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  • Délicieusement vivant

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    « J’aime la solitude comme certaines gens aiment les réceptions. J’en retire un sentiment de très grande liberté avec la conscience aiguë d’être délicieusement vivant, sans compter qu’elle m’apporte, dois-je le dire, le calme et l’espace dont j’ai besoin pour que mon imagination se mette en mouvement et que mon travail soit accompli. »

    Philip Roth, A suivre (paru dans l'Ontario Review, automne 1974) in Pourquoi écrire ?

  • Pourquoi écrire ?

    Philip Roth (1933 - 2018) avait pris « sa retraite d’écrivain » en 2010, selon la chronologie qui clôture Pourquoi écrire ? (2017, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel et Philippe Jaworski, Josée Kamoun et Lazare Bitoun). Ce recueil rassemble trois séries de textes publiés de 1960 à 2013 : Du côté de Portnoy, Parlons travail et Explications.

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    Les premiers articles, « à titre d’archives », comme Roth l’écrit dans la préface, « appartiennent à la période difficile du début de [sa] carrière ». La publication de Portnoy et son complexe en 1969, son livre le plus lu, a pesé sur sa réputation : on l’a accusé d’antisémitisme, de misogynie, on a lourdement confondu le personnage et l’auteur, en y voyant « une confession en forme de roman ». Il a même dû déménager pour retrouver un peu de tranquillité. Or, précise-t-il, sur ses trente et un livres publiés, vingt-sept, dont celui-là, étaient « des œuvres d’imagination ».

    La première partie comporte des articles, des entretiens, divers documents. Philip Roth répond en 1974 à des questions sur son œuvre, ses rapports avec sa famille, sa vision de la société américaine. S’il a bien cherché dans Tricard Dixon « à objectiver dans un certain style ce qu’il y a de grotesque dans le caractère même de Richard Nixon », sa révolte en tant que romancier portait « bien davantage contre [ses] habitudes de langage et les contraintes de [sa] propre imagination que contre les forces qui se disputent le pouvoir dans le monde. »

    N’ayant lu ni ses premiers livres ni Portnoy, je ne m’y attarderai pas, mais j’ai compris qu’après ses premiers succès, Roth n’était pas satisfait de son travail. Il a voulu rompre avec une certaine facilité, avec les conventions du romanesque, avec la décence et les bienséances. « Le Bouffon Pur et le Terrible Sérieux sont mes plus chers amis ; c’est en leur compagnie que je me promène dans la campagne au déclin du jour. »

    Roth parle des écrivains qu’il lit, américains ou autres ; l’index à la fin du recueil est précieux pour les retrouver. « Regards sur Kafka » s’ouvre sur un extrait du Champion de jeûne. Roth « contemple » une photo de Kafka lorsqu’il avait 40 ans (son âge quand il écrit ce texte) et s’interroge sur ce que l’écrivain qui lui est cher entre tous aurait fait s’il avait vécu jusqu’à l’avènement du nazisme.

    Aurait-il choisi l’exil ? En 1923, Kafka avait pour la première fois réussi à quitter ses parents pour s’installer avec Dora Dymant dans un faubourg de Berlin. Juste après avoir rappelé les circonstances de sa mort en 1924, Roth entreprend un récit : en 1942, il a neuf ans et son professeur d’hébreu, le Dr Kafka, cinquante-neuf. Cette quinzaine de pages où Roth s’imagine en élève de Kafka sont merveilleuses et émouvantes.

    Parlons travail, en deuxième partie, est consacré à une dizaine d’écrivains que Roth a rencontrés pour la plupart, comme Primo Levi à Turin, Appelfeld à Jérusalem, Ivan Klíma à Prague, Edna O’Brien à Londres. Avant d’échanger avec Primo Levi sur son œuvre et sur Auschwitz, il fait un très beau portrait de l’homme. Bien sûr, avec ses amis juifs, il aborde la question de ce que signifie être juif dans leur vie, dans leur travail.

