ce qu’il lui plaît, de rejoindre un groupe ou de l’abandonner, sans aucune contrainte ou jugement. « Le bénéfice retiré n’est pas dans l’interaction, mais dans l’identification. »

    Quel rapport avec le roman, me direz-vous ? La solitude qui résulte, voire s’aggrave, dans cette position qui est celle du narrateur – regarder vivre les autres tout en se tenant en retrait de l’amour – ne me paraît pas éloignée de celle du « grégaire anonyme ». Le point de vue analytique du narrateur, s’il éclaire le thème de la création littéraire, et de façon plus intéressante à mon avis, celui de la création artistique, alourdit cette histoire d’amour. Le bonheur de Noé et de Félicité, malgré leurs prénoms symboliques, y reste surtout le spectacle des corps qui se rencontrent et s’accordent – presque leur seul territoire commun, tandis qu’ils vaquent le reste du temps à leurs activités respectives, sans trop s’y intéresser .

  • Délicieusement vivant

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    « J’aime la solitude comme certaines gens aiment les réceptions. J’en retire un sentiment de très grande liberté avec la conscience aiguë d’être délicieusement vivant, sans compter qu’elle m’apporte, dois-je le dire, le calme et l’espace dont j’ai besoin pour que mon imagination se mette en mouvement et que mon travail soit accompli. »

    Philip Roth, A suivre (paru dans l'Ontario Review, automne 1974) in Pourquoi écrire ?

  • Pourquoi écrire ?

    Philip Roth (1933 - 2018) avait pris « sa retraite d’écrivain » en 2010, selon la chronologie qui clôture Pourquoi écrire ? (2017, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel et Philippe Jaworski, Josée Kamoun et Lazare Bitoun). Ce recueil rassemble trois séries de textes publiés de 1960 à 2013 : Du côté de Portnoy, Parlons travail et Explications.

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    Les premiers articles, « à titre d’archives », comme Roth l’écrit dans la préface, « appartiennent à la période difficile du début de [sa] carrière ». La publication de Portnoy et son complexe en 1969, son livre le plus lu, a pesé sur sa réputation : on l’a accusé d’antisémitisme, de misogynie, on a lourdement confondu le personnage et l’auteur, en y voyant « une confession en forme de roman ». Il a même dû déménager pour retrouver un peu de tranquillité. Or, précise-t-il, sur ses trente et un livres publiés, vingt-sept, dont celui-là, étaient « des œuvres d’imagination ».

    La première partie comporte des articles, des entretiens, divers documents. Philip Roth répond en 1974 à des questions sur son œuvre, ses rapports avec sa famille, sa vision de la société américaine. S’il a bien cherché dans Tricard Dixon « à objectiver dans un certain style ce qu’il y a de grotesque dans le caractère même de Richard Nixon », sa révolte en tant que romancier portait « bien davantage contre [ses] habitudes de langage et les contraintes de [sa] propre imagination que contre les forces qui se disputent le pouvoir dans le monde. »

    N’ayant lu ni ses premiers livres ni Portnoy, je ne m’y attarderai pas, mais j’ai compris qu’après ses premiers succès, Roth n’était pas satisfait de son travail. Il a voulu rompre avec une certaine facilité, avec les conventions du romanesque, avec la décence et les bienséances. « Le Bouffon Pur et le Terrible Sérieux sont mes plus chers amis ; c’est en leur compagnie que je me promène dans la campagne au déclin du jour. »

    Roth parle des écrivains qu’il lit, américains ou autres ; l’index à la fin du recueil est précieux pour les retrouver. « Regards sur Kafka » s’ouvre sur un extrait du Champion de jeûne. Roth « contemple » une photo de Kafka lorsqu’il avait 40 ans (son âge quand il écrit ce texte) et s’interroge sur ce que l’écrivain qui lui est cher entre tous aurait fait s’il avait vécu jusqu’à l’avènement du nazisme.

    Aurait-il choisi l’exil ? En 1923, Kafka avait pour la première fois réussi à quitter ses parents pour s’installer avec Dora Dymant dans un faubourg de Berlin. Juste après avoir rappelé les circonstances de sa mort en 1924, Roth entreprend un récit : en 1942, il a neuf ans et son professeur d’hébreu, le Dr Kafka, cinquante-neuf. Cette quinzaine de pages où Roth s’imagine en élève de Kafka sont merveilleuses et émouvantes.

    Parlons travail, en deuxième partie, est consacré à une dizaine d’écrivains que Roth a rencontrés pour la plupart, comme Primo Levi à Turin, Appelfeld à Jérusalem, Ivan Klíma à Prague, Edna O’Brien à Londres. Avant d’échanger avec Primo Levi sur son œuvre et sur Auschwitz, il fait un très beau portrait de l’homme. Bien sûr, avec ses amis juifs, il aborde la question de ce que signifie être juif dans leur vie, dans leur travail.

    Ils échangent sur Kafka, sur Kundera, sur Vaclav Havel, sur la démocratie. Ce sont des conversations en profondeur sur le travail d’écrivain et sur bien plus que cela. Ils parlent des écrivains qu’ils aiment, de leur relation aux langues, aux œuvres qu’ils admirent : « Celui qui voudrait s’amuser à raconter Madame Bovary du point de vue de Charles ou Anna Karenine de celui de Karenine trouvera le parfait manuel dans Herzog » (Roth dans Relectures, où il commente six œuvres de Saul Bellow).

