Un billet sur Marque-Pages m’a conduite à Saul Bellow (1915-2005), jamais lu malgré son prix Nobel de littérature en 1976, et d’abord à son magistral Herzog (1964, nouvelle traduction par Michel Lederer pour Quarto en 2012), un « labyrinthe de contradictions et de conflits intérieurs » (Philip Roth)
Presque tout se passe dans la tête du héros, mais on ne s’ennuie pas une seconde, cela vit, cela grouille de vie même, et d’idées, folles souvent, ce dont il est parfaitement conscient : « Peut-être que j’ai perdu l’esprit, mais ça ne me dérange pas, songea Moses Herzog. » (Première phrase)
Seul dans sa vieille maison à la campagne, Herzog, en dehors des cours qu’il donne le soir, passe son temps à écrire des lettres, « continuellement, fanatiquement, aux journaux, aux personnages publics, aux amis et aux parents, puis aux morts, à ses morts obscurs et, enfin, aux morts célèbres. » Y compris à son ex-ami Valentin Gersbach et à son ex-femme Madeleine, devenus amants, qui font courir des rumeurs sur sa santé mentale.
L’été au jardin enchante Herzog, mais ne l’empêche pas de faire son examen de conscience. On le juge dépressif, masochiste, anachronique, sérieux mais immature ; lui-même se considère comme un mauvais mari, aussi bien avec Daisy, sa première épouse, qu’avec la seconde, et comme « un père aimant mais un mauvais père » pour Marco et June, ses enfants des deux lits.
« Pour ses parents, il avait été un fils ingrat. Pour son pays, un citoyen indifférent. Pour ses frères et sa sœur, affectueux mais distant. Avec ses amis, égotiste. Avec l’amour, paresseux. Avec l’éclat, terne. Avec le pouvoir, passif. Avec son âme, évasif. » Cet autoportrait sévère le satisfait, à quoi il faut ajouter une constitution robuste et une assez bonne santé.
Les femmes hantent Moses Herzog, Madeleine surtout, la manipulatrice, qui a la garde de June. Et maintenant la séduisante Ramona, propriétaire d’un magasin de fleurs, une divorcée dans la trentaine avec d’adorables manières « franco-russo-argentino-juives ». Elle suivait ses cours du soir – « les idées l’excitaient » – et c’est une excellente cuisinière en plus « d’une véritable artiste du plumard ». « Accroche ta douleur à une étoile. »
Mais Herzog, 47 ans, répugne à s’engager à nouveau, après deux erreurs (Bellow, marié cinq fois, se qualifiait de « serial-mari ») – « il risquait de le payer de sa liberté ». Aussi repousse-t-il l’invitation de Ramona pour les vacances, il préfère se rendre chez une vieille amie à Vineyard Haven, après s’être acheté des vêtements légers (un conseil de Ramona) et un chapeau de paille.
Déjà dans le taxi qui l’emmène à la gare, il se remet à écrire à une amie de Madeleine, à un ami zoologiste, au Président, au Dr Edvig, psychiatre, au gouverneur Stevenson, à Ramona, à Nehru, à Martin Luther King, à un commissaire de police, à lui-même… « Herzog, qui ne regardait presque plus par la fenêtre teintée, inamovible, scellée, sentit son esprit passionné, avide, se déployer, parler, comprendre, énoncer des jugements clairs, des explications définitives, et ce à l’aide des seuls mots indispensables. Il était emporté dans un tourbillon d’extase. »
Formidable érudit, esprit critique et ironique, Herzog alterne le mécontentement et le désir « de réformes universelles ». Son esprit en marche mêle la pensée philosophique aux faits les plus concrets de son existence, c’est un homme d’une grande sensibilité, qui sort tout à coup de son soliloque pour remarquer des sycomores – « les arbres jouaient un rôle important dans sa vie » – ou se souvenir de son enfance, dans une famille de juifs russes émigrés aux Etats-Unis – « Qu’ai-je aimé autant que je les aimais eux tous ? »
http://www.foliosociety.com/book/ZOG/herzog
A peine arrivé, Herzog se rend compte qu’il ne peut « supporter la gentillesse en ce moment » et repart en laissant un mot à ses hôtes. Chez lui, une lettre inquiète de la baby-sitter de June le replonge dans l’angoisse (elle a vu Gersbach enfermer la petite dans sa voiture lors d’une dispute avec Madeleine).
