Coup de cœur pour un des derniers romans de Aharon Appelfeld (1932-2018), Mon père et ma mère (2013, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti en 2020). La préface d’Histoire d’une vie, autobiographie qui avait obtenu le prix Medicis étranger en 2004, donne des indications qui peuvent s’appliquer aussi à ses romans : « Les pages qui suivent sont des fragments de mémoire et de contemplation » ou « Dès mon enfance, j’ai senti que la mémoire était un réservoir vivant et bouillonnant qui me faisait palpiter. »
Confluent du Pruth et de la Ciuhur (Wikimedia commons)
Voyez la phrase d’ouverture de Mon père et ma mère : « Sur mes chemins d’écriture, je retourne sans relâche dans la maison de mes parents, en ville, ou celle de mes grands-parents, dans les Carpates, ainsi que dans les lieux où nous avons été ensemble. » Appelfeld n’écrit pas des livres de souvenirs, acte antiartistique à ses yeux. Mais « la création est toujours liée au mystérieux regard de l’enfant en soi ».
Chaque été, les parents d’Erwin, dix ans, le narrateur, louent une isba sur la rive du Pruth pour un mois à Nikolaï, un paysan méfiant envers les Juifs mais qui les juge honnêtes. Ses parents et lui passent la matinée « à nager et bronzer sur la rive ». Excellents nageurs, ils l’encouragent à se muscler et à vivre sainement. Ce qui passionne Erwin là-bas, c’est le spectacle des gens, leur comportement dans ce « paysage pastoral au pied des Carpates », villégiature appréciée de la bourgeoisie juive.
Il y a P., « une femme qui se prélasse du matin au soir » ; l’homme à la jambe coupée ; le docteur Zeiger que tout le monde sollicite, malgré qu’il soit là pour se reposer ; l’écrivain Karl Koenig, qui reste enfermé pour écrire… Le père d’Erwin, « un homme sourcilleux », est vite agacé par la présence des autres, Juifs ou non-Juifs, il recherche la solitude. Sa mère, au contraire, est comme son fils « fascinée par le spectacle sur la rive. »
Avec sa mère, Erwin peut parler de tout. Elle a gardé, sinon la foi de ses parents, des croyances et le goût de la communauté, alors que son père rejette la religion et déteste la faiblesse. Etonnements, peurs, chagrins, émerveillements, rêveries de l’enfance apportent à l’écrivain qu’Erwin est devenu leur vitalité. La rivière des vacances est « une mine » dont il extrait « des éclats lumineux ».
« Mes parents aiment les eaux du Pruth, mais ils sont plus détendus en montagne. » Nikolaï leur fournit deux chevaux et un poulain pour aller dans les bois, jusqu’à un lac noir où leurs montures s’abreuvent. Son père se radoucit au contact des animaux. En cette fin des années 1930, l’air est chargé de rumeurs de guerre et de craintes. Pour lui, ils devraient se préparer à émigrer vers l’Ouest pour échapper à la population hostile qui les entoure, mais son épouse n’est pas prête à abandonner sa maison.
En commençant à lire Mon père et ma mère – « My parents » en anglais –, j’ai repensé à la toile où David Hockney a peint sa mère souriante, tournée vers lui, tandis que son père est absorbé par sa lecture. Cela correspond assez bien aux parents d’Erwin : la mère regarde son fils et l’encourage, le père préfère s’instruire ou critiquer. « J’ai apparemment hérité de ma mère le goût de l’écriture, l’ouverture aux autres, l’émerveillement, la capacité à accepter la réalité sans se plaindre, à donner sans demander pourquoi. »
Beaucoup des personnages qu’ils croisent sont attachants, observés par Erwin avec bienveillance, comme Yulia, sa tante qui vit éloignée du monde dans un endroit isolé de cette région, où elle s’occupe de son potager et passe son temps avec Mann, Flaubert ou Proust. Ou Gusta, une amie de sa mère – « j’aimais la mélodie de leur conversation ». Ou encore « une femme menue » si émue de retrouver le père d’Erwin avec qui elle jouait quand ils avaient cinq ans ; elle l’a tout de suite reconnu, lui pas, mais il sera très touché des souvenirs qu’elle ravive. L’amour filial irrigue la manière dont Appelfeld décrit tout cela, même si l’atmosphère du roman est celle des dernières fois, du bouleversement qui menace, de l’interrogation sur ce que c’est qu’être Juif.
A dix ans, Appelfeld, ami de Philip Roth, était un enfant juif évadé du camp où il avait été déporté. Pris dans la tourmente de la Shoah, il avait d’abord perdu sa mère, tuée en 1940, puis connu le ghetto, la séparation d’avec son père, la déportation ; il entamait sa survie. Dans un beau portrait de l’écrivain paru dans Le Temps, Eléonore Sulser écrit après sa mort : « Mais ce qui frappe en lui, et dans chacun de ses livres, c’est cette quête ininterrompue d’humanité. Comme si, après que son monde a explosé dans une effroyable catastrophe, il s’attachait à en recueillir les fragments intacts, les moments de vie vraie, les souvenirs heureux, et surtout les instants de grâce afin de les faire briller avant de les placer en pleine lumière. Aharon Appelfeld capture des étincelles d’humanité et nous les restitue. »