    Enfin, Explications rassemble des récits, discours, réflexions. J’ai lu cette dernière partie souvent avec jubilation : « Jus ou sauce », « Patrimoine », par exemple. Dans « Yiddish / anglais », il raconte un dîner entre quatre amis à Cambridge (Massachusetts) : Bellow et Appelfeld se mettent tout à coup à parler yiddish entre eux. Roth, qui ne connaît pas le yiddish, est stupéfait de voir les deux hommes changer de comportement, de mimiques, de visage même. « Pas étonnant qu’ils aient semblé si pétillants et joyeux qu’ils donnaient presque l’impression d’être fous, ces deux admirables artistes d’ici et maintenant : ils remontaient l’horloge de l’histoire, là, sous nos yeux. […] Nous étions tous sous l’emprise du yiddish. »

    La lettre de Roth à Wikipedia pour dénoncer des inexactitudes vaut le détour. Quand il en a demandé correction, il s’est vu signifier qu’il n’était « pas une source crédible » et qu’il fallait « une confirmation par des sources secondaires » – d’où cette lettre ouverte. Philip Roth était pessimiste sur l’avenir du « nombre de lecteurs amateurs capables de prendre plaisir à lire avec discernement des œuvres littéraires » et de « ce grand parc d’attractions complètement idiotes qu’est devenu le monde ». Pourquoi écrire ? donne d’excellentes leçons d’intelligence, avec sérieux, avec humour.

  • Clairière

    « Ta mort me donne beaucoup de travail. Ce livre en est le signe le plus apparent. Ce n’est pas tant un journal qu’un chantier semblable à ceux que des bûcherons ouvrent dans une forêt. Coupes sombres, coupes claires, brindilles, branches et troncs partout répandus, feux allumés ici ou là – et peu à peu, lentement, le vrai nom, le nom du travail accompli : clairière. »

    Christian Bobin, Autoportrait au radiateur 

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  • Bobin, autoportrait

    Avril 1996 – Mars 1997. Christian Bobin écrit Autoportrait au radiateur pendant l’année qui suit la mort de sa femme. « Ce qui aide, c’est ce qui passe », écrit-il en première page, comme la « note gaie, fraternelle » d’un bouquet de tulipes. « La gaieté, ce que j’appelle ainsi, c’est du minuscule et de l’imprévisible. Un petit marteau de lumière heurtant le bronze du réel. La note qui en sort se propage dans l’air, de proche en proche jusqu’au lointain. » 

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    Jour après jour, quelques lignes. « Je me suis fait écrivain ou plus exactement je me suis laissé faire écrivain pour disposer d’un temps pur, vidé de toute occupation sérieuse. » Des journées traversées par les questions du deuil – « Mon Dieu, pourquoi avez-vous inventé la mort ? » – et surtout par l’attente, l’attention à « ce qui reste, ce qui insiste, demeure, triomphe – de la vie aujourd’hui passée au crible – au tamis, au pressoir – de la mort. »

    Le titre aurait pu être « Autoportrait aux fleurs ». Leitmotiv de ce carnet, les deux bouquets achetés chaque semaine dans une rue en pente près de chez lui, et qui lui parlent de l’absente. Des tulipes d’abord, puis des roses, puis dautres. Bobin aime presque toutes les fleurs et celles qu’il n’aime pas, il les essaie tout de même, observe leur façon de finir leur vie, leur allure, de leurs débuts prometteurs jusqu’à l’épanouissement puis le déclin.

    « Un bœuf avec des ailes : voilà exactement ce que je suis. » Un homme qui ne sait voir que les femmes et les enfants. « Je n’aime pas ceux qui savent, j’aime ceux qui aiment. » Il voudrait écrire « comme on chante » et puise de la joie à relire quelques lettres de sa femme : « Les écritures manuscrites sont comme les voix : elles disent autre chose que les mots qu’elles transportent. (…) Ton écriture te ressemble. Accueillante, calme, immédiatement donnée : ton âme m’a fait plaisir à voir. »

    Bobin est poète, même en prose. Chaque phrase porte, sans peser. « Je n’écris pas un journal mais un roman. Les personnages principaux en sont la lumière, la douleur, un brin d’herbe, la joie et quelques paquets de cigarettes brunes. » Peu à peu, d’autres présences s’y insèrent : ses filles, un poète, une image vue à la télévision, Thérèse d’Avila (« une libellule »), Mozart…

    A jamais perdu « le son de ta voix dans la maison claire du temps. » Quand ses proches se plaignent de ses silences, il écrit, en août : « Je suis le premier à me demander pourquoi je me tais si longtemps. Je n’ai pas de réponse. » Il y a cette pièce dans l’appartement où il n’entre plus. Reste l’espérance : « C’est l’imprévu que j’espère, et lui seul. Partout, toujours. Dans les plis d’une conversation, dans le gué d’un livre, dans les subtilités d’un ciel. Je le guette autant que je l’espère. »

    Bobin est un veilleur. Le 4 septembre, la page du jour s’allonge. Le froid est revenu et les radiateurs ne marchent pas. « J’ai quarante-cinq ans et j’ai envie de vivre et parfois cette envie pâlit et s’éloigne un peu, mais si trois fois rien me tue, moins que rien me ressuscite, et l’envie pleine de vivre m’est revenue ce matin par le chant des radiateurs froids, simplement par ça, alors je crois que je ne serai jamais perdu, même quand je le serai à nouveau. » 

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    Il est difficile d’écrire sur Autoportrait au radiateur sans avoir envie de citer encore et encore. Beauté des fleurs, des arbres, du brin d’herbe. Beauté du monde. Choix d’écrire, refus des chemins de vie tout tracés. Voie d’amour : « plus on aime et plus ce qu’on aime est à découvrir, c’est-à-dire à aimer encore, encore, encore. » A quelques jours de Pâques 1997, Christian Bobin termine son voyage dans ce paquebot lourd et lent de l’immeuble où il vit – d’art, d’amour et de travail. « Il y a un style Bobin, une façon de prendre la littérature par la joie que dégagent les mots, par la lumière qu'ils portent. » (Guy Goffette