En plus de partager les tours et détours d’un esprit jamais en repos, Herzog est aussi un règlement de comptes – « Je ne comprendrai jamais ce que veulent les femmes. Oui, qu’est-ce qu’elles veulent ? Elles mangent de la salade verte et boivent du sang humain. » Des propos sexistes alimentés par la trahison de Madeleine qui l’obsède, ainsi que l’éloignement de ses enfants.
« Mais que peuvent faire les humanistes et les penseurs sinon s’efforcer de trouver les termes appropriés ? Prends mon cas, par exemple. J’ai écrit pêle-mêle des lettres partout. Encore des mots. Je cherche à saisir la réalité par le langage. (…) Je mets tout mon cœur dans ces constructions. Mais ce ne sont que des constructions. »
Commentaires
Mais oui, je me souviens que Marques-pages en avait parlé. Oui, à lire, évidemment... ^_^
Comme toi repéré chez Christw mais je n'ai pas franchi le pas, ici tu es très très persuasive, je vais grossir un peu mon panier virtuel, ce truc est terrible, la médiathèque permet de mettre en panier tout ce que l'on a envie de lire, terrible terrible mais tellement excitant
@ Keisha : Les rencontres littéraires (comme les autres ?) ont parfois besoin d'un coup de pouce.
@ Dominique : Tu sais que tes sauts et tes gambades remplissent mon panier régulièrement. Bellow, j'aurais pu le lire plus tôt, mais je pense qu'il tombe à point. Je suis dans le roman suivant et c'est une conversation très intense : il y a quelque chose de la vieille Europe qui nous parle tant chez ce juif russe-américain.
je ne connais pas du tout!!!
(et c'est une chose que je n'aime pas, ne pas connaître ;-))
Le temps d'un livre, et on fait connaissance. Philip Roth a comparé Herzog à Leopold Bloom dans "Ulysse", mais le héros de Bellow reste plus accessible - à condition de ne pas avoir horreur des digressions.
Moi j'attends que tu nous offres une digression dans ton billet de demain soir! :-))
Un beso!
Un des meilleurs Bellow, votre compte-rendu, très complet comme d'habitude, me convainc de poursuivre la découverte de cet auteur auquel un cours de littérature américaine m'avait introduit avantageusement. La forme épistolaire m'intéresse et traduit sans doute bien le "sens de l'autre" qui illumine ses romans.
Si vous continuez Bellow, j'ai entendu beaucoup de bien de "Ravelstein", cinq étoiles.
C'est intéressant les différentes couvertures selon les éditions. Je n'ai jamais lu cet auteur non lu, ce n'est pourtant pas faute d'en avoir entendu parler ; feras-tu un billet sur le roman que tu lis actuellement ? la référence à la vieille Europe m'intrigue.
@ Colo : J'espère que l'extrait que j'ai choisi te parlera autant qu'à moi. Bonne journée, Colo.
@ Christw : Merci à vous de m'avoir incitée à lire Bellow, je continuerai, c'est sûr. Les lettres d'Herzog prolongent le bouillonnement intérieur de sa pensée sur toutes sortes de sujets. Impossible d'être "complète" en parlant d'un tel livre. Un exemple : en 1985, lors d'une conférence à New York, Bellow est revenu sur son intention, dans "Herzog", de s'en prendre au système d'éducation universitaire américain - je ne l'ai pas même évoqué et quand je relirai ce roman, j'y serai particulièrement attentive.
@ Aifelle : J'aime beaucoup la photo choisie par Quarto, qui correspond bien à la volonté de Bellow de mettre l'être humain au coeur de la littérature, et aussi la dernière, hommage au langage.
La Shoah hante l'oeuvre de Saul Bellow, Herzog se réfère aux écrivains et aux penseurs européens dont il est aussi l'héritier.
(Oui, je reparlerai bientôt de Bellow.)