    Ils échangent sur Kafka, sur Kundera, sur Vaclav Havel, sur la démocratie. Ce sont des conversations en profondeur sur le travail d’écrivain et sur bien plus que cela. Ils parlent des écrivains qu’ils aiment, de leur relation aux langues, aux œuvres qu’ils admirent : « Celui qui voudrait s’amuser à raconter Madame Bovary du point de vue de Charles ou Anna Karenine de celui de Karenine trouvera le parfait manuel dans Herzog » (Roth dans Relectures, où il commente six œuvres de Saul Bellow).

    Enfin, Explications rassemble des récits, discours, réflexions. J’ai lu cette dernière partie souvent avec jubilation : « Jus ou sauce », « Patrimoine », par exemple. Dans « Yiddish / anglais », il raconte un dîner entre quatre amis à Cambridge (Massachusetts) : Bellow et Appelfeld se mettent tout à coup à parler yiddish entre eux. Roth, qui ne connaît pas le yiddish, est stupéfait de voir les deux hommes changer de comportement, de mimiques, de visage même. « Pas étonnant qu’ils aient semblé si pétillants et joyeux qu’ils donnaient presque l’impression d’être fous, ces deux admirables artistes d’ici et maintenant : ils remontaient l’horloge de l’histoire, là, sous nos yeux. […] Nous étions tous sous l’emprise du yiddish. »

    La lettre de Roth à Wikipedia pour dénoncer des inexactitudes vaut le détour. Quand il en a demandé correction, il s’est vu signifier qu’il n’était « pas une source crédible » et qu’il fallait « une confirmation par des sources secondaires » – d’où cette lettre ouverte. Philip Roth était pessimiste sur l’avenir du « nombre de lecteurs amateurs capables de prendre plaisir à lire avec discernement des œuvres littéraires » et de « ce grand parc d’attractions complètement idiotes qu’est devenu le monde ». Pourquoi écrire ? donne d’excellentes leçons d’intelligence, avec sérieux, avec humour.

  • Plaisanterie

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    « […] enfin venaient les blagues – parce que sous l’épreuve de la mélancolie perpétuelle et la prodigieuse tension pour seulement s’en sortir, il se cache toujours une blague quelque part, le portrait d’un ridicule, un mot cinglant, une plaisanterie qui se bâtit au prix d’une subtile auto-destruction jusqu’à la chute qui fait hurler de rire : « Et voilà à quoi mène la souffrance ! »»

    Philip Roth, L’orgie de Prague in Zuckerman enchaîné (Epilogue)

  • Zuckerman, épilogue

    L’orgie de Prague (1985), l’épilogue du Zuckerman enchaîné de Philip Roth dont je vous entretiens depuis quelque temps, compte moins de cent pages. Publié deux ans après La leçon d’anatomie, il se présente comme « extrait des carnets de Zuckerman ». Voici le début, daté du 11 janvier 1976 à New York :
    « Votre roman, dit-il, est absolument l’un des cinq ou six livres de ma vie.
    - Vous pouvez donner l’assurance à M. Sisovsky, dis-je à sa compagne, qu’il m’a suffisamment flatté.
    - Tu l’as suffisamment flatté, lui dit-elle. »

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    Elle, « la quarantaine, des yeux pâles, de larges pommettes, une chevelure sombre, séparée par une raie sévère – un visage frappant, égaré », toute en noir, se tient au bord du sofa de Zuckerman. Lui, « plus jeune, peut-être de dix ans », une allure d’« exilé ruiné », se dit intéressé par le scandale provoqué par le roman de Zuckerman en Amérique, parce que les Tchèques ont réagi de même à propos du sien – sans vouloir les comparer : « Le vôtre est une œuvre de génie, et le mien n’est rien. »

    Il faudra qu’Eva Kalinova intervienne pour que Zdenek explique pourquoi il a fui la Tchécoslovaquie : « Là du moins je puis être tchèque – mais je ne puis être écrivain. Tandis qu’à l’Ouest, je puis être un écrivain, mais pas un Tchèque. » Zdenek préfère parler d’elle, « la grande actrice tchékhovienne de Prague (…). Après elle, il n’est pas de Nina, pas d’Irina, pas de Macha. » Ils se disputent. Il la dit « poursuivie par des démons juifs », elle qui n’est pas juive du tout, mais a eu le tort de jouer des rôles de juive, aux yeux de l’occupant soviétique et de ses serviteurs. (On est loin, en 1976, du Printemps de Prague. L’année suivante verra la publication de la Charte 77.)

    L’orgie de Prague ferait une bonne pièce de théâtre, les dialogues y occupent la plus grande place. Zuckerman finit par comprendre ce que Zdenek attend de lui. Il voudrait récupérer les récits en yiddish de son père, restés à Prague chez son épouse Olga. Il voudrait publier en Amérique ces nouvelles d’un « écrivain merveilleux et profond » et flatte le point faible de Zuckerman : « Elle vous plairait. Elle a été très belle autrefois, avec de jolies jambes très longues et des yeux de chat gris ».

    Deuxième temps : Nathan Z. est à Prague, le 4 février 1976, il se rend à une réception chez Klenek, un cinéaste ménagé par le régime. Sa maison, connue pour ses orgies – « Moins de liberté, plus de baise » –, est truffée de micros de la police secrète.  Bolotka lui explique « qui est qui et qui aime quoi », jusqu’à ce qu’une grande femme mince aux yeux gris, « des yeux de chat » et un sourire engageant, chuchote à Zuckerman : « Je sais qui vous êtes ».

    Olga prétend que son amant veut la tuer ; les hommes la cherchent tous. Son mari s’est enfui en Amérique avec une belle actrice tchèque et elle vit avec Klenek. Olga demande à Zuckerman s’il compte faire l’amour à quelqu’un à Prague et ne cesse de le provoquer, interrompue par un sexagénaire qui veut absolument qu’elle se montre à un garçon qui l’accompagne, qui n’a jamais vu de femme. Quand elle en revient, Nathan résiste à ses avances et lui propose de déjeuner ensemble le lendemain. Ses lecteurs n’en reviendraient pas.

    Le lendemain, Olga le réveille, elle l’attend dans le hall de l’hôtel et se présente comme sa « future épouse ». Mais un employé de la réception, après s’être excusé auprès de lui en anglais, s’adresse à elle en tchèque : il veut sa carte d’identité ; elle exige qu’il lui parle en anglais aussi pour que Zuckerman comprenne la manière insultante dont on traite les citoyens tchèques. Quand elle apprendra la raison de sa présence, Olga sera furieuse : « Pour qu’il puisse gagner de l’argent sur le dos de son père mort – à New York ? Pour qu’il puisse lui acheter des bijoux à elle, maintenant à New York aussi ? »

    Zuckerman arrivera-t-il à la persuader de lui donner ce qu’il est venu chercher ? Lisez L’orgie de Prague si vous voulez connaître la suite, pleine d’imprévus. Philip Roth y restitue le climat oppressant que subissent les Tchèques dans les années 70, en particulier les intellectuels relégués aux emplois manuels et voués à la débrouille pendant que d’autres collaborent et tirent profit de leur proximité avec le pouvoir. Roth a séjourné à Prague dans ces années-là et a soutenu des dissidents tchèques, il sait comment il y était surveillé.

    Après L’écrivain fantôme, Zuckerman délivré, La leçon d’anatomie, l’épilogue de Zuckerman enchaîné change de contexte, mais les thèmes du premier cycle consacré par Philip Roth à Nathan Zuckerman restent bien présents : la relation père-fils et l’origine juive, l’écriture et la littérature, les femmes et la sexualité, la solitude et les rencontres, la liberté intellectuelle et l’audace.

  • Marié pour...

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    « Le mariage avait été son rempart contre l’extraordinaire source de distraction que constituent les femmes. Il s’était marié pour l’ordre, pour l’intimité, pour l’aspect routinier, régulier, de l’existence monogame ; il s’était marié pour ne plus jamais perdre son temps dans une nouvelle aventure, ne plus jamais devenir fou d’ennui lors d’une soirée ou se retrouver seul le soir au salon après une journée de solitude dans son studio. »

    Philip Roth, La leçon d’anatomie in Zuckerman enchaîné